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Je ne sais pas si Joris Lacoste est un taiseux ou un causeur, c’est assurément un homme qui ne manque pas d’oreilles. Il les laisse traîner partout, de jour comme de nuit, à la ville, à la campagne, dans les rues, les école, les logis, les forêts, les réseaux sociaux, la télé, les aéroports, les bistrots, les cuisines, partout où l’être humain, doué de parole, se manifeste. Mais s’il est à l’écoute des paroles du monde, ce n’est pas en solitaire, c’est un être collectif. Il a su s’entourer d’aficionados frénétiques et avides, dit autrement (car tout est dans le dire) : il a su contaminer et entraîner dans son sillage une pléiade d’acteurs, d’actrices, accros et véloces, une superwoman du dire, l’historique Emmanuelle Lafon, la nouvelle et phénoménale Ghita Serraj, mais aussi de non-professionnels, et encore de musiciens, de chanteurs, de chefs d’orchestres et, last but not least, d’une pléiade de récolteurs de paroles, et pas seulement en français, en moult langues.
Tu parles d’un parlement
Joris Lacoste et son équipe récoltent les paroles comme d’autres des pommes de terre. On ne peut vivre sans les unes ni sans les autres. A cette différence près qu’entre une ratte du Touquet et une Belle de Fontenay, il n’y a que la forme, la texture et le goût qui varient tandis que chaque parole enregistrée est unique au monde et toutes sont goûteuses. L’encyclopédie de la parole, cette fabuleuse banque de données, constitue une phénoménale collecte qui ne cesse de s’enrichir chaque année et où chaque spectacle puise. A la différence du vin ou du blé, il n’y a pas de mauvaises récoltes, toutes les paroles son top.
Toute parole est bonne à dire et à entendre, nous disent, nous redisent, nous serinent, nous chantent, nous mugissent, nous hurlent, nous éructent Lacoste et les siens, car toute parole recèle une part de créativité verbale, elle vaut donc d’être enregistrée. Mais elle atteint une densité disons artistique, et à tout le moins ludique, dès lors qu’elle est épinglée comme un papillon, et par là même érigée au rang d’objet de collection et que, cerise magnifique sur ce gâteau nourrissant, elle est confiée à la bouche et au corps d’un diseur, exactement un porte-parole, qui nous la restitue, non telle qu’elle a été enregistrée mais en décalage horaire et corporel, passée par le filtre de son organe vocal, et dans un lieu autre que celui de son élocution primitive mais commun à toutes les paroles choisies : la scène. Cela fait dix ans que cela dure et on ne s’en lasse pas. Et c’est une formidable opportunité que nous offre cette année le Festival d’automne et les théâtres associés en offrant à Lacoste et à son word’s band, un portrait qui se décline en huit propositions rassemblant onze ans de labeur et de bonheur.
Au commencement était Le Parlement. C’était en 2009, Emmanuelle Lafon, seule en scène devant un micro, usant à peine de ses mains et des positions de son visage, d’un ton ni neutre ni marqué, coupant court à toute théâtralité manifeste, passait d’un locuteur à l’autre à toute vitesse, une centaine de paroles. Enchaînant par exemple : les consignes données dans l’avion au moment de l’atterrissage / les paroles du coach lors d’une séance de gymnastique collective / un coup de fil de la banque vous demandant de rappeler de toute urgence avant de clôturer votre compte / l’extrait d’un discours rocailleux de Jacques Duclos / un slogan publicitaire dont j’ai oublié la marque / la litanie de l’émission « Questions pour un champion » (« je suis... ») / le coup de fil d’un type lâché par son amour et paumé dans une rupture et qui n’en finit pas de rompre / le discours d’un prédicateur religieux / la saillie d’un politicien anti-Hollande / un commentaire sportif du tiercé… (noté lors d’une représentation vue en 2012).
C’était vertigineux. Ce spectacle fut comme le manifeste, l’acte fondateur de ce qui allait suivre. Emmanuelle Lafon allait le reprendre des années durant, un tube, elle le reprend – le verbe est inexact car le matériau change au fil du temps – prochainement dans le cadre du portrait au Théâtre de la Bastille.
Série de suites
Devait suivre une forme chorale avec une vingtaine de diseurs (Emmanuelle Lafon était du nombre) : Suite n°1, spectacle recréé aujourd’hui sous le titre Suite n°1 (Redux). On retrouve une bonne partie des acteurs de la création : Ese Brume, Geoffrey Carey, Frédéric Danos, Delphine Hecquet, Vladimir Kudryavtsev, Nuno Lucas, Marine Sylf. Avec en renfort quatorze étudiants du CFA d’Asnières. Et sous la direction musicale de Nicolas Rollet, dos au public. Tout commence par un murmure de mots qui nous arrivent aux oreilles dans le va-et-vient orchestré d’un brouhaha, puis apparaissent les premières paroles en langue étrangère (anglais d’abord, mais aussi italien, allemand, espagnol, etc.). Les diseurs font bloc en chœur ou reviennent par petits groupes, de brefs solos parfois vite emportés par le reste du groupe. Le soir de la première à Gennevilliers vendredi dernier, le public a salué en applaudissant et en libérant des cris-paroles de joie, il a eu le dernier mot.
