Lors du mouvement des Gilets jaunes j’écrivis une tribune titrée : « Malheur à la ville dont le Prince est un enfant ». Deux ans plus tard, dans le sillage de l’annonce par Emmanuel Macron de l’obligation de la vaccination contre la Covid et du pass sanitaire, j’affirmai que « cet homme est dangereux ». Au vu des derniers mois il faut désormais dire que « cet enfant est dangereux ».
Son exercice du pouvoir est en effet celui d’un enfant immature, narcissique, arrogant, sourd à autrui, plutôt incompétent, notamment sur le plan diplomatique, dont les caprices ont force de loi au mépris de la Loi ou des réalités internationales, et qu’encourage un entourage servile, soucieux de cajoler un Prince colérique pour éviter la disgrâce. Ce pourrait être drôle si précisément ce n’était pas dangereux.
L’interdiction grotesque de l’ « usage de dispositifs sonores portatifs » pour éviter les casserolades des opposants à la réforme des retraites, le bouclage policier des lieux où se rend le Président-enfant, le peinturlurage précipité de la boîte aux lettres portant un slogan peu flatteur pour le ministre de l’Intérieur boulevard Richard-Lenoir à la veille de la commémoration de l’attentat contre Charlie Hebdo, la prolongation discrétionnaire du mandat de la présidente du château de Versailles au-delà de la limite d’âge légale, le lancement par le chef de l’Etat de campagnes de rectification idéologique contre le « wokisme », la « théorie du genre », les études postcoloniales, l’ « islamo-gauchisme », l’ « écoterrorisme » ou l’ « ultra gauche », l’opération de « déguerpissement » à Mayotte sont autant de petits indices, parmi beaucoup d’autres, qui ne trompent pas le spécialiste des régimes autoritaires que je suis.
La France est bel et bien en train de rejoindre le camp des démocraties dites « illibérales », au même titre que la Hongrie, la Pologne, Israël, l’Inde et bien d’autres pays, et cela était inscrit dans l’équation même du macronisme.
Au demeurant, la notion d’ « illibéralisme » est floue. Emmanuel Macron se réclame de l’extrême centre qu’incarnèrent successivement, dans l’histoire française, le Directoire, le Premier empire qu’il porta sur les fonts baptismaux, le Second Empire saint-simonien et différents courants technocratiques du même acabit. Il est le dernier avatar en date de ce que l’historien Pierre Serna nomme le « poison français », la propension au réformisme étatique et anti-démocratique par la voie de l’exercice caméral du pouvoir.
La dérive d’Emmanuel Macron se situe aussi quelque part entre le « libéralisme autoritaire » d’un Carl Schmitt, en 1932, et la « révolution conservatrice » que véhiculent aujourd’hui la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdoğan ou l’Inde de Modi.
D’aucuns crieront à l’exagération polémique. Je leur demande, avec quelque solennité, d’y regarder à deux fois en ayant à l’esprit, d’une part, l’érosion systématique des libertés publiques, au nom de la lutte contre le terrorisme et l’immigration, depuis au moins trois décennies, d’autre part, les dangers que revêtent de ce point de vue les innovations technologiques en matière de contrôle politique et l’imminence de l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national auquel les gouvernements successifs auront fourbi un arsenal répressif qui lui épargnera le vote de nouvelles lois liberticides.
Il n’est donc pas question, ici, de « bonnes » ou de « mauvaises » intentions de la part du chef de l’Etat, mais d’une logique de situation à laquelle se prête et que favorise un Président-enfant sans nécessairement la comprendre. Reprenons les choses par le début.
Sur fond d’épuisement politique et moral de la gauche et de la droite et de son personnel gouvernemental un « flibustier » – pour reprendre le qualificatif de Marx à propos du futur Napoléon III – s’est emparé du butin électoral à la faveur de la sortie de route de ses compétiteurs : Nicolas Sarkozy, François Hollande, Alain Juppé, François Fillon, Manuel Valls. Il a cru « astucieux », pour continuer à citer Marx, de détruire « en même temps » la gauche et la droite pour s’installer dans le confort d’un face-à-face avec la candidate de l’extrême-droite, au second tour de la présidentielle.
La manœuvre réussit aussi bien en 2022 qu’en 2017. Mais elle n’aurait pas dû occulter le fait qu’Emmanuel Macron n’a été élu et réélu que grâce au concours des voix de la gauche, soucieuse d’éviter la victoire de Marine Le Pen, et que son programme, économiquement libéral et pro-européen, n’a jamais représenté politiquement que les préférences idéologiques du quart du corps électoral, majoritairement souverainiste et dirigiste, soit sous la houlette du Rassemblement national soit sous la bannière de la France insoumise, sans même compter la part croissante des non inscrits et des abstentionnistes.
