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Billet de blog 1 août 2025

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SciencesPo en Amérique, toute honte bue

Nous sommes nombreux à être curieux de savoir ce que pense aujourd’hui M. Luis Vassy, directeur de SciencePo, lui qui a mis tant d’énergie à essayer de dissoudre la question palestinienne sous un robinet d’eau tiède. Le seul tort des étudiants propalestiniens de la rue Saint-Guillaume fut d’avoir raison trop tôt. L’énormité de l’affamement de Gaza par Israël empêche désormais les Excellences de continuer à détourner les yeux et à boucher leurs oreilles.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 11 mai, Sciences Po News écrivait dans sa une :

« Le directeur de Sciences Po s'est rendu aux États-Unis pour renforcer nos partenariats et réaffirmer nos valeurs communes avec trois de nos partenaires clés, Columbia, Berkeley, et Stanford. Des discussions stimulantes avec Condoleezza Rice à Stanford aux conversations avec Rich Lyons, Chancelier de Berkeley, et Jenny Martinez, Provost de Stanford, la visite a permis de confirmer l'engagement de Sciences Po pour l'excellence académique, le dialogue et l'innovation au-delà des frontières.

  • 15 à 20 % des étudiants américains venus étudier en France chaque année le font à Sciences Po. 
  • Près de 1 000 étudiants américains étaient à Sciences Po en 2024-2025, en faisant la première nationalité sur nos campus (après les Français). 
  • 84 partenariats universitaires dont 10 double diplômes avec des universités américaines de premier plan
  • Les États-Unis sont la première destination pour les étudiants de SciencesPo dans le cadre de leur troisième année à l’étranger.
  • 9 chercheurs américains au sein de notre faculté permanente (sur 280) mais également de nombreux doctorants, post-doctorants et visiting professors, parmi lesquels l’économiste américain Joseph Stiglitz, prix Nobel 2001. »

Point barre. Vous avez bien lu : pas un mot sur la répression des universitaires étatsuniens par l’administration Donald Trump ; pas un mot de solidarité avec Columbia University dont les départements d’études africaines et moyen-orientales – premières cibles de la prise de contrôle de l’Enseignement supérieur par le mouvement MAGA – sont pourtant des partenaires directs de SciencesPo Paris ; pas un mot, non plus, de désapprobation à l‘encontre de la capitulation en rase campagne de la présidence de Columbia University, ni même la moindre prise de distance quant à son choix que l’on aimerait pouvoir qualifier de souverain tant il fut effectué le pistolet financier sur la tempe.

Et pour cause. SciencesPo Paris avait six mois d’avance sur les purges trumpiennes[1]. On se souvient que Gabriel Attal, alors Premier ministre, et Emmanuel Macron avaient monté en épingle un incident, voire une fake news, dans le contexte de l’occupation pacifique du mythique amphithéâtre Emile-Boutmy par des étudiants propalestiniens, en mars 2024, – véritable Dépêche d’Ems[2] universitaire qui a servi de prétexte à l’irruption, absolument illégale, du Premier Ministre dans le conseil d’administration de SciencesPo, au cours duquel il a menacé de couper les vivres de l’établissement si ses étudiants (et, sous-entendu, ses enseignants-chercheurs) ne rentraient pas dans le rang de la Hasbara, l’appareil de propagande de l’Etat hébreu[3]. Et pour que les choses soient bien claires, le campus de SciencesPo, dans le VIIe arrondissement de Paris, a été bouclé par les forces de l’ordre dans les heures qui ont suivi, à la faveur d’un incroyable déploiement policier.

Désignée par la macronie comme un dangereux foyer wokiste depuis plusieurs années, la rue Saint-Guillaume était soudain érigée en temple de l’antisémitisme sans que les témoins de l’occupation de l’amphithéâtre, les déclarations des responsables de la mobilisation propalestinienne et les enquêtes journalistiques ou administratives puissent étayer cette accusation gravissime. L’étudiante à laquelle on aurait, ou on a (nul ne le sait plus trop), interdit l’entrée dans l’amphithéâtre, le jour en question, a démenti avoir entendu des propos antisémites ou antisionistes à son encontre.