Suite n°2 est une sorte de Parlement à cinq têtes et dans une multitude de langues (bien que l’anglais soit dominant) portées par Thomas Gonzalez, Vladimir Kudryavstev, Emmanuelle Lafon, Nuno Lucas et Barbara Matijević. La composition et la mise en scène sont comme toujours signées Joris Lacoste. C’est avec ce spectacle qu’adviennent la collaboration avec le musicien Pierre-Yves Macé et la collaboration artistique d’Elise Simonet. Le spectacle créé au Kunstenfestivaldesarts en 2015 était venu à Gennevilliers, déjà dans le cadre du Festival d’automne (lire ici), il revient au Centre Pompidou.

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Créé en 2017 au Théâtre Garonne de Toulouse, Suite n°3 Europe réunit Denis Chouillet (piano), Bianca Iannuzzi (soprano) et Laurent Deleuil (baryton). Le spectacle chante toutes les langues de l’Europe mais bien loin des discours officiels : chant en polonais d’une petite fille aux relents nationalistes, prêche d’un prête orthodoxe de Chypre aux accents anti-juifs, entraîneur de foot italien insultant ses joueurs, star de la télé de Porto s’en prenant à une mendiante à laquelle elle vient de faire l’aumône… (lire ici). Chaque texte est dit dans sa langue et traduit en sous-titres. Implacable et saisissant. Le spectacle Suite n°3 revient avec les mêmes interprètes mais sans sa précision « Europe » dans le titre, au Théâtre de Montreuil.
Blablabla et jukebox de paroles
Cette même année 2017 était créé blablabla composé par Joris Lacoste, mis en scène par Emmanuelle Lafon avec en alternance Armelle Dousset et Anna Carlier. L’actrice est assise en lotus et tient entre ses mains une tablette lumineuse. Elle appuie sur une case, hop : on entend la voix d’un enregistrement et sa propre voix vient se superposer. Beaucoup de situations quotidiennes : repas, cour d’école, salle de sports, télé, jeux vidéos... C’est un spectacle excitant et jouissif que les parents gagnent à voir avec leurs enfants (en principe à partir de 7 ans), ou ces derniers avec leurs enseignants. Un spectacle que le ministre de l’Education nationale au lieu de se préoccuper des tenues vestimentaires des élèves devrait proposer à toutes les écoles de France (lire ici). Il sera visible dans trois théâtres de banlieue et au Théâtre 14.
Cette année, Suite n°4 a été créé au Théâtre national de Strasbourg le 25 septembre. Si, comme moi, vous ne l’avez pas vu ce soir-là, il sera en novembre à l’affiche de la MC93. Autre nouveau butin d’une récolte, L’Encyclopédiste , écrit et interprété par Frédéric Danos, sera créé, également en novembre, au Centre Pompidou avant d’aller à Chelles.
Finissons ce périple aux paroles-pépites par un petit bijou qui vient d’être créé au T2G, Jukebox, dernière mise en scène en date de Joris Lacoste. Derrière un micro ou assise sur une chaise ou debout, orchestrant sa voix avec son corps et d’abord ses mains en accord avec les variations de sa bouche, Ghita Serraj enchaîne les paroles d’une façon aléatoire dictée par le public. J’explique. Dans un premier temps, Elise Simonet a coordonné la collecte de paroles auprès des habitants de Gennevilliers. Cela va d’une discussion dans un jardin partagé à une prise de parole d’un syndicaliste, d’une scène de tombola aux mots d’une influenceuse sur YouTube, d’un vendeur sur un marché à une vidéo live sur Instagram, d’un discours lors d’un pot de départ à la retraite à la récitation d’un poème par une petite fille. La liste des quarante-cinq morceaux de ce jukebox de paroles est donnée à l’entrée de la salle à chaque spectateur. Tour à tour, chacun lance à haute voix le titre de ce qu’il a envie d’entendre et Ghita Serraj s’y colle. Goulûment. Avec une confondante liberté et une jubilation légère masquant le travail intense de gymnastique de la mémoire des mots et de leur traduction gestuelle et vocale. A peine sorti, on a envie d’y retourner.
Tout est à voir, à découvrir ou à revoir. Vous pouvez me croire. Sur parole, il va sans dire. Mais cela va encore mieux en le disant. C’est dit.
Parlement, Théâtre de la Bastille, du 8 au 14 oct, lun au sam 19h ;
Suite n°1(redux) s’est donné du 2 au 4 oct au T2G ;
Suite n°2, Centre Pompidou du 5 au 8 nov, jeu, ven, sam 20h3O, dim 17h ;
Suite n°3, Nouveau théâtre de Montreuil, du 15 au 18 déc, mar 20h, mer, jeu et ven 21h ;
Suite n°4, MC93 Bobigny, du 19 au 22 nov, jeu et ven 20, sam 18h, dim 16h ;
blablabla, Théâtre 95 le sam 17 oct 19h30 ; Théâtre 14 du 10 au 21 nov mar au ven19h, sam 16h ; Pantin, Théâtre du fil de l’eau le mer 25 nov à 15h et le sam 28 nov à 18h ; Lavoir Numérique de Gentilly le sam 30 janv à 16h30 ;
Jukebox, les représentations au théâtre de Gennevilliers sont terminées mais le spectacle sera en itinérance dans la ville en décembre et janvier ; MC93, le spectacle sera en itinérance du 10 au 14 nov puis du 30 nov au 5 déc ; maison de la musique de Nanterre, villa des Tourelles le ven 20 nov à 19h et et sam 21 nov à 18h ; Malakoff, fabrique des arts, les jeu 26 et vend 27 nov 20h, sam 28 à 18h.
L’Encyclopédiste, Centre Pompidou du 5 au 8 nov, Théâtre de Chelles le 19 janv.