Nonobstant cette évidence, Emmanuel Macron, ignorant de par son éducation et son itinéraire professionnel les réalités du pays profond, primo-élu à la magistrature suprême sans jamais avoir exercé le moindre mandat local ou national, a entendu faire prévaloir la combinaison schmittienne d’un « Etat fort » et d’une « économie saine » en promulguant ses réformes néolibérales par voie d’ordonnances, en se flattant de court-circuiter les corps intermédiaires et l’ « Etat-profond » (dans son langage, la haute-administration, garante de l’impartialité et de la compétence de la puissance publique), en s’en remettant pour gouverner à des cabinets privés de conseil ou à des conseils a-constitutionnels tels que le désormais fameux Conseil de défense, en réduisant la France au statut de « start up nation » et en la gérant comme un chef d’entreprise méprisant ses employés, « Gaulois réfractaires ».
Le résultat ne se fit pas attendre. Lui qui voulait « apaiser » la France fut confronté au plus grave mouvement social depuis Mai 68. Les Gilets jaunes eurent raison, avec le concours de la Covid, de plusieurs de ses réformes, dont celle des retraites. « En même temps », sa politique acheva de mettre à genoux l’hôpital et les autres services publics, aggravant le malaise social et les inégalités. Mais, la main sur le cœur, Emmanuel Macron assura pendant le premier confinement avoir compris que tout ne pouvait être remis aux lois du marché.
À plusieurs reprises il promit avoir « changé » pour désamorcer l’indignation que provoquait sa morgue. Pourtant, avant même d’avoir été réélu, il reprit son cours néolibéral, jusqu’à finalement faire alliance avec Nicolas Sarkozy en 2022 et imposer une réforme paramétrique de la retraite en portant son âge à 64 ans, en dépit de l’opposition persistante de l’opinion et de l’ensemble des forces syndicales, non sans faire fi de leurs contre-propositions.
Face au nouveau mouvement social massif qui s’en est suivi, Emmanuel Macron s’est enfermé dans le déni et le sarcasme, tout comme pendant la pandémie quand il faisait promettre par son entourage « une vie de merde pour les non-vaccinés » en les assimilant à des demeurés complotistes.
Par l’inénarrable Gabriel Attal interposé, il va jusqu’à opposer les manifestants aux « Français qui travaillent », ce qui suggère que les critiques de sa loi ne travaillent pas (il faut oser !) et peut-être ne sont pas si Français que cela. Il argue de la légitimité démocratique en répétant que la réforme figurait dans son programme et qu’elle a été adoptée selon une voie institutionnelle validée par le Conseil constitutionnel.
Sauf que :
1) Emmanuel Macron n’a été réélu que grâce aux voix de la gauche, hostile au report de l’âge de la retraite ;
2) le peuple ne lui a pas donné de majorité parlementaire lors des législatives qui ont suivi l’élection présidentielle ;
3) le projet portait sur les « principes fondamentaux de la Sécurité sociale », lesquels relèvent de la loi ordinaire, et non d’une loi de « financement de la Sécurité sociale » (article 34 de la Constitution), cavalier législatif qui a rendu possible le recours à l’article 49.3 pour imposer le texte ;
4) le gouvernement s’est résigné à cette procédure et a multiplié les entraves au débat parlementaire parce que, de son propre aveu, il ne disposait pas de majorité positive et ne pouvait bénéficier que de l’absence de majorité pour le renverser au terme d’une motion de censure ;
5) le Conseil constitutionnel est composé de personnalités politiques et de hauts fonctionnaires, non de juristes, et est plus comparable avec le Conseil du discernement de la raison d’Etat de la République islamique d’Iran, garant de la stabilité du système, qu’avec une Cour constitutionnelle en bonne et due forme, comme l’avait déjà démontré son approbation des comptes frauduleux de la campagne électorale de Jacques Chirac, en 1995 ;
6) ce passage en force s’est accompagné du refus de tout véritable dialogue social, y compris avec le syndicat qui a fait de celui-ci son mantra, à savoir la CFDT.
