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Il y a deux étés, au Festival d’Avignon, Krystian Lupa présentait sa mise en scène du récit de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre. Ce fut un événement d’une rare intensité dont j’avais rendu compte autant que faire se peut, dans un article écrit au lendemain même de la représentation (lire ici). Une urgence à dire sans attendre qui fait le charme, la fragilité et la fébrilité du journalisme à vif. Le spectacle revient et ouvre le portrait que le Festival d’Automne consacre à l’artiste polonais en présentant cette année trois de ses mises en scène d’œuvres de Thomas Bernhard. Suivront dans les semaines qui viennent Place des héros (au Théâtre de la Colline) et Ritter, Dene, Voss ou Le Déjeuner chez Wittgenstein (au Théâtre de la Ville, au théâtre des Abbesses). Retenez vos places. Un second volet du portrait suivra la saison prochaine.
Un sparadrap noir
Tout grand spectacle laisse forcément insatisfait celui qui, sans attendre, en rend compte, sans la sédimentation du temps, de la lente réflexion, voire du revoir. Je suis allé revoir Des arbres à abattre, ces jours-ci, deux ans plus tard. Revoir ? On retrouve le spectacle sans le retrouver, il semble même et autre à la fois. Ce sont pourtant les mêmes acteurs, le même décor et le même texte, semble-t-il, mais j’aurais juré avoir entendu, ici et là, d’autres mots. Bien sûr toute représentation est unique, et celle d’aujourd’hui ne se superpose pas exactement à celle d’hier, mais il y a autre chose. Misérable miracle du théâtre.
D’une part, revoir Des arbres à abattre m’a fait mieux voir, ou plutôt voir autrement, des moments, des séquences, voire des personnages. D’autre part, le contexte a changé, le spectacle de Lupa nous vient d’un pays qui n’est plus le même, d’un théâtre, le Teatr Polski de Wroclaw, qui depuis quelques mois est dans la tourmente (lire ici). A la fin du spectacle, au dernier salut, les acteurs reviennent avec un sparadrap noir sur la bouche comme ils l’ont fait à Wroclaw sur la scène et devant le théâtre (voir photo). Un texte est lu au public :
« Mesdames, Messieurs,
Depuis le 1er septembre 2016, partout où ils jouent, les acteurs du Teatr Polski à Wroclaw manifestent contre les mauvais coups portés à leur théâtre. Après chaque spectacle, ils reviennent en scène avec un sparadrap noir sur la bouche. Cette protestation muette symbolise le fait que la parole leur a été enlevée. Selon eux, la nomination d’une nouvelle direction, à la suite d’une procédure contestée, est une atteinte à la qualité artistique et à la liberté créatrice de leur maison. Depuis le début, partout en Pologne, cette protestation est soutenue par le monde du théâtre et par le public. Les autorités responsables refusent toute discussion.
Le 23 novembre 2016 à Wroclaw aurait dû avoir lieu la première du Procès de Franz Kafka, mis en scène par Krystian Lupa. Depuis la mise en place de la nouvelle direction, les répétitions du spectacle ont été suspendues. En ces temps difficiles, nous nous mobilisons avec nos collègues et amis de Wrocław. Nous demandons que les artistes du théâtre retrouvent leur voix. Nous dénonçons les agissements destructeurs des autorités.
La Culture doit être notre bien commun. »
Et on invite le public à signer une pétition de soutien (ici).
La voix de Lupa
Dans l’article mis en ligne en juillet 2005, j’avais, me semble-t-il (je n’ai pas voulu le relire), traité de la relation intime entre Krystian Lupa et Thomas Bernhard. Comment, en faisant du narrateur Thomas Bernhard lui-même (ce qui n’est jamais indiqué dans le roman mais est cependant plausible) et en confiant ce rôle à Piotr Skiba, l’acteur qui est toujours aux côtés de Lupa depuis longtemps, s’opérait un glissement entre Thomas et Krystian. Même perversité, même humour, même proximité du rire et des larmes, même absence de compromis, même haine de ces artistes qui baissent la garde et, en s’embourgeoisant, embourgeoisent le théâtre.
Cette fois, par-delà la litanie des sarcasmes bernhardiens, j’ai ressenti autre chose, un sentiment indéfinissable où la tristesse, la fatigue et la rage imposeraient leur tempo, celui de Lupa lui-même dont la voix maugréant souvent des sons inarticulés (ou bien un mot en français – « la porte ! » quand cette dernière n’est pas refermée) est plus présente que jamais derrière la voix des acteurs et la musique (inchangée) du spectacle. Comme si la mise en scène était sous-tendue par une sorte de monologue intérieur propre au metteur en scène qui, dans la première partie du spectacle, décentre le récit pour le recentrer autour du personnage de Joana.
Le récit de Thomas Bernhard se passe dans un lieu unique, le salon des époux Auersberger. Lui, compositeur alcoolique souvent silencieux et soudain véhément. Elle, hôtesse soucieuse du bon ordre de la soirée, qui, lors des « dîners artistiques » que le couple organise, chante du Purcell. Il y a là des écrivains, des artistes. Tous étaient présents à l’enterrement de l’artiste Joana qui, à 57 ans (âge moyen de l’assistance hormis deux jeunes écrivains), s’est pendue dans son village natal de Kilb. Tous ont été conviés à un « dîner artistique » organisé par les Auersberger en honneur d’un acteur du Théâtre National (dans le récit, c’est un acteur du Burgtheater) qui interprète ce soir-là Ekdal dans Le Canard sauvage d’Ibsen et on attend interminablement ce dernier. Il finira par arriver et le dîner constitue la seconde partie du récit (et du spectacle) avant le départ des convives.
