
Deuxième article sur les vies de Jésus dans la littérature. Toujours en compagnie d’Anthony Burgess.
https://blogs.mediapart.fr/jean-max-sabatier/blog/060825/les-vies-de-jesus-enfances-1
Pour la Pâque, les Nazaréens se rendent à Jérusalem. À l’époque, les voyages se font toujours en caravane. Il est dangereux de voyager seul. Au retour, l’enfant pas sage va mettre ses parents en danger. La rencontre de Jean le baptiste est fictive, la scène du Temple est conforme. Moins conforme est peut-être la maturité de Jésus, qui selon Luc a douze ans. Mais cela ajoute à l’épisode, qui je le répète est tragique (premier contact avec l’établissement intellectuel, religieux, politique), la dimension humaine, charnelle de Jésus. Jésus bande pour l’hétaïre. Rien de puritain dans son refus de consommer, comme c’est le cas pour Jean. De l’amour, et non pas du mépris. Jésus ne se venge en aucune manière sur la fille de sa chasteté. Au contraire, Burgess place à ce stade de la première pâque à Jérusalem, donc très en avance, l’idée que Jésus est là surtout pour les « brebis égarées », son rejet de la « respectabilité », de la « richesse », je serais même tenté de dire de la « bourgeoisie ».
Ce qui est d’ailleurs un sophisme : en rejetant les pharisiens hypocrites, il rejette tous les pharisiens. Or, l’histoire le montrera, dans le Nouveau Testament comme après, il y a des riches bien singuliers.
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La Jérusalem vers laquelle Jésus et ses parents se mirent en chemin avec un grand nombre de Nazaréens pour la célébration de la pâque, passait par une phase de calme relatif, bien qu'elle regorgeât de soldats romains aux mollets nus. Le premier panorama de la ville qui s'offrit au jeune garçon, il le découvrit du haut d'une colline. La cité gisait à ses pieds, dans la vallée, mélange de blancheur d'ossements et de couleur de merde sèche, le tout inondé de soleil. A l'instigation du rabbin Gomer, la troupe entière des pèlerins de Nazareth tomba à genoux et entonna le psaume qui commence par ces mots : « o ma joie quand il me fut dit : Entrons dans la maison de l'éternel. » À la vue de la ville, le jeune garçon ne défaillit pas d’amour filial, comme on aurait pu s'y attendre. Après tout, de quoi est faite une ville ? De gens. Et pour quelle raison les citoyens de Jérusalem eussent-ils rayonné une grâce exceptionnelle ? Ce devaient être, pour la plupart, de malhonnêtes créatures, impatientes de tondre les pèlerins de la pâque. Et de vagues images d'autres villes, encore plus grandes et dont il avait entendu parler sans les avoir jamais vues —Rome, Alexandrie — traversaient son esprit.
Il voyait dans les rues des hommes douteux, au sourire faux, aux mains avides d'argent, guettant les visiteurs pour leur montrer les tombeaux des prophètes. Il voyait des soldats romains ivres et une foule de prostituées. Son jeune sang s’échauffait au spectacle des seins offerts et des dents lascives. Au fond des ruelles sombres, il discernait des couples vautrés. Des voleurs à la main et au pied légers, le corps presque nu frotté d'huile ou de graisse pour leur permettre d'échapper à l'étreinte des poursuivants, raflaient les bourses. Ville toute de mains, songeait-il — de mains prêtes à happer l'argent, à ramper sur la chair éclatante des filles des rues, à former des grappes de violence dans les bagarres à la porte des tavernes. Et, au Temple, mains de prêtre plongeant le couteau dans le sang sacrificiel ; mains rougies par le sang des boucs ou par celui, plus fluide et clair, des pigeons ; mains souillées par les entrailles des agneaux ; mains habiles à écarteler la carcasse vidée des agneaux ou des chevreaux et à la maintenir ouverte à plat, telle une sorte de pitoyable étendard rituel, à l'aide de lattes de bois croisées.
Dans la cour du Temple, sur laquelle plongeait, du haut d'une tour de guet, le regard des sentinelles en armes, des mains étreignirent Marie, sa mère. Mains noueuses, brunes et ridées ; mains de vieille femme.
— Elisabeth ?
— Oui. Marie, tu n'as pas vieilli d'un jour ; la grâce divine fleurit en toi, la plus bénie de toutes les femmes. Et c'est...?
— Lui, oui.