Comme en 2018 le pays se retrouve donc fracturé. Et comme en 2018 Emmanuel Macron répond à la colère sociale et politique par la violence policière. Atteintes systématiques à la liberté constitutionnelle de manifester par des interpellations préventives ou des interdictions administratives, utilisation de techniques conflictuelles et abusives de maintien de l’ordre telles que la prise de groupes de protestataires dans des nasses policières ou la projection de « produits de marquage codé » sur les personnes présentes, usage d’un armement de catégorie militaire qui cause des blessures graves et souvent irréversibles telles que des éborgnages ou des mutilations ont entraîné la condamnation de la France par les principales organisations de défense des droits de l’Homme, le Conseil de l’Europe, la Cour européenne de Justice, les Nations-unies.
Ancien soutien d’Emmanuel Macron, l’avocat Jean-Pierre Mignard se dit lui aussi « alarmé par l’état des libertés publiques en France ». Et d’asséner à son tour que le président de la République a une « conception illibérale de la démocratie ».
Face à ces accusations, précisément documentées par des témoignages impartiaux et des images, Emmanuel Macron s’enfonce dans une réalité parallèle et radicalise son discours politique.
À peine réélu grâce aux voix de la gauche, dont celles de la France insoumise, il place celle-ci hors de l’ « arc républicain » dont il s’arroge le monopole de la délimitation. Il voit la main de l’ « ultra gauche » dans la contestation de sa réforme. Il justifie les violences policières par la nécessité de lutter contre celles de certains manifestants, quitte à leur imputer sans la moindre preuve ni même vraisemblance des intentions homicides à l’encontre des forces de l’ordre.
Sauf que, à nouveau :
1) le refus, récurrent depuis l’apport des suffrages de la gauche à Jacques Chirac en 2002 et le contournement parlementaire du non au référendum de 2005, de prendre en considération le vote des électeurs quand celui-ci déplait ou provient d’une autre famille politique que la sienne délégitime la démocratie représentative, nourrit un abstentionnisme délétère et pousse à l’action directe pour faire valoir ses vues, non sans succès pour ce qui fut des Gilets jaunes et des jeunes émeutiers nationalistes corses auxquels il fut accordé ce qui avait été refusé aux syndicats et aux élus ;
2) le non respect des décisions de justice par l’Etat lorsque des intérêts agroindustriels sont en jeu amène les environnementalistes à occuper les sites des projets litigieux, au risque d’affrontements ;
3) la stigmatisation d’une ultra gauche dont l’importance reste à démontrer va de pair avec le silence du gouvernement à propos de la montée de l’ultra droite identitariste et suprématiste, qui pourtant inquiète la police, et une complaisance coupable à l’égard des cultivateurs de la FNSEA qui multiplient intimidations et agressions contre les écologistes en toute impunité, voire en bénéficiant des prestations de service de la cellule Demeter de la Gendarmerie nationale, officiellement dissoute mais en réalité toujours opérationnelle.
Surtout le « mépris » – le mot est de Laurent Berger – d’Emmanuel Macron est celui des faits.
Ce n’est pas être un « Amish » et vouloir retourner « à la bougie » que de s’interroger sur la 5G, lutter contre le réchauffement climatique et contester l’inconsistance du gouvernement en la matière, par exemple quand il défend à grand renfort de grenades et de balles les méga-bassines alors que se tarissent les nappes phréatiques du pays.
Ce n’est pas être un Black Bloc que de dénoncer les excès désormais structurels de la police.
Ce n’est pas être un gauchiste que de diagnostiquer la surexploitation croissante des travailleurs au fil de la précarisation des emplois et au nom de logiques financières, de repérer le siphonnage systématique du bien public au profit d’intérêts privés, ou de déplorer le « pognon de dingue » qui est distribué aux entreprises et aux contribuables les plus riches. Point besoin non plus d’être grand clerc pour comprendre que la macronie n’aime pas les pauvres. Elle n’a plus d’autre réponse que la criminalisation des revendications ou des protestations.
Dans cette fuite en avant d’Emmanuel Macron un pas décisif a été franchi lorsque son ministre de l’Intérieur, puis sa Première ministre, s’en sont pris à la Ligue des droits de l’Homme. Ce faisant, la macronie s’est de son propre chef placée en dehors de l’ « arc républicain » tant cette association, née, faut-il le rappeler, de l’affaire Dreyfus, est indissociable de l’idée républicaine elle-même, de ses idéaux, de ses libertés. Comme l’a dit son président, seul le régime de Pétain avait osé l’attaquer. Et de fait, pour le politiste que je suis, il est décidément des signes qui ne trompent pas.
Sur la planète ce sont les Poutine et les Orbán, les Erdoğan et les Modi, les Ben Ali et les Kaïs Saïed ou les Xi Jinping qui tiennent des propos de ce genre. Oui, ce Président-enfant est dangereux.