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Billet de blog 1 avril 2018

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Serebrennikov, Malobrodski, Sentsov, trois prisonniers politico-artistiques en Russie

Le metteur en scène Kirill Serebrennikov attend son procès ; Alexei Malobrodski, son ancien associé, est emprisonné depuis neuf mois, de plus en plus durement ; le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, condamné à vingt ans, croupit dans une geôle du grand nord de la Russie. Leur crime au pays de Poutine : avoir manifesté conjointement leur liberté d’expression et leur liberté artistique.

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Illustration 1
Alexei Malobrodski © dr

A la veille de son trente-huitième anniversaire, deux messieurs « pâles et gras » arrivent chez K, en redingote et portant des chapeaux hauts-de-forme qui « semblaient vissés sur leurs têtes ». K les regarde. « On a pris, se dit K, de vieux acteurs de second ordre pour m’envoyer chercher. » Il se tourne vers eux et leur demande : « Dans quel théâtre jouez-vous ? » « Théâtre ? » dit l’un d’eux en consultant l’autre, et il avait le coin des lèvres agité de tressaillements.

Du haut-de-forme à la cagoule

Ces lignes du Procès (dans la traduction de Bernard Lortholary), ce théâtre de la justice que décrit Kafka et qui a donné naissance à l’adjectif kafkaïen font ô combien écho à ce que vivent trois hommes actuellement en Russie au destin entravé, au travail artistique suspendu. Les redingotes ont fait place aux tenues de camouflage, ce sont maintenant des cagoules qui tiennent lieu de hauts-de-forme ; le théâtre de la justice avec ses preuves imaginaires et ses vies brisées demeure.

Trois hommes d'art, parmi d’autres, en font les frais : le metteur en scène Kirill Serebrennikov, son ancien associé au sein du projet Platforme (le septième studio) Alexei Malobrodski, et le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov. Ce dernier a été condamné à vingt ans de prison. Serebrennikov, maintenu en résidence surveillée chez lui en attendant son procès, est dans l’impossibilité d’aller sur un plateau de tournage ou sur la scène du Théâtre Gogol dont il est le directeur. Son ancien associé, Alexei Malobrodski, est, lui, en prison depuis neuf mois. Son maintien en prison n’a aucun sens légal. Un des arguments du procureur est de mettre en avant sa double nationalité : russe et israélienne. Bref : libre, il pourrait se faire faire un nouveau passeport (le sien est confisqué) et s’enfuir. A la demande de Malobrodski, le consul d’Israël à Moscou a écrit une lettre certifiant qu’aucun nouveau passeport ne lui sera accordé. Mais là encore, rien n’y fait. Le procès de Serebrennikov approche et Malobrodski maintient être innocent et n’avoir aucune accusation à porter contre son ancien associé. Récemment, sur ordre du procureur, il a été transféré dans une prison beaucoup plus dure. Son état s’est détérioré. Il a demandé à voir un médecin ; refus. Son épouse a vu ses demandes de visite refusées ; sa fille n’a pas non plus pu lui parler au téléphone.

Témoins et tortures

Pourquoi un tel acharnement ? Suite à un différend, Malobrodski et Serebrennikov s’étaient séparés alors qu'ils travaillent au sein dedu porjet Platform (lire ci-après. La justice pensait pouvoir faire pression sur Malobrodski pour qu’il charge son ancien associé, même en mentant, méthode habituelle en Russie. Sauf que Malobrodski est un honnête homme : il n’a rien à dire contre Serebrennikov que l’on accuse d’avoir volé 133 millions de roubles d’argent public au temps de Platform. Alors on fait pression sur Malobrodski pour qu’il craque. Il ne craque pas. Alors on le met dans une prison plus dure à l’approche du procès. L’accusation on ne peut plus fragile contre Serebrennikov repose essentiellement sur une ancienne comptable de Platforme qui avait été licenciée pour faute grave et qui avait été précédemment condamnée pour escroquerie lorsqu’elle travaillait dans un théâtre de province. Les réactions de soutien ont été nombreuses de par le monde (lire ici et ici).

Illustration 2
Oleg Sentsov © dr

Il y a là une méthode qui rappelle celle utilisée lors du procès Oleg Sentsov. Comme ce dernier, Alexandre Koltchenko et Alexeï Tchirny étaient accusés d’être des « terroristes de Crimée » alors qu’ils s’opposaient simplement et publiquement à l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014. Sentsov a été lourdement condamné en août 2015. Vingt ans de détention ! Dans une récente lettre ouverte au président Macron (qui s’apprêtait à recevoir le président russe) publiée sur le site liberation.fr, la journaliste indépendante russe Zoïa Svetova, fille de dissidents russes, petite-fille d’un historien spécialiste de la Révolution française fusillé en 1937 par Staline et elle-même spécialiste de la justice en Russie à laquelle elle a consacré un livre (Les innocents seront coupables, éditions François Bourin, 2012,,lire ici), rappelait les minutes du procès. « Oleg Sentsov a été condamné sur la foi du témoignage de deux personnes, qui ont fait leur déposition après avoir été torturées. L’une d’elles, Guennadi Afanassiev, a reconnu durant le procès qu’il avait commis ce parjure sous la pression des enquêteurs. » Depuis ce dernier a été gracié en 2016 par le président Vladimir Poutine. Ce n’est pas le cas du cinéaste ukrainien Sentsov dont le président russe veut faire un exemple. Jusqu’à présent, rien n’y a fait. Ni le soutien de cinéastes russes comme Alexandre Sokourov et Andreï Zviaguintsev, ni le soutien des cinéastes et personnalités du monde entier.