— Jean est je ne sais où. À une de ces occupations comme en ont les garçons de son âge. Viens, nous prendrons ensemble le repas de la pâque. Il est aussi grand et fort que Jean — Dieu les bénisse tous les deux ! Son père a de quoi être fier. Ah, si seulement ce pauvre Zacharie... !
Ils mangèrent dans une chambre du haut, Jean et Jésus s'examinant avec méfiance, tandis que le rabbin récitait les paroles antiques devant les aliments symboliques : «Voici le pain cuit à la hâte, sans loisir de le laisser lever, tel que nos pères le mangèrent, la nuit qui précéda la fin de l'exil en Égypte. Et voici les herbes amères. Voici l'agneau rôti, celui dont le sang marquait le linteau de leur porte, afin que l'Ange de la Mort pût lire le signe et passer sans s'arrêter et sans toucher à un cheveu de la tête des premiers-nés. Chair de l'agneau rôti, pain cuit à la hâte, herbes dont l'âcreté devait rappeler à leurs bouches l'amertume de l'exil... »
Tous deux jeunes, solides et rudes, Jean et Jésus marchaient maintenant côte à côte, dans les rues éclairées par la lumière que les lampes de la pâque projetaient à travers les fenêtres. Ils n'avaient pas peur des bravaches ivres, des soldats syriens brocardant au passage : « Yahoudi, Yahoudi ! »
— Tu fais quoi ?
— Je travaille à l'atelier. Surtout avec la scie. Je lis beaucoup.
— Et moi je lis tout le temps. Je suis destiné à la prêtrise. Comme mon père. •
— Tu y crois, aux pères ?
— Si je crois à ... ? Qu'est-ce que tu racontes ?
— Les pères. C'est clair. Singulier : le père ; pluriel : les pères. Nous avons tous le même père, source de vie. Les hommes à qui nous donnons ce nom ne sont que ses instruments. D'où vient la puissance de la semence ? Pas des hommes. Il n'y a qu'un créateur.
— Tu dis des choses étranges.
— J'en ai peur, oui.
— Peur ? s'étonna Jean.
— Peur de dire peut-être des choses encore plus étranges. Mais pas tout de suite.
— Tu crois aux histoires — celles qui courent sur nous, tu sais ?
— Je ne vois pas très loin dans l'avenir. Quelle que soit la destination, il faut aller lentement.
— Tu y es, à destination.
Une fille jaillit de l'ombre d'une porte.
— Je parle toujours trop fort, dit Jésus en souriant.
— On est deux, dit la fille (elle avait de grands yeux, des vêtements lâches et fleurait bon le santal). Mais y a qu'une seule chambre. Ça vous gêne ?
— Excuse-nous, dit courtoisement Jésus. Si touchés que nous soyons par ton aimable invitation, et charmés par ta jeunesse et ta beauté, il nous faut invoquer un autre rendez-vous, et nous sommes déjà en retard.
— Tu es gentil et tu parles bien, dit la fille. C'est bon, chéri, vas-y, à ton rancart.
Et elle lui donna une tape sur la croupe en claquant la langue, comme elle eût fait à un cheval. Jésus lui adressa un sourire affectueux.
— En bonne justice, dit Jean comme ils reprenaient leur promenade, tu aurais dû la rembarrer. Elle fait profession de péché.
— Pourquoi ne l'as-tu pas rembarrée toi-même, si tu le jugeais tellement nécessaire.
— Je la tançais du regard et par la sévérité de mon expression. Malheureusement, tu as détourné de moi son attention avec ton petit discours trop poli.
— C'est une pécheresse, oui, dit Jésus. Elle loue aux hommes son corps, qui est un temple vivant de Dieu, et elle encourage ses clients à répandre leur semence pour leur seul plaisir, et non pour grossir les rangs du peuple d'Israël. Elle gagne sa vie grâce au péché d'Onan. Oui, c'est une grande pécheresse.
— Et pourtant tu souris.
— J'aimais bien cette fille. Elle n'était pas respectable. C'est la respectabilité que je déteste, et cependant elle ne figure pas au nombre des péchés. Les Perishayya et les disciples de Zadok le vertueux sont très respectables et, de leur propre et orgueilleux aveu, très pieux. Je trouve les pécheurs plus intéressants que les vertueux.
— Tu tiens vraiment des discours très étranges.
— Si nous avons tous deux de grandes choses à faire ensemble dans l'avenir, c'est parmi les pécheurs qu'il nous faudra aller. Nous ferions mieux d'apprendre dès maintenant à les aimer.