La « normalisation » de SciencesPo

Nommé à l’automne, le nouveau directeur, M. Luis Vassy, a immédiatement fait ce pour quoi il avait été choisi[4]. Il a étouffé les voix propalestiniennes au sein de l’établissement en multipliant les exclusions temporaires d’étudiants ; en mettant sous étroite surveillance para-policière non seulement ceux-ci, mais également le corps des chercheurs et des enseignants ; en assimilant, comme il se doit désormais, la critique de la politique de l’Etat d’Israël à l’antisionisme, et l’antisionisme à l’antisémitisme ; et en criant au grave trouble à l’ordre public à la moindre mobilisation estudiantine[5]. Non sans succès. Aujourd’hui, l’ordre règne rue Saint-Guillaume. Et l’autocensure, voire la peur. Etablissement d’excellence, vous dis-je. Ou établissement d’Excellences, présentes et à venir, dont l’assujettissement politique, philosophique, moral est le carburant à combustion lente de leurs ambitions ?

Le seul tort des étudiants propalestiniens de la rue Saint-Guillaume fut d’avoir raison trop tôt[6]. L’énormité de l’affamement de Gaza par Israël empêche désormais les Excellences de continuer à détourner les yeux et à boucher leurs oreilles. Non qu’elles ne le voulussent plus. Mais cela n’était plus possible, même si Gaza était interdit de couverture journalistique depuis deux ans et si la plupart des reporters palestiniens présents dans l’enclave avaient été tués par des bombardements ou des tirs de snipers.

Shocking, il fallut se résoudre à regarder des photos d’enfants décharnés, à écouter les protestations et les récits des humanitaires, à endurer les admonestations des Nations-Unies, à lire les avis et les décisions de la justice internationale, à prendre connaissance des rapports d’organisations israéliennes ou encore des écrits d’intellectuels israéliens et/ou juifs qui prononcent le mot qui fâche tant la direction de SciencesPo. Oui, il se déroule bien un génocide à Gaza. « Notre génocide », a le courage d’écrire B’Tselem[7] – mais ce génocide est aussi le nôtre, nous qui ne sommes pas Israéliens, car nous l’avons laissé se commettre pendant de trop longs mois, ne serait-ce que par notre acceptation de la langue et du vocabulaire de ses perpétrateurs[8]. Il fallut même, dans une nouvelle volte-face de ce qui tient lieu de diplomatie à Emmanuel Macron, se résoudre à reconnaître un Etat palestinien – enfin, à l’annoncer, car le président de la République, sur la scène internationale, est le maître du zig et du zag.

Nous sommes nombreux à être curieux de savoir ce qu’en pense aujourd’hui M. Luis Vassy, lui qui a mis tant d’énergie à essayer de dissoudre la question palestinienne sous un robinet d’eau tiède[9] et à passer sous les fourches caudines de la trumpette de l’Île-de-France, Mme Valérie Pécresse, au prix du lock-out de l’institution qu’il dirige, pour faire voter à l’abri de toute contestation l’adhésion à sa « charte des valeurs de la République et de la laïcité »[10].

Relire Raphaël Lemkin

Une autre réponse, plus digne de la vocation, au moins théorique, de SciencesPo, eût consisté non pas à prononcer des oukases ou des fatwas ex cathedra – tel n’est pas, en effet, le rôle de l’Université que d’avoir des opinions dont sont libres ses membres –, mais à réfléchir, en recourant aux sciences sociales et au droit international que pratique et enseigne l’institution, afin de problématiser la tragédie israélo-palestinienne et les passions qu’elle engendre. Quand je parle de tragédie, je parle naturellement et du 7 Octobre et de la destruction de Gaza en guise de vengeance et aussi, plus largement, de l’histoire de la Palestine, du sionisme et du refus du sionisme par une part notable des Juifs, de la Shoah, de l’externalisation de la culpabilité de l’Europe et des Etats-Unis dans son accomplissement. Il s’agit d’un tout insécable, et il ne saurait être question de la seule « guerre-qui-a-commencé-le-7-Octobre », selon la formule insidieuse désormais consacrée, quels que soient l’horreur et le point de rupture que représente cette date maudite.

