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Billet de blog 9 mars 2018

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« The Prisoner » : un spectacle léger, simple, souple, libre

Peter Brook et son habituelle collaboratrice Marie-Hélène Estienne ont écrit et mis en scène « The Prisoner », spectacle joué par une poignée d’acteurs venus d’Inde, d’Afrique, d’Angleterre... Les derniers spectacles de « Peter » étaient d’une confondante simplicité ; celui-ci l’est plus encore.

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Illustration 1
Scène de "The prisoner" © dr

Est-ce le privilège du grand âge ? Toujours est-il que Claude Régy (né en 1923) et Peter Brook (né en 1925), que tout sépare par ailleurs (le travail avec les acteurs, les traitements de la voix, du corps et du texte, l’approche de l’espace, la conception des éclairages, etc.), semblent, l’un et l’autre, atteindre, dans leur dernier spectacle, une confondante légèreté, une simplicité extrême. L’un dans l’intensité tendue née de la nuit (Régy), l’autre dans la souplesse douce fille du soleil (Brook). Nous avons déjà parlé de Rêve et Folie signé par Régy (lire ici), voici que nous vient, dans l’antre des Bouffes du Nord, The Prisoner dont le texte et la mise en scène sont signés Peter Brook et Marie-Hélène Estienne (sa proche collaboratrice depuis longtemps).

Un voyageur occidental

Un sol de terre aux couleurs chaudes, des morceaux de bois comme oubliés d’une rivière asséchée, une souche, un banc de bois que l’on soulève d’une main. Tous les spectacles de Peter Brook qui, depuis Les Iks, ont voyagé en Inde ou en Afrique auraient pu se dérouler ici, dans ce paysage assorti de rares accessoires tels une gamelle et une boîte d’allumettes. Le spectacle Les Iks s’inspirait du livre d’un ethnologue et ce dernier nous entraînait chez ce peuple de l’Ouganda. Dans The Prisoner, c’est un voyageur occidental – peut-être bien Peter Brook lui-même – qui arrive dans une « faraway land ».

Un jour, au marché, il entend parler d’un « remarkable man » (on se souvient que Brook a réalisé en 1976 un film qui a pour titre Rencontres avec des hommes remarquables), un certain Ezekiel. L’étranger lui dit être venu visiter une forêt extraordinaire avec de très vieux arbres. Ezekiel connaît bien cette forêt et il dit au voyageur occidental qu’au milieu de son voyage il va traverser un désert. Là, il verra un grand bâtiment blanc, un prison. Il lui conseille alors de monter sur la colline, en haut, il remarquera un homme qui, assis, fait face à la prison. « C’est mon neveu. Il s’appelle Mavuso. Il a commis un crime indicible », dit Ezekiel.

Qu’est-ce qu’un crime indicible ? se demande le voyageur. La réponse, c’est le spectacle The Prisoner. Revenant en arrière, le récit va dérouler cette histoire et la poursuivre bien au-delà du présent de cette première rencontre entre le voyageur occidental et Ezekiel.

Les sons de la forêt

Cela ressemble à un conte oriental ou africain. Et comme souvent dans les contes, ça va loin. Brook ne s’embarrasse pas de scènes explicatives. Dès la seconde scène, on voit une jeune fille, Nadia, raconter à Ezekiel que son frère Mavuso l’a surprise au lit avec leur père, et qu’il vient de tuer ce dernier. Viol ? Pas le moins du monde. Après la disparition prématurée de son épouse, le père s’était tourné vers sa fille avec le consentement amoureux de cette dernière. Est-ce parce qu’il est amoureux de sa sœur (ce qu’il lui confessera) que Mavuso a tué leur père ?

« On ne tue pas son père », réplique Ezekiel qui punit son neveu en lui brisant les jambes avant qu’il ne soit condamné par la justice du pays à 20 ans de prison – peine qu’Ezekiel, homme sage et influent, va pouvoir transformer en épreuve initiatique. Il emmène Mavuso pour qu’il entende pour la dernière fois les sons de la forêt et le conduit sur la colline face à la prison au milieu du désert. Il est là, en quelque sorte face à lui-même, à sa prison intérieure. Là commence l’épreuve dont Mavuso sortira grandi, purifié après bien des péripéties telle cette rencontre avec le bourreau qui, dans la prison, coupe des têtes.

Brook raconte que cette histoire de peine commuée lui a été racontée en Afghanistan par un maître soufi qui en aurait été l’instigateur. Brook comme d’autres voyageurs a probablement vécu lui-même une autre scène. Des années après, le voyageur revient voir le vieil Ezekiel. Ce dernier est en train de dîner d’un maigre et peu ragoûtant frichti. Ezekiel propose au voyageur occidental de partager son dîner. Peu attiré par la pitance, il lui dit avoir déjà dîner. Un mensonge qui lui restera comme une honte, un remords que le spectacle absout.

Voyelles et consonnes

Parmi les acteurs venus d’Inde, d’Afrique, d’Angleterre et d’ailleurs, seul Ery Nzaramba avait déjà été dirigé par Peter Brook (dans The Suit, lire ici, et Battlefield, lire ici). Les autres (la jeune Kalieaswari Srinivasan, Hiran Abeysekera, Omar Silva et Sean O'Callaghan) se glissent comme des chats dans la grâce délicate, l’humour en loucedé et l’évidence des gestes simples du mouvement brookien. Débarrassé de tout oripeaux, le jeu où les silences sont les plus belles paroles semble aller de soi alors que c’est le résultat d’un travail conséquent pour atteindre la magnificence avec trois fois rien Déployant les atours de sa fondatrice convention, le théâtre est là, devant nous, perpétuellement naissant. Comment ne pas lui en être reconnaissant ?

Le spectacle se donne en anglais, la langue natale de Peter Brook et la langue commune à tous les acteurs. Dans un livre qui vient de paraître, Du bout des lèvres traduit de l’anglais et annoté par le fidèle Jean-Claude Carrière, Brook qui vit depuis un demi-siècle en France, fait la navette entre les deux langues dans des pages savoureuses. « En français, la mélodie passe par les voyelles, tandis qu’en anglais tout le mouvement, tout le rythme vient des consommes », écrit-il. Ou ceci : « entre le “Pourquoi ?” et le “Why ?”, le sens est le même, écrit Brook ; ce qui diffère, c’est le son : “Pourquoi ?” est une interrogation qui demande une explication. “Why ?”, au contraire, est une bulle d’air. L’“y” à la fin du mot s’ouvre comme pour s’étonner de la question qui vient d’apparaître. » The Prisoner peut s’échapper, Le Prisonnier resterait enfermé.

Théâtre des Bouffes du Nord, du mar au sam 20h30, et mâtinée les sam à 15h30, jusqu’au 24 mars ;

Stadsschouwburg Amsterdam du 28 au 31 mars ;

Théâtre Maurice Novarina, Thonon-les-Bains les 27 et 28 avril ;

Comédie de Clermont-Ferrand du 2 au 4 mai.

En automne prochain : Londres, New-Haven,  New York.

Du bout des lèvres, éditions Odile Jacob, 138 p., 14,90€.

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