— Aimer le pécheur, c'est aimer le péché.
— Ah, mais non, pas du tout ! Autant dire que chérir le malade, c'est chérir sa maladie. Et ce n'est pas aimer bien que je veux dire. C'est aimer d'amour.
Le lendemain, se promenant dans la journée non loin de la colline des supplices, qui a forme de crâne humain, ils virent ce qu'ils auraient préféré ne pas même entendre : deux homme, hurlants, que l'on conduisait au fouet à leur crucifixion. Il s'agissait, leur expliqua un marchand ventru, en étalant sa satisfaction de voir rendre ainsi justice, de voleurs.
— Soit, dit Jésus à Jean (et il tremblait de fureur en parlant), je veux bien qu'il soit dit dans la loi de Moïse que tu ne voleras point, mais j'aimerais mieux être volé, et accepter de l'être, que de voir mon voleur lacéré par le fouet et cloué à la croix. Regarde tous ces gens, regarde-les minauder dans leurs robes de riches : ils sont l'image de la respectabilité !
Il parlait si haut et si fort que nombreux étaient les yeux qui observaient curieusement ce grand adolescent à voix d'homme.
— Allons-nous-en d'ici, dit Jean.
Jésus, qui tremblait toujours de colère, ne demanda pas mieux.
Quand vint le moment pour les pèlerins de quitter Jérusalem, Marie et Joseph cherchèrent en vain leur fils.
— Il doit être par là-bas, dit le chef de la caravane en montrant vaguement du doigt le milieu du long cortège de chameaux, d'ânes et de gens qui achevait de se former. Les jeunes sont tous ensemble là-bas, en train de chanter les derniers airs à la mode de Jérusalem et de gratter leurs violons à deux cordes. Je suis sûr que vous le trouverez là.
Il n'y était pas.
— Attendez-nous, dit Joseph, il faut absolument que nous le retrouvions.
— Quand le soleil touchera le bord de la tour, lui répondit le chef de la caravane, nous nous mettrons en route. Et pas question d'attendre Jean, Pierre ou Paul.
Joseph et Marie reprirent leurs recherches, très inquiets, songeant aux voleurs, aux soldats syriens bagarreurs, à toute espèce de danger.
Or, Jésus s'était rendu seul au Temple, sachant le trouver libre, à pareille heure, du tintement de l'argent, des roucoulements des tourterelles, des bêlements des agneaux, de toute cette agitation mercantile qui entoure le culte et les rites sacrificiels. Il était debout dans la cour d'entrée. Il n'était pas seul ; du haut de leur tour, lance au poing, veillaient des soldats, séquelle du fameux scandale autour de l'icône de Tibère. Il les bannit de ses yeux, comme il chassa de ses oreilles leurs grosses plaisanteries en mauvais araméen : «Dis donc, yeled, t'as du retard ! » et autres bons mots du même cru. Donc, il était là, planté dans cette cour, appelant sur lui de toutes ses forces le rayonnement, plus puissant que le soleil, de la présence divine enfermée dans le secret du Saint des Saints. Il semblait en transe. Vint à passer un vénérable docteur du Temple qui le voyant, lui demanda avec bonté :
— Que fais-tu seul ici, mon fils ?
— Seul ? Pas tout à fait, répondit le jeune garçon en souriant à demi. Dieu est ici.
— « La vérité sort de la bouche des .... ? » cita le docteur.
— Je ne suis pas un enfant, petit ou grand, votre révérence. La religion dit que je suis un homme maintenant.
Un autre docteur s'approcha, barbe au vent, et, sans même accorder un regard au jeune adolescent, raconta à son confrère que A. était passé pour signaler que l'affaire concernant ce bon X. avait trouvé une conclusion satisfaisante.
— Ah ! parfait, parfait, dit le premier docteur. C'est une vraie fourmi que cet homme, avec tout le travail qu'il abat. « Va voir la fourmi, paresseux. » Vois-tu, mon garçon, ajouta-t-il en souriant à Jésus, les Saintes Écritures ont réponse à tout.
Le jeune garçon lui rendit son sourire.
— Les Proverbes de Salomon sont plus sensés que pieux, répliqua-t-il. L'on doit distinguer, n'est-ce pas, entre les notations séculières d'un roi, qui est une sorte d'homme d'affaires, et les autres déclarations, qui sont véritablement saintes et l'élèvent au-dessus de notre monde quotidien.
