Mercredi 6 décembre 2000 - Mahabalipuram. Arrivée vers 10h à Mahabalipuram, après un vol Paris-Muscat-Madras et un trajet en bus. La même chambre retrouvée, de plus en plus insalubre, vraiment limite. J’ai négocié la nuit à 100 Rs, ce qui est encore beaucoup pour ce que c’est. Mais j’ai l’assurance de la tranquillité : qui viendrait en effet se loger dans ce trou à rat ?
Jeudi 7 décembre 2000 - Mahabalipuram. Noté sur la plage : Lorgnant quelques saletés comestibles, deux corneilles jouent les planeuses à ras de sable. Une troisième les rejoint. De concert, elles trottinent maintenant à même la plage, le bec piquant çà-et-là, d’un coup vif, sans doute de micro crustacés ou mollusques. L’une d’elles croasse d’une gorge éraillée, comme d’avoir trop chanté, elle semble se plaindre ou appeler, jette des regards sur moi.
Ayant relu La métamorphose il y a quelques heures, cette rencontre d’une corneille – elle est restée un bon moment toute seule à mes côtés (à deux mètres de moi) – me fait réfléchir bizarrement.
Arrivé sur la plage dans les mêmes heures que les jours précédents, je suis surpris de n’y voir aucun touriste. Habituellement, il y en a quand même une dizaine qui sont éparpillés sur les centaines de mètres de plage, à très bonne distance les uns des autres. Il semble que les vagues soient plus fortes et dissuasives. Une fois dans l’eau, je constate qu’elles le sont, et que, surtout, un courant nord-sud s’est réveillé. Je reste longtemps à me dépenser avec cette force, nageant contre vague et courant. Grand plaisir à cela. Je suis sorti de l’eau bien plus bas que je n’y étais entré, plus au sud, veux-je dire, j’ai toutefois retrouvé mes affaires, en dépit de ma myopie. Un jeune homme vient me parler, soulignant que je suis bon nageur, mais que… « take care ». Quand je lui demande s’il va lui-même nager quelquefois, il me répond que non, car l’eau est trop froide…
Je dors seul dans l’immeuble. Chaque soir, le veilleur vient me voir avant de baisser la grille, pour savoir si j’ai dîné, si j’ai fini. Il frappe, j’ouvre, nous échangeons un good night de connivence et s’en est fait, il n’a plus qu’à m’enfermer. Voilà qui me va très bien, sauf que je suis sous les verrous, mais j’ai vérifié comment sortir par le balcon en escaladant le mur d’enceinte du jardin voisin. Pas difficile à faire, donc ne suis pas vraiment prisonnier. Heureusement.
Par ailleurs, j’ai demandé et pu obtenir des améliorations de mon confort domestique. Une corde à linge a été installée sur la terrasse. J’ai maintenant de la lumière dans la salle d’eau. Et une poubelle ! Suis allé acheter 5 pinces à linge. J’ai déjà quelques affaires tout juste lavées qui sèchent là-haut.
Samedi 9 décembre 2000 - Mahabalipuram. Vu Monsieur Panneerseiwan, des Five Rathas village, je l’aime bien. Je lui ai rappelé que j’étais venu il y a dix ans et avais dormi chez lui dans une chambre louée à la semaine. Dans le courant de la conversation, je lui ai demandé où était exactement la centrale nucléaire. Il m’a montré le sud : à 5 ou 6 km de là, a-t-il dit. Elle a été construite il y a une quinzaine d’années. Il semble très heureux qu’elle existe. C’est qu’elle fournit beaucoup d’électricité, et dans de bonnes conditions de sécurité, pense-t-il.
Mardi 12 décembre 2000 – Mahabalipuram. Hier après-midi j’ai appris qu’un touriste indien s’était noyé lors d’une baignade en mer, emporté par un tourbillon. Une douzaine de personnes ont cherché en vain à le retrouver. Ce matin le corps est revenu sur la plage. C’est après m’avoir dit que j’étais un bon nageur que les gens me rapportent cet événement, en me disant de ne pas m’éloigner trop quand je me baigne, de faire attention.
La grève des Postes continue. Lectures fraîches de Frankestein, de Oblomov et du Journal d’un intellectuel au chômage, de Denis de Rougemont. Dans Oblomov, le mot pitoyable revient souvent.