L’éditeur Les Belles Lettres fournissait pourtant, en ce début d’année 2025, un matériau pédagogique commode et peu onéreux : la réédition, en format de poche, de différents écrits de Raphaël Lemkin, l’inventeur du terme de génocide qu’il s’est employé à définir de manière précise et universaliste dès l’entre-deux guerres, en aboutissant finalement à ce concept linguistiquement hybride, du grec ancien genos, race ou tribu, et du latin cide, qui tue  (ou à son synonyme possible, ethnocide, du grec ethnos : nation, et du latin cide : qui tue)[11].

Une définition universaliste, il faut le souligner, plus que jamais. Son auteur est un Juif des confins de l’empire des Romanov dont la famille a payé un lourd tribut à la Shoah. Mais il a forgé son concept en ayant à l’esprit deux « événements-traumatismes » (pour reprendre la formule de l’historien de la Révolution française Michel Vovelle) fondateurs de sa réflexion : d’une part, l’extermination des Arméniens en 1915-1916 (et il voit dans l’assassinat, par un survivant, de Talaat Pacha, à Berlin, en 1921, un « beau crime », un acte de justice dès lors qu’aucun tribunal n’avait rendu celle-ci) ; d’autre part, la grande famine ukrainienne de 1932-1933, dans la continuité de la liquidation des élites de ce pays par les bolcheviques, pendant la guerre civile et la soviétisation des Républiques éphémères nées des révolutions de 1917, une famine qu’il compare à celle d’Irlande, dans les années 1845-1852 (pp. 11-14 et p. 18).

Néanmoins, il faut admettre que l’universalisme de Lemkin avait ses limites. Il est peu disert sur les génocides de l’expansion coloniale de l’Occident, à commencer par celui des Amérindiens aux Etats-Unis, dans le courant du 19e siècle, ou par celui des Héréros et des Namas, dans le Deutsch-Südwestafrika (aujourd’hui Namibie), en 1904-1907.

Quoi qu’il en soit, Lemkin aboutit à une définition générale et précise de ce qu’il propose de nommer un génocide, une définition dont relève la Shoah, de toute évidence, sous une forme paroxystique, mais comme un cas d’espèce auquel ne se réduit pas le concept et dont elle ne devrait pas être l’aune obligée.

Un autre intérêt de l’œuvre de Lemkin – cette lecture m’est plus personnelle et procède de mes propres travaux – est de nous parler de ce passage de l’empire à l’Etat-nation qui fournit le cadre temporel de son élaboration, et de nous permettre de problématiser cette séquence sur le plan du droit international. Mes lecteurs le savent, la purification ethnique, éventuellement d’ordre paroxystique, celui du génocide, précisément, est l’ingénierie de base de ce basculement d’un monde impérial à un monde statonational[12]. Or, Lemkin était lui-même un homme d’empire, un homme des confins d’une combinatoire impériale, à l’interface de l’Empire des Romanov, du Reich allemand, de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire ottoman, sur les ruines de l’Etat polono-lituanien, la République des deux nations (1569-1795). Il a été élevé dans la Russie blanche, les Biélorussie et Lituanie d’aujourd’hui, où coexistaient de multiples peuples et religions. Sa mère parlait plusieurs langues. Enfant, il en maîtrisait lui-même quatre ; étudiant, sept, puis neuf, sans parler des cinq autres qu’il pouvait lire. Mais, comme homme des confins impériaux, il a vite été confronté au poison de la définition ethnoreligieuse de l’appartenance politique qui est née, au sein même des empires, dès avant leur défaite militaire en 1918, de la conjonction (a) de  l’expansion du capitalisme, (b) de l’universalisation de l’Etat-nation comme seule forme désirable, puis légitime, de la souveraineté politique, (c) et de la banalisation du culturalisme ou de l’identitarisme en tant que conscience politique hégémonique, en tant que représentation d’un globe à la fois unifié  et fragmenté comme jamais[13].

Notons néanmoins que Lemkin ne se reconnaîtrait sans doute pas entièrement dans mon interprétation. A ses yeux, le génocide est vieux comme le monde. Les génocides contemporains représentent une régression par rapport à la régulation juridique de la guerre qui a essayé de cantonner celle-ci à la sphère des Etats et de leurs armées en en protégeant les populations civiles, à partir de la fin du 19e siècle, pour en finir avec les génocides de l’Antiquité, du Moyen Âge et de l’Âge moderne (p. 215).