Le narrateur a connu à peu près tout le monde trente ans auparavant lorsqu’il était jeune. Il est ensuite parti vivre à Londres, est devenu écrivain et est revenu pour cet enterrement car il fut proche de Joana à laquelle il avait été présenté naguère par les Auersberger. Ayant croisé ces derniers après l’enterrement, il a été, lui aussi, convié au « dîner artistique ». Il est là, assis à l’écart, les regardant tous depuis un « fauteuil à oreilles » qu’il ne quitte guère.
Joana, princesse nue
Le spectacle de Lupa recompose le récit autour du personnage de Joana en interface avec le salon et ce dès l’entrée des spectateurs où on la voit (vidéo) être interviewée par un journaliste sur le cours de mouvement qu’elle est censé donner au Théâtre National, un cours snobé par les acteurs. Plus tard on la verra dans sa chambre, étendue en petite tenue, dans un état larvaire. Un homme ouvre la porte, c’est Thomas, le narrateur, Piotr Skiba. Un flash-back qui nous ramène des années en arrière. Ces moments du passé interviennent dans le récit de Bernhard mais par petites touches que Lupa rassemble en plusieurs scènes.

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Ensemble, tout en buvant, Joana et lui cherchaient quelque chose d’autre au théâtre, ils s’entraînaient à « l’art dramatique total ». Thomas écrivait des pièces courtes, des « esquisses dramatiques » qu’ils jouaient et enregistraient. Comme l’histoire de la princesse nue et du prince nu. Dans le récit, il en est fait mention une seule fois en une ligne, dans le spectacle cela devient une scène à part entière et même plusieurs. A la fin de ces séquences, Thomas et Joana se retrouvent nus dans une église, passe une ombre. « C’était qui ? La mort. » Rien de cela n’est explicitement évoqué dans le récit de Bernhard, Lupa en déploie les velléités, se glisse derrière Thomas et Joana, celle qui « après une si longue phase de répulsion » a « de nouveau mis en contact » le narrateur, « le plus simplement du monde, avec l’art et, d’une manière générale, avec tout ce qui a trait au monde artistique », écrit Bernhard.
Joanna est alcoolisée, dépravée mais son suicide, si misérable soit-il, est un acte. Authentique. Elle n’est pas du même monde que les « artistes en trompe-l’œil » du salon. Lupa lui dresse un piédestal. Le narrateur Thomas est celui qui se tient en équilibre, entre deux mondes, acteur et spectateur à la fois. A un moment, au pied de son fauteuil à oreilles, il ramasse un clou. Je ne me souvenais pas de ce moment. Est-ce un hasard de répétition ? Piotr Skiba regarde longuement le clou. Plus tard dans l’église, Joana s’écrit : « Enfonce les clous puisque je suis déjà crucifiée. Enfonce-les, puisque je suis déjà pendue. » Ce n’est pas dans le texte du récit, c’est dans le spectacle. Alchimie des écritures.
Un art vulgaire et archi-catholique
Dans la seconde partie (le dîner avec l’acteur du National où l’on sert « le véritable sandre du lac Balaton »), Lupa augmente le sarcasme de Thomas Bernhard, son « irritation » (c’est le sous-titre de Des arbres à abattre), en soufflant des phrases entières au personnage de Thomas tandis que l’acteur du National raconte sa gloire avec suffisance avant de révéler la face cachée de sa personnalité. Il est question de ces femmes écrivaines présentes au salon qui se sont vendues « à ce pays catholique-nationaliste », de « politiciens de la culture » qui sont là pour « promouvoir avec une brutalité éhontée leur infâme politique culturelle », d’un président du prétendu « Sénat de l’art » qui n’est rien d’autre qu’un « escroc de l’art vulgaire et archi-catholique ».
L’actualité polonaise s’invite lorsque est évoqué le récent renouvellement du directeur du Théâtre National. « Ils sont nommés par le Ministre qui ne connaît rien au théâtre », dit un des personnages. Il est probable qu’à Wroclaw où le spectacle a été donné deux fois récemment, le public ait savouré cette phrase (elle aurait pu être de Thomas Bernhard, elle est de Lupa), retrouvant l’art du texte allusif et de la complicité muette datant des années où le pays vivait sous la botte de gouvernements aux ordres de Moscou.
Les temps ont changé en Europe. Vagues de populisme, replis nationalistes, croisade de la chrétienté, peur de l’étranger, du rom, de l’immigré, antisémitisme, montée en puissance des conservatismes, harcèlements anti avortements, etc. En Pologne comme ailleurs, et parfois plus qu’ailleurs. L’une des meilleures troupes du pays, celle du théâtre Polski de Wroclaw, celle du spectacle Des arbres à abattre, celle avec laquelle Krystian Lupa adorait travailler, est étouffée. Il y a des troncs qui sont pourris de l’intérieur, il y a des arbres à abattre. C’est aussi ce que raconte aujourd’hui le spectacle de Lupa d’après Thomas Bernhard.
Des arbres à abattre, Odéon-Théâtre de l’Europe, du mardi au samedi à 19h, dimanche à 15h, jusqu’au 11 décembre.
A lire : Utopia, Lettres aux acteurs de Krystian Lupa (ensemble de textes où il explique son travail avec les acteurs), traduit par Erik Beaux, Actes Sud, « Le Temps du théâtre », 178 p., 18€.