Vendredi 15 décembre 2000 - Mahabalipuram. Aujourd’hui, suis allé à Madras en quête d’argent liquide. Parti vers 8 h, arrivé avant 10 h. Il faut à peine deux heures par l’express, il ne s’arrête pas avant d’atteindre Madras. Ensuite il s’agit pour lui de rouler dans les embouteillages et se rendre dans le centre. La ville me paraît toujours aussi étendue. Longue marche sur Anna Salai. J’ai trouvé assez rapidement la City Bank, mais pas de chance, aujourd’hui, on ne pouvait rien y obtenir avec la carte Visa. J’ai cherché d’autres banques, mais aucune, décidément, ne prenait la carte Visa. Au bout de presque deux heures de prospection, je me suis fait conduire à la Grindlay’s Bank par un rickshaw. Et là, en quelques minutes, le temps d’attendre mon tour, j’ai obtenu sans problème les 6000 Rs dont j’avais besoin.
Dimanche 17 décembre 2000 - Mahabalipuram. Dans The Hindu un article sur une intervention de Chirac relative à ses ennuis avec la justice. Il a promis au peuple qu’il n’était en rien mêlé à cette histoire de financement. Évidemment pas la première fois qu’en véritable professionnel de la politique, il ment aussi effrontément !
Un article sur la coopération de la Russie avec l’Inde en matière de nucléaire, et ce en dépit des accords sur la restriction des échanges en ce domaine.
Lundi 18 décembre 2000 - Mahabalipuram. Hier le ciel était blanc. Aujourd’hui aussi, d’un blanc plus effiloché, et le vent qui balaie tout ce tissu sans qu’on sache très bien ce qu’il apporte derrière lui.
Lecture de Meyrinck, L’ange à la fenêtre d’occident. J’ai rêvé de Gatti lisant des extraits de La Parole errante, rappel déformé d’une lecture où j’étais allé avec Patrice, à Montreuil, au moment de la publication du livre.
Lectures de B. Traven, Le trésor de la Sierra Madre et Selby, La geôle. Et toujours de B. Traven, Rosa bianca. Beaucoup de temps aussi pour l’écriture.
Le livre de Selby n’est pas sympathique, pas séduisant, mais il est fort. Nous sommes dans la tête d’un type qui est emprisonné et ne cesse de refaire le film de son arrestation, qu’il juge injuste et scandaleuse. Et il se raconte le scénario de sa vengeance à venir. Scène de tribunal où il est son propre avocat, par exemple. Scène de torture où il se venge des policiers qui l’ont attrapé.
Mardi 19 décembre 2000 - Mahabalipuram. Des enfants jouent au cricket sur l’herbe sale. Une vache pourvue de longues cornes exerce son museau en plein cœur d’un tas d’ordure. Je m’approche d’elle, c’est mon chemin, elle se retourne soudain et me charge, tête penchée en avant, comme à la corrida. Je n’ai que le temps de lui saisir les cornes et freiner son élan. Et comme je lâche l’animal, pour m’en écarter très vite, un mouvement nerveux se produit encore. Je fais un pas en arrière et m’éloigne tout à fait. Les enfants ont crié plus fort. Le frappeur a renvoyé la balle dans ma direction, elle roule vers moi, dépasse les lèvres de la vache contrariée qui la renifle une bonne fois, pour mieux l’ignorer ensuite et, levant les yeux, peut-être ruminer en silence.
Terminé aujourd’hui la lecture de Voyage au Mont Athos, très beau livre d’Augiéras, d’une rusticité imprenable, sans syncrétisme calculé, rien qu’une expérience sentie, hallucinée, fantastique, véritable.
« … nu, j’étais comme hors de moi ; je participais sans réserve à la joie d’exister. »
François Augiéras, Voyage au Mont Athos
Parti à la recherche d’un maître je me retrouvais seul ! Mon Maître c’était moi !
François Augiéras, Voyage au Mont Athos,
Lecture de Dôme ou l’essai d’occupation. Augiéras plus que jamais anti-chrétien, ventre tourné vers le cosmos, représentant d’une autre civilisation, primordiale, en dehors du temps.
Rêverie démesurée, sur un lieu d’habitation où je pourrais un jour me poser. C’est, semble-t-il, le thème favori depuis longtemps de mes divagations. Un contre-point à mon instabilité.