Jeune, Lemkin a connu les pogroms de l’Empire des Romanov et leur poursuite à travers les convulsions de son effondrement, des guerres baltiques, de la guerre civile qui déchira la jeune Union soviétique. De ce point de vue, son analyse scrupuleuse des génocides, dans la perspective du droit, étaye le raisonnement de la sociologie historique et comparée du politique. Elle est remarquable en ce qu’elle évite le piège de l’identitarisme – ce qui l’aurait amené à adopter l’idéologie même du processus qu’il entendait criminaliser à l’échelle internationale – et en ce qu’elle propose une compréhension philosophique, politique et juridique du phénomène. Elle est aussi émouvante parce qu’elle émane d’un homme qui a lui-même été balloté d’une appartenance statonationale à une autre et qui a su transcender les souffrances et les dangers auxquels l’a confronté ce moment historique, dans son intimité, en s’élevant à hauteur d’universalité.

Aussi l’œuvre de Lemkin fournit-elle un guide précieux pour appréhender la tragédie israélo-palestinienne qui lui est postérieure, pour l’essentiel. Elle ne nous parle pas d’Israéliens ou de Juifs, ni de Palestiniens ou de musulmans, qui commettent des crimes contre l’humanité en tant que tels, mais d’actes, de procédés, de stratégies publiques d’ordre politique et étatique, susceptibles d’être qualifiés en termes juridiques – et non comme « terrorisme », un mot employé « dans la langue courante et dans la presse », mais qui « ne constitue pas une notion juridique » (p. 250).

L’argument, ou le sous-entendu, selon lequel les Juifs ne sauraient commettre un génocide parce qu’ils ont été victimes de la Shoah est inepte – sans même évoquer celles et ceux qui, in petto, pensent qu’au fond ils auraient bien le droit d’en perpétrer un, comme juste retour des choses, à titre préventif. De même, les Palestiniens, musulmans ou chrétiens, ne sont nullement prémunis contre une telle dérive parce qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une terrible injustice qu’ont engendrée l’externalisation, par les Occidentaux, de leur propre culpabilité dans la Shoah et, bien auparavant, leur sionisme antisémite, en réponse à l’afflux de réfugiés fuyant les pogroms de l’Europe orientale ou par conviction chrétienne « dispensationaliste »[14]. Non, le génocide est un phénomène historique et politique, universel, qui appelle une réponse juridique d’envergure internationale, pour des raisons philosophiques ou humanistes, mais aussi parce qu’il représente un « danger général, inter-étatique », en quelque sorte systémique, par les conséquences déstabilisatrices qu’il entraîne, par exemple sous forme de migrations forcées (pp. 252 et suiv.) De surcroît, son processus est complexe, bien loin de se réduire au meurtre final auquel il conduit le plus souvent.

Définition et caractérisation du génocide

Citons un peu longuement Lemkin pour saisir toute la signification de son concept : « D’une manière générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation, sauf quand il est accompli par un massacre de tous ses membres. Il signifie plutôt la mise en œuvre de différentes actions coordonnées qui visent à la destruction des fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, en vue de leur anéantissement. Une telle politique a pour objectifs la désintégration de leurs institutions politiques et sociales, de leur culture, de leur langue, de leur conscience nationale, de leur religion et de leur existence économique, la destruction de la sécurité, de la liberté, de la santé, de la dignité individuelle et de la vie même des individus. Le génocide est dirigé contre un groupe national en tant qu’entité, et les actions sont menées contre les individus, non pour ce qu’ils sont, mais pour leur appartenance à ce groupe » (pp. 213-214).

Cette définition est importante car elle change la focale d’un débat qui a eu tendance à se concentrer, à propos du génocide des Arméniens, de la Shoah et de l’extermination des Tutsi au Rwanda, d’une part, sur l’idée d’intentionnalité chez les perpétrateurs, d’autre part, sur l’effectivité d’une extermination physique systématique. Lemkin inclut, dans la catégorie du génocide, des pratiques de nature économique (pp. 76, 141 et suiv., 223-224, 265) ou culturelle (pp. 221-223, 253-254, 263-264).

