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Quand, le moment venu, le mur s’ouvre par le milieu au fond du théâtre en bois, l’hêtre imposant se dresse là à mi-pente, il trône. De sa hauteur il toise ces milliers de paires d’yeux qui le regardent, un léger vent enveloppe ses feuilles et ses branches, doucement le voici qui bruisse. Il en sait des choses, il en a vu des merveilles. Il était là avant la construction du Théâtre du peuple à Bussang sous l’impulsion de Maurice Pottecher il y aura cent trente ans l’an prochain. Il a vu ces parois de bois s’élever à ses pieds, le sol de la scène légèrement en pente épouser le relief, puis les rangées de sièges en bois eux aussi, sans oublier la devise qui orne le cadre de scène, « par l’art » côté jardin, « pour l’humanité » côté cour.
Il a tout vu, il se souvient de tout. Des pièces touche à tout de Maurice Pottecher, du jeu élégant et du rôle important de Pierre Richard Willm, des directeurs-metteurs en scène qui se sont succédé lorsque l’État est devenu propriétaire des murs du théâtre : François Rancillac, Philippe Berling, Jean-Claude Beruttti, Christophe Rauck quelques autres encore. Julie Delille est la première femme a être nommée à la direction du Théâtre du peuple de Bussang, elle dont la compagnie Théâtre des trois Parques reste basée à Rezay, un minuscule village du Berry et forme avec le Théâtre du peuple un fécond « attelage ».
Le grand hêtre a manifesté son contentement en voyant arriver cette boule de feu intérieur qui connaît la nature, a souvent labouré les sentiers de sorciers du Berry et ne saurait confondre un hêtre avec un châtaignier. Depuis, ils ne se quittent plus. Et quand elle lui a annoncé qu’elle allait mettre en scène Le conte d’hiver, une des dernières pièces de Shakespeare dans la traduction de Bernard-Marie Koltès (version créée par Luc Bondy en 1988), un enfant presque du pays (Koltès est né et a grandi à Metz), l’hêtre a compris qu’il serait là, imposant, amical et verdoyant, près des actrices et des acteurs -une petite poignée de pros et de nombreux amateur.e.s- et qu’il aurait, sans aucun doute, un rôle à jouer: sien.
Comme l’écrit Shakespeare en préambule, « la scène est tantôt en Sicile, tantôt en Bohême ». Ici, en Sicile; dans une galerie du palais ou devant une cour de justice, là, en Bohème, dans un autre palais ou dans « une campagne déserte au bord de la mer » non loin de la maison d’un berger. Clémence Delille qui a fondé la compagnie le Théâtre des trois parques avec sa sœur Julie, signe des costumes mariant le sombre souvent austère des gens de pouvoir aux couleurs plus gaies et plus relâchées du peuple, et propose un décor tout en bois comme il se doit. A travers ses palissades hachées semble naître d’une union entre l’esprit du théâtre du peuple d’un côte et de l’autre cette pièce qui ne cesse d’explorer les méandres jusqu’au-boutistes de la jalousie où le soupçon n’a de cesse de s ériger en preuve. Cependant le décor du Palais sicilien sait aussi s’escamoter dans les cintres pour laissait place, en Bohème, à une lande plus ouverte, plus joyeuse à l’ heure de la fête de la tonte des moutons lesquels descendront de la colline jusqu’à folâtrer sur le plateau lorsque les murs du fond s’ouvriront. Bref le « conte » aura le dernier mot et la tradition de Bussang sera honorée.
Donc, dans son palais de Sicile, le roi Léontes, sa femme Hermione enceinte et leur fils Mamilius, reçoivent le roi de Bohème Polixènes, les deux rois sont des amis d’enfance. Tout déraille quand Léontes soupçonne dans les gestes anodins de se femme et de son ami -des doigts qui s’effleurent-, un geste coupable. La plaie est ouverte, le venin de la jalousie s’y engouffre. Le roi se persuade que l’enfant attendue par son épouse n’est pas le sien mais celui de Polixènes. Peu osent le contredire, sans frein sa folie galope, il fait enfermer sa femme, emprisonne son fils (qui en mourra). C’est en détention qu’Hermione accouchera de sa fille Perdita qu’on lui prendra mais le bébé échappera à la mort voulue par le roi, grâce à l’intervention de Paulina et de son mari Antigonus, seigneur de la cour de Sicile. On apprend alors conjointement la mort de la reine et celle de son fils. Et le troisième acte s’achève par un berger qui, en Bohème, trouve le corps vivant du bébé et, à côté, un tas d’or.
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Seize ans ont passé nous dit le Temps en ouvrant le quatrième acte, plus solaire comme le suivant. La jeune Perdita qui ne sait rien de son identité et, le jeune Florizel, le fils du roi de Bohème (qui dissimule la sienne), tombent amoureux l’un de l’autre, un alliance apparemment contre nature (un prince et une paysanne) dont ne veut pas le roi de Bohème avant que les identités ne soient finalement dévoilées et le mariage entre Florizel et Perdita reconnu comme légitime après bien des péripéties. Le conte n’y trouverait pas son compte si la reine, bien que passée pour morte, ne ressuscite in fine grâce aux mains d’artiste enchanteresse et amie fidèle de Paulina pour embrasser sa fille Perdita, fille de roi pouvant donc sans ambages ni ruse épouser celui qu’elle aime et dont elle est aimée, le fils du roi de Bohème lequel roi est enfin réconcilié avec le roi de Sicile.
C’est à croire que ce conte d’abord cruel puis enchanteur, urbain puis campagnard, de Shakespeare a été écrite pour être jouée là, au Théâtre du peuple de Bussang. C’est tout juste si le grand hêtre, malgré son grand âge, ne se penche pas pour saluer la troupe d’une bonne vingtaine de personnes quand la fête de la tonte bat son plein de danses et de musiques.
Sur scène, d’excellents acteurs professionnels -Laurence Cordier (Hermione, Perdita), Elise de Gaudemaris ( Paulina), Baptiste Relat (Léontes) et Laurent Desponds (Polixènes) se mêlent délicieusement à une nombreuse troupe de comédien.nes amateurs, amatrices du Théâtre du peuple, citons en deux, Yvain Vitus (Camillo) et Jean-Marc Michels (le berger). Ajoutons à cela les charmes musicaux de Julien Lepreux et les lumières subtiles d’Elsa Revol. Et, conjuguant le tout, assistée par le dramaturge Alix Fournier Pittaluga, la direction délicatement sensible de la metteure en scène Julie Delille.
D’elle, on connaît les talents conjugués d’actrice et de metteure en scène de textes par forcément théâtraux : Je suis la bête (lire ici), Seul ce qui brûle (lire ici) ou La jeune Parque (lire ici). Son Conte d’hiver montre qu’elle sait aussi embrasser des projets d’envergure mêlant pros et amateurs autour d’une pièce de Shakespeare peu souvent montée où Ophélie, échappée d’Hamlet, semble conseiller la jeune Perdita en habit de paysanne à l’ heure d’offrir du romarin et de la rue au père de celui qu’elle aime. Le spectacle de Julie Delille est beau comme un bouquet de fleurs des champs. Elle est chez elle à Bussang, d’ailleurs elle y vit désormais.
Le conte d’hiver, Théâtre du peuple de Bussang (Vosges), à 15h, du jeu au dim (durée environ trois heures avec entracte), jusqu’au 31 août.
La traduction du « Conte d’hiver » par BM Koltès est parue aux Editions de Minuit.