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Un buste de César. En pierre, en plâtre, peu importe. Il est là, posé sur une table, pesant de tout son poids de symbole et regardant comme nous la lutte pour le pouvoir suprême qui se dispute sous nos yeux avec l’amour comme mouche du coche. Le buste fait partie du décor puisqu’il est là. Mais on ne sait trop quoi faire de ce buste. Il encombre. On le déplace, on le met par terre, on le remet sur une table. Et puis, quand cela se corse, quand on se dispute la suprématie du « vaste monde », vingt ans après l’assassinat de Jules César, quand ça devient sanglant, le buste disparaît du paysage.
Un oiseau en bois coloré. On reconnaît un ibis. Oiseau qui, dans l’Egypte ancienne, tenait lieu de tête au dieu Thot, dieu de l’écriture, scribe des dieux et veilleur de la justice. L’oiseau se pose dans le décor quand les affaires de Cléopâtre et de son amant Antoine traversent une période de trouble qui s’achèvera par leur double suicide, mais pas ensemble, l’Histoire est mal faite. L’oiseau se pose dans le décor vers l’avant-scène, regarde du côté de Cléopâtre d’un air que l’on peut imaginer protecteur. Et puis, lui aussi s’envole, disparaît.
Le buste et l’oiseau
Entre la masse de pierre sculptée à la couleur terne et la légère sculpture en bois de l’oiseau bariolé, il y a tout un monde. Celui qui sépare Rome d’Alexandrie, deux empires et, entre les deux, l’arc tendu d’une histoire d’amour. Ces deux objets – au théâtre, on parle d’accessoires – sont inutiles, ils ne jouent aucun rôle dramatique, ils ne sont nullement déterminants dans le déroulement de la pièce et le cours du spectacle. Ils sont posés là. Shakespeare n’a pas besoin d’eux pour écrire Antoine et Cléopâtre, l’une de ses plus longues pièces. Mais Célie Pauthe a besoin du buste et de l’oiseau pour parachever sa mise en scène fourmillante de détails. Le buste et l’oiseau sont comme des talismans, des symboles, des indices, des porte-bonheurs, pourquoi pas. César et Ibis veillent au grain tout comme Isis. Ils participent au charme infini de ce spectacle, le plus accompli, le plus libre, le plus inventif jusqu’à aujourd’hui des spectacles mis en scène par Célie Pauthe (mais je n’ai pas tout vu) laquelle dirige de main de maître le CDN de Besançon.
La partie n’était pas gagnée d’avance car Antoine et Cléopâtre est une pièce monstre, rarement mise en scène. Pour l’apprivoiser, Célie Pauthe a demandé à Irène Bonnaud une nouvelle traduction de la pièce et a collaboré avec elle.
Tout est parti d’un de ses précédents spectacles, Bérénice (lire ici). En voyant évoluer sur le plateau, Mélodie Richard (Bérénice) et Mounir Margoum (Antochius), elle les a vus dans Cléopâtre et Antoine, poursuivant autrement et plus violemment le frottement entre l’Orient et l’Occident. Fortifiant cela, il y eut son expérience irakienne. Célie Pauthe a effectué plusieurs séjours à Bagdad en liaison avec l’association Siwa et décisive fut sa rencontre avec le foudroyant metteur en scène irakien Haythem Abderrazak (dont les grands festivals français continuent d’ignorer l’existence) autour de l’Orestie d’Eschyle (lire ici). Ce travail lui a « ouvert une porte vers Antoine et Cléopâtre », dit-elle. De là à enrichir le spectacle d’éclairages musicaux orientaux faisant écho à la pièce, il n’y avait qu’un pas, vite franchi, avec Cléopatra, chanson extraite d’un opéra égyptien (inspiré par la pièce La Mort de Cléopâtre d’Ahmed Chawqi) immortalisée par le chanteur et roi de l’oud Mohamed Abdel-Wahab. Ou encore la célèbre chanson Ya Habibi taala chantée dans les années trente par Asmalah. A cela s’ajoutent trois poèmes de Constantin Cavafy, le grand poète grec né en Egypte à Alexandrie, des poèmes faisant écho à l’histoire d’Antoine, traduits, bien sûr, par Irène Bonnaud.
Garce et bouffon
Cléopâtre, aux yeux des Romains ? Une métèque, une bougnoule (ces mots n’y sont pas, ils n’existaient pas encore mais c’est tout comme). Une « putain », dit Démétrius au tout début de la pièce qui voit son « capitaine » Antoine, l’« un des trois piliers du monde », il y a peu

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flamboyant au combat sous sa cuirasse, « changé en soufflet et éventail pour refroidir les chaleurs d’une garce d’Egypte », cet homme qu’il admire est devenu le « bouffon d’une putain ». Antoine lui-même est pris au piège de son amour pour cette « reine ensorceleuse », dit-il, sa clairvoyance a laissé la place à ce qu’il nomme son « indolence ». Rome l’appelle, ses partisans l’appellent, Octave l’appelle, une guerre se prépare contre Sextus Pompéee qui tient « l’empire des mers ». Octave va informer Cléopâtre de son départ.