« Nous vous demandons votre soutien »

Zoïa Svetova achevait ainsi sa lettre au président français : « J’espère vivement que vous pourrez persuader votre homologue russe qu’il vaut la peine de gracier Oleg Sentsov et les autres prisonniers politiques ukrainiens enfermés en Russie. Ils ne sont pas si nombreux, plusieurs dizaines. Mais chacun d’eux est la victime de cette “chasse aux Ukrainiens” initiée en Russie juste après l’annexion de la Crimée par les forces spéciales russes. En Russie, nous espérons vivement votre aide, car nous savons que des innocents souffrent. En tant que visiteuse de prison, j’ai rendu visite durant une année à Oleg Sentsov dans la prison moscovite du FSB Lefortovo où ma mère, l’écrivaine et dissidente Zoïa Krakhmalnikova, avait été enfermée il y a trente-cinq ans. Je peux témoigner qu’Oleg Sentsov est un homme remarquablement talentueux et courageux. Même sous la torture, il n’a pas reconnu sa culpabilité. Nous vous demandons votre soutien. » Elle n’a reçu aucune réponse de Macron, pas même un accusé de réception des services de l’Elysée. Il est où, le « pays des Droits de l’Homme » ?

Revenons aux accusations contre Serebrennikov. Une des macabres cocasseries de l’accusation consiste à dire que nombre de spectacles donnés dans le cadre du projet Platform n’ont jamais existé. Vient de paraître le n°32 de la revue Teatr dirigée par la grande critique Marina Davidova. Il est essentiellement consacré à l’aventure de Platform, présentée comme le plus important projet culturel des années 2011-2013. Entretiens avec les participants (dont David Bobée), inventaire des spectacles présentés avec affiche et extraits critiques (preuves ad minima de leur existence), rappel des événements détaillés du « cas Serebrennikov » et, chiffres à l’appui, l’histoire de Platform. Pour finir en beauté, Teatr publie un texte très caustique de Jeanne Zaretskaya sur les rapports entre le KGB et le théâtre, hier (le bon vieux temps) et aujourd’hui.

En même temps, comme dit l’autre, au Bolchoï, le ballet consacré par Serebrennikov à Rudolph Noureev a vu sa première s’apparenter à une soirée de gala en présence d’officiels du régime et quand le ballet revient à l’affiche, les places, fort chères, s’arrachent. Quant au Théâtre Gogol, en l’absence de son directeur, il reste ouvert et présente les spectacles de son répertoire.

L’exemple du Théâtre Gogol

Serebrennikov est devenu un symbole pour le théâtre russe que cette affaire ne fait que parachever. Comme cela avait été le cas lorsque Iouri Lioubimov qui dirigeait le Théâtre de la Taganka avait été privé de son théâtre et déchu de la nationalité soviétique. Lev Dodine, Anatoli Vassiliev et Pior Fomenko devaient être à leur tour les symboles de l’ouverture du pays inaugurée par la perestroïka. Aujourd’hui, Kirill Serebrennikov est le symbole des années qui ont suivi, celles de la propagation des nouvelles technologies, des réseaux sociaux, de la mode, du design et pas seulement le sexe et l’homosexualité auxquels certains essaient de cantonner le metteur en scène, ce qui lui a valu les foudres de l’église orthodoxe très puissante en Russie.

Illustration 3
Kirill Serebrennikov © dr

Le renouveau du Théâtre Gogol est l'enfant du projet Platform né en 2011qui n'était pas seulement théâtral  (mais englobait la musique, la danse, etc.). C'était sous la présidence, par intérim pourrait-on dire, de Medvedev, qui avait décidé d'encourager l'art contemporain. Ce ne fut pas du goût des vieilles gloires et instances culturelles russes qui le fient savoir à Poutine lorsqu'il revint au Kremlin, prôna le retour aux valeurs nationales dans un contexte international tendu et nomma un ministre de la culture  conservateur, cureton et anti-occidental. Serebrennikov était alors déjà à la tête du Théâtre Gogol  qu'il a complètement transformé, et les médisances et ragots allèrent bon train dans le monde des grands théâtres russes où le poids de la tradition est énorme et les scléroses nombreuses sur fond de fierté nationale aujourd’hui exacerbée.

L’organisation du Théâtre Gogol, son aménagement, son look, son magnifique logo, son directeur qui n’est pas omnipotent mais partage la scène avec d’autres metteurs en scène russes et étrangers, son ouverture au répertoire contemporain et aux autres arts, tout cela était nouveau en Russie. Le public jeune ne s’y est pas trompé. Et on a vu le public motivé et politisé qui va voir les spectacles très engagés du Teatr.doc aller au Théâtre Gogol où les spectateurs retrouvent ceux du théâtre Praktika et ceux du Centre Meyerhold (où vient d'être créée la dernière pièce d’Ivan Viripaev), structures récentes et moins dotées, et surtout moins symboliques que le vieux Théâtre Gogol devenu méconnaissable.

A travers leur affaire, Serebrennikov, Malobrodski et Sentsov paient aussi le prix de la modernité et de l’ouverture au monde dans une Russie où le pouvoir promeut le retour au monde ancien et à la gloire perdue de la grande Russie.

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