Sur la base de ses écrits, il fait peu de doute qu’il y a bien un génocide en cours à Gaza dont le commencement ne peut pas être fixé au mois d’octobre 2023, par exemple au vu des déclarations des membres les plus extrémistes du gouvernement Netanyahou, et dont la mesure n’est pas simplement celle des 60 000 morts palestiniens, dont 70% de femmes et d’enfants.

La définition non restrictive du génocide par Lemkin concerne la politique de l’Etat hébreu dès sa fondation, dans la mesure où celle-ci a aussitôt pris la forme d’une vaste opération de purification ethnique (la Nakba) et du déni absolu de l’existence d’un peuple palestinien. En outre, selon les critères de Lemkin, la notion s’applique aussi bien à la Cisjordanie qu’à Gaza, dans la mesure où elle désigne « toute politique qui aurait pour fin la destruction ou le développement de l’un de ces groupes au préjudice et au détriment d’un autre » (p. 236). En-deçà des pertes humaines sereinement assumées par le gouvernement israélien, la destruction systématique de Gaza – notamment de ses Universités, de ses établissements scolaires, de ses hôpitaux, de son patrimoine culturel – la décimation des élites palestiniennes, la spoliation des terres en Cisjordanie, le bafouement de la dignité des populations occupées et les multiples violations de leurs droits humains permettent de qualifier de génocidaire la politique de l’Etat hébreu depuis des lustres[15].

Plus précisément, certains des procédés génocidaires que relève Lemkin pendant la Seconde Guerre mondiale sont d’une troublante actualité. La « division en zones plus ou moins autonomes et hermétiques » des territoires occupés pour établir en leur sein des « frontières artificielles » et « empêcher la communication et l’assistance mutuelle entre les groupes nationaux concernés » (p. 262), la cooptation de « gouvernements fantoches » ou « croupions » correspondent bien à ce qu’Israël a fait depuis les accords d’Oslo (1993) en collaboration avec une Autorité palestinienne non représentative et corrompue, en « zonant » la Cisjordanie et en laissant les colons en grignoter inexorablement le foncier.

Plus dramatiquement, l’affamement de Gaza et l’administration militaire des carences nutritionnelles qui sont infligées à sa population sont similaires à ce que l’Allemagne avait mis en œuvre, de manière différenciée, dans les pays qu’elle occupait pendant la Seconde Guerre mondiale (pp. 266-267). « L’une des grandes erreurs de 1918 a été d’épargner la vie civile des pays ennemis, car il est nécessaire pour nous, Allemands, d’être toujours au moins deux fois plus nombreux que les peuples des pays contigus. Nous sommes donc obligés de détruire au moins un tiers de leurs habitants. Le seul moyen est la sous-alimentation organisée qui, dans ce cas, est meilleure que les mitrailleuses », théorisait le maréchal von Rundstedt, en 1943, à Berlin (cité pp. 259-260). Une leçon qui, apparemment, n’a pas échappé au cabinet Netanyahou.

Enfin, Lemkin avance une remarque des plus intéressantes. A ses yeux, « le génocide comprend deux phases : l’une est la destruction des caractéristiques nationales propres au groupe opprimé ; l’autre, l’instauration des caractéristiques nationales propres à l’oppresseur » (p. 214). La réforme constitutionnelle de 2018, qui a fait d’Israël un Etat juif dont les non Juifs, chrétiens ou musulmans, ne sont que des citoyens de seconde zone, et qui a levé l’ambiguïté originelle du sionisme, consomme la réalisation de la seconde phase du génocide des Palestiniens.