J’ai repris l’habitude de manger avec la main droite, ma main la plus gauche, moi qui suis gaucher. C’est donc avec la droite que je saisis le chapati, la dosai, ou la parota, en déchire le tissu et le trempe dans la sauce de légumes qui l’accompagne. Avec les mêmes doigts peu habiles que je prends le riz, le mélange à la sauce massala, et je n’y dérogerais en aucun cas. La main gauche ne sert bien sûr qu’au lavement du derrière, deux fonctions qui ne sauraient se confondre, c’est tellement évident.
Lundi 25 décembre 2000 - Mahabalipuram. Hier lecture de L’homme clandestin de Théo Lésouacl’h. Écriture assez peu travaillée, rythme incertain. Ce qui m’a plus captivé c’était le fait que le récit, cette suite d’instants remémorés et mis côte à côte semble toujours être dans le présent de celui qui se souvient. D’où les abus de chronologie, les improvisations surgissant comme ça, sans vraie raison, semble-t-il. Et puis l’intérêt aussi du fait de la familiarité avec son univers, notamment par la présence de Michelle et Guy Benoit, ou l’évocation de Lavastine et de Daniel Giraud, dont j’ai souvent entendu parler.
Aujourd’hui, lecture de Robert Walser : Les enfants Tanner. Surprenante tonalité. Penser au goût de Kafka pour Walser. On comprend pourquoi, observant des similitudes justement dans le ton employé.
Dans The Hindu d’hier un article sur l’assassinat d’une tigresse dans un zoo de Hyderabad en octobre dernier. Il se dit populairement qu’il s’agissait de transporter l’animal, nommée Saki, en dehors du zoo pour en récupérer le sang en vue d’un rituel tantrique rendu à la déesse Kali, le sang de tigre étant censé garantir une longue vie. Rien ne permet cependant de prendre au sérieux cette hypothèse folklorique.
Parler aussi des touristes blancs, avec leur bouteille d’eau sous le bras, à la main, selon le principe de précaution en vigueur ! Le côté village de vacance, haïssable. Je m’en veux de rester ici, mais l’océan est si beau et si bon. Aujourd’hui, ciel couvert, ne me suis pas baigné ; suis allé à côté du temple regarder la furie des vagues, particulièrement belles. Voir le vent qui fait si bien voler l’arrête de l’écume, son éclat en un faisceau diaphane, coup de griffe subjuguant.
L’Égyptien Amenemhet 1er :
– Ne connais aucun ami. Ne te confie à personne. Lorsque tu dors, surveille ton propre cœur.
Armand Gatti, La Parole errante
Ma chambre même n’est pas à moi, mais à une douce et chère institutrice qui m’héberge et me donne à manger quand j’ai faim. J’aime bien dépendre comme cela du bon plaisir d’autrui, parce que d’une façon générale j’aime être dépendant de quelqu’un pour le chérir et me demander toujours si je mérite encore sa bonté.
Robert Walser, Les Enfants Tanner
Dans la ville, la chose qui compte c’est devenir riche, c’est pour cela qu’il y a tant de gens qui se considèrent comme misérables, mais à la campagne le pauvre n’est pas blessé par la confrontation constante avec la richesse. Il peut tranquillement respirer durant sa vie de pauvre. Il a le ciel au-dessus de lui pour respirer. Et le ciel dans la ville, qu’est-ce que c’est ?
Robert Walser, Les Enfants Tanner
Mercredi 27 décembre 2000 - Mahabalipuram. Mourir, l’idée vous obsède, mais vivre, vous n’y pensez pas !
Suis allé dans l’eau malgré le vent et la force du courant. C’était bon, même si pas moyen de nager beaucoup. Au sortir, dans le vent et sous le ciel gris (des cyclones un peu partout ces temps-ci), trois jeunes filles cherchaient à me parler. L’une d’elle apprend le français à l’Alliance française de Pondichéry. Quand elle a su que j’étais français, elle m’a demandé de l’aider un peu. Elle avait ses cours avec elle. Elle me lisait des phrases et je lui disais si elles étaient correctes. Ça a duré, je pense, une petite heure. Elle a commencé il y a trois mois. Je n’ai pas compris si elle avait une heure de cours chaque jour de la semaine ou une heure par semaine. Cela coûte 2 000 Rs/mois, ce qui est énorme. Elle me précise bien que sa famille n’est pas riche et qu’elle ne peut pas donner davantage pour qu’elle puisse suivre d’autres cours. Elle veut revenir demain à la plage pour que nous continuions à travailler son français.