— Il semble que tu lises, dit le premier docteur, et aussi que tu réfléchisses à tes lectures. Mais accepte ce conseil pour ton bien, mon garçon : ne pense pas trop. Penser, c'est trancher, diviser, ranger par catégories — ce que l'on ne doit pas faire avec la parole de Dieu. Tu ne dois pas décider de ce qui est séculier et de ce qui est pieux, sinon tu finiras par refuser d'avaler tout rond les Saintes Écritures, et là réside le danger d'hérésie.
— Le chien avale tout rond, dit Jésus, mais l'homme mâche et recrache ce qui n'est pas digne d'être mâché. Est-ce que cela ne correspond pas à la Sagesse qui est celle de Salomon ?
Aucun des deux pieux docteurs n'aurait pu s'offenser vraiment de ce qui pouvait passer pour une effronterie d'adolescent, car Jésus parlait avec un sourire modeste accompagné de gestes pleins de déférence. D'ailleurs, ils étaient, presque malgré eux, fascinés par la maturité de ce garçon tout juste sorti de l'enfance, fortement charpenté mais quasi imberbe, avec de beaux yeux gris pleins d'innocence. Un autre sage vint se joindre aux deux précédents ; esprit sec et dépourvu de tout sens de la plaisanterie, il dit très stupidement :
— Mon garçon, mais que fais-tu ici, mon garçon ?
— J'apprends la sagesse, j'apprends la sainteté, je me réchauffe à la présence du Seigneur en ce haut lieu qui lui est dédié, messire.
— D'où viens-tu ? A en juger par ton parler, tu es originaire de Galilée.
— J'ai double origine, comme tout homme. Cela devrait vous suffire. La poussière vient de la terre, et l'esprit, de Dieu. C'est dans l'Ecclésiaste.
Le premier docteur, toujours souriant, demanda :
— «La voix dit : Crie. Et il répondit : Que crierai-je ?» Connais-tu la suite ?
Très volontiers Jésus continua, tout en regardant bien en face le troisième docteur, l'aigri, le desséché :
— «Toute chair est comme l'herbe, et sa fragilité est celle de la fleur des champs... »
— Et cela vient de ?
— Isaïe 40, Livre de la Consolation d'Israël, Vocation du Prophète. Songez, messires et très révérends seigneurs, à ce qui précède ces paroles. À ce qu'il est dit du comblement des vallées et de l'abaissement de toutes les montagnes et de toutes les collines. Le temps est proche.
Cette fois, ils eurent tous l'impression d'être les élèves, et non plus les maîtres. Et ce fut à cet instant que Jésus, dans la chaleur de la présence que rayonnait jusqu'à lui le Saint des Saints, eut connaissance de sa destinée. Mais il connut aussi qu'il faudrait longtemps à son accomplissement.
Ses parents finirent par le retrouver alors qu'il citait à un groupe attentif de quatre ou cinq docteurs un passage du psaume 90 de David : « Paraisse ton œuvre en tes serviteurs, et ta splendeur sur tes enfants... »
— Pourquoi nous faire une telle peur, fils ? lui reprocha Joseph, plus chagrin que furieux. Pardonnez-moi, révérends messires, mais nous l'avons cherché partout. La caravane qui rentre à Nazareth est déjà partie sans nous. Ce n'est pas gentil. Ta mère a pleuré, comme tu peux le voir.
Le front de Jésus se plissa sous un étonnement sincère. En même temps, il regarda ses parents comme s'il ne les avait encore jamais vus.
— Mais vous le saviez, dit-il, vous auriez dû le savoir, où j’étais. Comment pouvais-je être ailleurs que dans la demeure de mon père ?
C'était injuste : il ne s'était pas fait une habitude régulière de se rendre au Temple pendant le pèlerinage. Pourtant Joseph se contenta de dire :
— Viens, fils. Peut-être arriverons-nous à rattraper la caravane.
Ils eurent beau presser le pas et leur âne, ils n'y parvinrent pas. À une dizaine de lieues de Jérusalem, des voleurs fondirent sur eux, même s'ils n'avaient rien qui méritât d'être volé, à part l'âne. Et le fait est que, à la vue de cet étrange jeune gaillard, avec ses larges épaules, ses poings qui se fermaient et ses muscles qui saillaient, les voleurs dirent :
— Passez votre chemin, les gueux. C'est une chance que vous ne soyez pas des riches ; ça aurait mal tourné pour vous.
L'incident, j'imagine, peut être compté pour un miracle.