Si Israël en vient à certaines des méthodes génocidaires qui furent celles du Troisième Reich, cela ne signifie naturellement pas que ses gouvernements successifs, en particulier celui de Netanyahou, aient eu, et gardent en tête, l’extermination physique des Palestiniens. L’expulsion leur suffirait, que couronneraient la création d’une Riviera sur le doux rivage de Gaza et l’annexion pure et simple de la Cisjordanie. Mais, dans les deux cas de figure, il est bien question de génocide, selon la définition de Lemkin. Quelques-uns des premiers idéologues du sionisme, plus lucides que leurs camarades, avaient compris que cette issue était inévitable, et l’endossaient. Selon certains auteurs – par exemple Michael Mann[16] – la « solution finale » des nazis n’a revêtu sa dimension exterminatrice que tardivement, lors de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, et ne devait être, à l’origine, qu’une opération d’expulsion, de purification ethnique. La Shoah aurait constitué un plan B ou C, par engrenage, parce que le plan initial n’avait pas fonctionné. Lemkin n’est pas de cet avis (passim et p. 30, note 1). Peut-être Israël, quant à lui, est-il passé au second best ou au third best de l’anéantissement de Gaza à la faveur d’un tel glissement progressif. En tout cas, aucun historien, sauf erreur de ma part, ne pense que les dirigeants de l’Etat hébreu, lors de sa fondation, avaient programmé l’extermination de masse des Palestiniens. Ils y ont été amenés, par effets de cliquet.

Les affinités électives qui troublent

Néanmoins, cette question de l’intentionnalité constitutive du génocide, selon certains, et qui est centrale aux yeux du droit international, est secondaire du point de vue de la sociologie historique et comparée du politique. Si le Troisième Reich et Israël se retrouvent en miroir, d’une manière cruellement absurde, ce n’est évidemment pas un problème d’Allemands ou de Juifs, ni de nazis et de sionistes. C’est parce que ces deux Etats, comme beaucoup d’autres, sont nés d’une même matrice historique, d’un même moment d’historicité[17]. L’épicentre, en l’occurrence, en a été la Vienne de Theodor Herzl et de ses alliés contre les libéraux, le chef des nationalistes allemands extrémistes, Georg von Schönerer, l’ « antisémite le plus virulent et le plus conséquent que l’Autriche eût jamais produit »[18], et Karl Lueger, le maire social-chrétien, non moins hostile aux Juifs. Un attelage baroque que coalisaient leurs fondamentalismes identitaires respectifs : ceux de la tribu germanique, de l’ordre catholique médiéval et du royaume d’Israël d’avant la Diaspora. Un peintre raté, Adolf Hitler, a fait ses gammes antisémites à cette école, « avec les yeux de la rue et du ruisseau », comme l’a compris Victor Klemperer d’une manière fulgurante : « la doctrine nazie a sûrement été à maintes occasions stimulée et enrichie par le sionisme », et en a tiré son idée de la haine du « judaïsme mondial », au point d’avoir peut-être amené plus de partisans au sionisme et à l’Etat juif que Herzl en personne »[19].

Réciproquement, le culte de la jeunesse, la célébration du « nouveau Juif », l’exaltation d’un « judaïsme des muscles », la valorisation du travail de la terre chers au sionisme de l’entre-deux guerres ne sont pas sans affinités électives avec l’imaginaire des Wandervögel allemands de la fin du 19e siècle et le mépris de la dégénérescence supposée de l’Europe chez les tenants de la révolution conservatrice dont se nourrira le national-socialisme, dans les années 1920-1930, ne serait-ce que parce que les uns et autres ont puisé dans le fonds commun du romantisme et du néoromantisme, quitte à le dévoyer[20]. Au point que la vénération de la force physique, de la violence, de l’autorité, de la discipline chez les jeunes sionistes révisionnistes de Vladimir Jabotinsky, fondateur de la Légion juive, n’est pas sans les faire ressembler aux squadristes fascistes, aux SA nazis et à la Hitlerjugend.

Prévalent des logiques de situation, répétons-le, celles du passage d’un monde d’empires, qui gouvernent par l’usage politique de la différence, à un monde d’Etats-nations, qui définissent leur citoyenneté selon des catégories ethnoreligieuses exclusives, d’inspiration culturaliste, et dans un contexte d’économie capitaliste qui sanctifie la propriété, en particulier foncière, et la conçoit sous la forme d’un jeu à somme nulle.