Lu lentement, avec des pauses rêveries interminables et déprimantes La Folie Almayer, très beau roman de Conrad.
Lecture de L’année de la mort de Ricardo Reiss de José Saramago.
Être aimé et vivre seul, luxe indécent.
Jeudi 11 janvier 2001 - Mahabalipuram. Lu quelques pages de Qu’est-ce que la philosophie ? de Deleuze et Guattari. L’introduction très belle de clarté. Ensuite ça devient moins évident Mais ce souci d’être au cœur du problème est très beau en soi. On sent une pensée qui se dévoile par approches successives, sans prétendre à user de raccourcis, en donnant simplement à la voir.
G.-L. me parle de la prostitution à Pondichéry, des enfants qui suivent les hommes (les blancs) et leur proposent, d’un signe explicite, une pipe. Il dit que l’avortement est facile en cas de grossesse. Ajoute que, par exemple, la papaye est réputée pour ses vertus anti-gravidiques. Une truie qui mange des papayes ne peut avoir de petits. On interdit la papaye aux femmes enceintes (celles qui veulent enfanter).
Si j’ai souvent tourné la meule durant mon enfance, c’était pour l’affûtage des outils. Mon père me convoquait et j’avais alors à actionner la manivelle tandis qu’il portait les profils de sa faux sur la pierre mouillée, la faisant glisser sur toute sa longueur de lame, mon effort devait s’intensifier à proportion de la pression qu’il exerçait. Ainsi de la faux, de la faucille, parfois de la serpe. Pour finir, c’était la lame de son couteau qui clôturait la séance, constituant un facile dessert.
Mais dans Le chant de la meule, ce très beau livre publié récemment par les éditions Kailash, c’est du moutage de la farine qu’il est question, et de bien plus que ce simple et indispensable usage de la meule, car un tel exercice vaut pour bien plus qu’un usage, il est aussi l’illustration ritualisée, quotidienne, du sens même de la vie. Ces grains de blé qui se transforment en farine sous l’action pénible de la femme esclave de sa tâche, ils sont aussi, bien évidemment, l’esprit sacré qui se diffuse sous l’effet de cette prière active et nourricière. La bhakti, qui est cette dévotion populaire en Inde, ce rapport simple et intime de chacun avec la divinité, est ainsi souvent résumée ou expliquée à travers l’exemple de la mouture de la farine.
C’est à l’aube, le plus souvent, que les femmes préparent la farine et elles accompagnent leur effort d’un chant qui n’est jamais tout à fait le même d’un jour à l’autre ou d’une région à l’autre. Guy Poitevin, anthropologue, signe là une étude passionnante à partir de nombreux chants recueillis (plus d’un millier), distinguant les divers « niveaux de discours proférés à divers moments, en divers lieux et en divers contextes culturels et historiques eu égard au thème particulier auquel le moulin à prière sert de véhicule et de référence, la bhakti. » 1
Lundi 15 janvier 20001 - Mahabalipuram. Lu aujourd’hui La ligne d’ombre de J. Conrad. Ce que Conrad appelle la ligne d’ombre c’est le moment de l’expérience qui sépare la jeunesse de l’âge adulte. Lecture aussi du Nègre du Narcisse.
Il est évident qu’il y a ici une terrible censure sociale concernant la sexualité. La tradition reste forte, même si elle se débride dans certains milieux. Cette censure ne peut camoufler l’hypocrisie qui forcément l’accompagne. Ou encore les scrupules de chaque hindou face à ses responsabilités et devoirs vis-à-vis de ses parents, par exemple. Même quand est puissant l’appétit de vivre sa propre vie et suivre ses désirs. Arthur Koestler consacre tout un chapitre à cette question, qui reste d'actualité, dans le Lotus et le robot, à partir, notamment, de l’exemple de Gandhi.
Lecture de L’Innommable.
Ne pas avoir été dupe, c’est ce que j’aurai eu de meilleur, fait de meilleur, avoir été dupe, en voulant ne pas l’être, en croyant ne pas l’être, en sachant l’être, en n’étant pas dupe de ne pas être dupe.
Beckett, L’Innommable
On peut voir aussi d'autres extraits ici :
https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/140424/carnets-indiens-1990-2010-1
https://blogs.mediapart.fr/jean-claude-leroy/blog/140424/carnets-indiens-1990-2010-2