Elle apparaît, grande, élancée, son corps légèrement enveloppé dans des tissus vaporeux aux couleurs délicates, entourée des fidèles Iras (Mahshad Mokhberi, actrice iranienne, qui jouait Phénicie dans Bérénice), Charmian (Dea Liane, passée par l’école du TNS) et l’eunuque Mardian (Bénédicte Villain, violoniste). Plus tard, un témoin nous racontera la première rencontre entre Antoine et Cléopâtre sur une rivière, il la voit allongée dans une barque à la proue d’or martelé, aux voiles pourpres « si parfumées que le vent en était malade d’amour ».
A Rome, le sortilège de l’« ensorceleuse » s’estompe quelque peu. L’épouse d’Antoine, l’« indomptable » Fulvie, étant morte, on fait en sorte que le veuf épouse Octavie (Maud Gripon), une sœur d’Octave (Eugène Marcuse). Ainsi Octave et Antoine scellent-ils leur « réconciliation ». Cela ne durera pas, sinon Shakespare n’aurait pas été chez Plutarque choisir cette histoire.
Toute la pièce oscille ainsi entre deux pôles : les couleurs flamboyantes et festives, le triomphe féminin de l’Egypte et de l’amour d’un côté ; de l’autre, l’empire romain affairiste, conquérant les pays et les marchés dirigés par des hommes (aucune femme et une bonne dose de misogynie). Tous, Octave le premier, en manteaux gris d’aujourd’hui, prêts à entrer dans un conseil d’administration du CAC 40. Subtils costumes signés Anaïs Romand (pléiade de merveilles pour Cléopâtre) et bel espace ouvert du scénographe Guillaume Delaveau où chaque accessoire a valeur de signe.
Antoine et Cléopâtre
D’un côté, un lit vaporeux (qui, plus tard, laissera place à un tombeau) entouré de coussins ; de l’autre, une table et des chaises spartiates. D’un côté, l’amour et l’indolence ; de l’autre, le pouvoir politique ourlé d’une stratégie d’empire. D’un côté, le chaud ; de l’autre, le froid. Et entre les deux, un Antoine à la fois indécis et déterminé, aux tenues un peu débraillées, courageux mais sur la mer « abandonnant la bataille au moment crucial » pour rejoindre la flotte enfuie de Cléopâtre. D’où ce dialogue d’une rouerie sublime :
« Cléopâtre. Oh mon seigneur, mon seigneur, / Pardonnez mes voiles pleines de peur, je n’aurais jamais pensé / Que vous me suivriez.
Antoine. Egypte, tu ne le savais que trop bien / - Mon cœur était attaché par des cordes à ton gouvernail - / Que tu me traînerais après toi. Sur mon esprit / Tu connaissais ton pouvoir absolu, et qu’au moindre / Geste de toi, j’en oublierais les ordres des dieux.
Cléopâtre. Oh je demande ma grâce ! »

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Octave, stratège hors pair, aveuglé de politique, ne croit pas à la possibilité de l’amour fou. Antoine, plus lucide, sait que son temps est passé, se sachant « sur le déclin ». Vaincu, devenu moins que rien, dernier coup de rein de l’ancien monde, il se retourne contre Cléopâtre, la traite de tous les noms, avant de se tuer, croyant que, ultime stratagème de la reine d’Egypte, Cléopâtre vient de se suicider. Il mourra dans les bras de la reine éperdument aimée, comme un vieil acteur retrouve son talent d’antan pour mourir en scène dignement (extraordinaire Mounir Margoum). A Cléopâtre (Mélodie Richard qui grandit et atteint les sommets au fur et à mesure que la pièce avance), celle qu’Antoine aimait à surnommer « mon serpent du vieux Nil », il ne reste plus qu’à offrir son sein au poison d’un aspic comme, avant et après elle, ses plus proches amies. Les derniers mots, c’est le devin (envoûtant Lounès Tazaïrt) qui les dira. Un poème de Constantin Cavafy qui, comme ses deux autres poèmes dits par le même acteur au fil de la pièce, se souvient d’Antoine, de Cléopâtre, des enfants de cette dernière et d’Alexandrie.
Ce voyage inouï, ponctué de stupeurs et de tristesses, que nous offrent Shakespeare dans cette nouvelle traduction, la mise en scène de Célie Pauthe, le travail fantastique des treize actrices et acteurs et de la nombreuse équipe technique, n’aura duré que quatre heures.
Spectacle vu au CDN de Besançon en janvier 2021,. Antoine et Cléopâtre y a été repis cette saison, après Bourges et Valence, le spectacle à l’affiche du théâtre de l’Odéon-Berthier jusqu'au 3 juin.