La contribution de Lemkin est d’avoir proposé des garde-fous juridiques pour encadrer et pacifier ce processus historique, que le droit international n’a repris qu’en partie au gré des rapports de force diplomatiques dans l’enceinte multilatérale des Nations-Unies, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il eût été plus digne et intelligent que SciencesPo, en tant qu’institution universitaire, réfléchisse à la question et fasse lire à ses étudiants Lemkin, plutôt que d’exclure celles et ceux d’entre eux qui ont eu le front de s’émouvoir un peu trop tôt de ce qu’il se passait à trois heures de vol de la rue Saint-Guillaume.

Pour ce faire, l’établissement disposait d’un maître-atout : outre ses chercheurs et enseignants spécialistes de la région, une Ecole de droit réputée. Ainsi que je l’avais annoncé dans un article du 11 mai[21], M. Luis Vassy, en plein été, pas vu pas pris, a décidé de ne pas renouveler son directeur, Sébastien Pimont, accusé d’être trop indulgent envers l’ « antisémitisme »,  et de nommer à sa place Julie Klein, spécialiste de l’articulation entre droit privé et droit commercial, directrice de la spécialité « Entreprises, Marchés, Régulations » du master Droit économique, experte auprès du Haut Comité juridique de la place financière de Paris, et… présidente de la section disciplinaire de l’IEP compétente à l’égard des étudiants. Oui, l’ordre règne rue Saint-Guillaume.

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[1] https://www.blast-info.fr/articles/2025/cretins-de-tous-les-pays-unissez-vous-_WvAnJUURT-cMzKlMk_T5w

[2] La Dépêche d’Ems du 13 juillet 1870, qui a mis le feu aux poudres entre la Prusse et la France, a été une manipulation diplomatique et médiatique – ce que l’on qualifierait aujourd’hui de fake news – orchestrée par Bismarck pour déclencher une guerre dont il pouvait escompter être victorieux, compte tenu du rapport de force militaire et politique entre les deux pays.

[3] https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/160324/sciences-po-universite-bananiere

[4] https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/231024/sciences-po-se-soumet-et-reprime

[5] https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/040325/monsieur-vassy-sciences-po-ne-se-dirige-pas-comme-une-ambassade

[6] https://blogs.mediapart.fr/jean-francois-bayart/blog/201124/l-universite-doit-respecter-la-liberte-de-conscience-d-expression-et-de-manifestation-des

[7] https://www.btselem.org/publications/202507_our_genocide

[8] https://aoc.media/analyse/2025/07/20/pourquoi-la-guerre-1-2/ et https://aoc.media/analyse/2025/07/21/comment-la-paix-2-2/

[9] Son intervention dans Les Matins de France Culture, le 28 mai, fut un monument du genre https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/france-culture-va-plus-loin-l-invite-e-des-matins/luis-vassy-comment-refonder-sciencespo-paris-1486029

[10] https://www.blast-info.fr/articles/2025/cretins-de-tous-les-pays-unissez-vous-_WvAnJUURT-cMzKlMk_T5w

[11] Raphaël Lemkin, Qu’est-ce qu’un génocide ?, Paris, Les Belles Lettres, 2025.

[12] Jean-François Bayart, L’Energie de l’Etat. Pour une sociologie historique et comparée du politique, Paris, La Découverte, 2022, chapitres 2 et 3.

[13] Ibid, pp. 15-20.

[14] Du nom d’un courant protestant fondamentaliste né au 19e siècle en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, qui estime que le retour des Juifs en Terre sainte est nécessaire à la Fin des Temps et qui est très influent dans le christianisme évangélique, composante importante du vote MAGA.

[15] https://www.phr.org.il/en/genocide-in-gaza-eng/

[16] Michael Mann, The Dark Side of Democracy. Explaining Ethnic Cleansing, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

[17] Jean-François Bayart, L’Energie de l’Etat, op. cit, pp. 735-736.

[18] Carl E. Schorske, Vienne fin de siècle. Politique et culture, Paris, Seuil, 1983, p. 135.

[19] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996, pp. 229 et 274.

[20] Ibid, pp. 270 et suiv. et p. 278 ; Walter Laqueur, Histoire du sionisme, Paris, Gallimard, 1994.

[21] https://www.blast-info.fr/articles/2025/cretins-de-tous-les-pays-unissez-vous-_WvAnJUURT-cMzKlMk_T5w

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