
Christophe a onze ans et vit avec ses parents en Bretagne. « Je suis fou aux yeux de mon père, mais ce n’est pas de la folie héréditaire, celle qui prospère du côté de ma mère, ce n’est pas une question de sang pourri, de constitution nerveuse défaillante, si je suis fou à ses yeux, c’est parce je suis un enfant homosexuel. Il le voit, il ne voit plus que ça quand il me croise dans la maison », écrit Christophe Honoré au cœur de Ton père (page 121, édition Folio).
Homosexuel et père
Vingt ans plus tard, il a rendez-vous chaque mois avec une amie pour faire un enfant. C’est une fille. C’est ainsi que le récit – comme le spectacle – commence : par cet homme qui nous parle de sa fille entrant dans sa chambre avec à la main un papier qui a été punaisé sur la porte de leur appartement avec ces mots : « Guerre et paix, contrepèterie douteuse ». Père et gay donc. Le récit Ton père comme le spectacle au titre éponyme vont entrelacer l’enquête (qui a punaisé ça ? et, plus tard, qui a déposé une merde devant la porte ?) et le retour de Christophe devenu écrivain (et cinéaste) sur sa vie, en particulier son adolescence en Bretagne.
Dès qu’il a lu ce récit en décembre 2017, le metteur en scène Thomas Quillardet a contacté Christophe Honoré pour l’adapter au théâtre. On le comprend. C’est un récit à la première personne, vif, qui fait intervenir une foultitude de personnes : la sœur, la mère, le père, les copains et les copines d’autrefois, la fille et les parents d’élèves, l’instit... Tout cela innerve, dans un désordre rétrospectif, l’éveil des sens, l’homosexualité précoce et, conjointement, très tôt, le désir d’avoir un enfant (Christophe rêve de mettre enceinte toutes les filles avec lesquelles il couche). L’éveil aussi de l’écriture : au lycée, on sait qu’il écrit des poèmes, le proviseur lui commande une pièce pour la fête de fin d’année, « vous êtes notre Claudel, jeune homme ».
Avec un instinct sûr du théâtre, Thomas Quillardet a coupé toutes les digressions que s’offre le narrateur : sur Gide, sur la liste intégrale des cent dix-huit auteurs homos de sa bibliothèque (Proust étant encadré par Platon et Py) ou tel bref accès de lyrisme (la litanie des « nous sommes tous des... ») ; pour s’en tenir à la famille, à la vie du narrateur hier et aujourd’hui avec sa fille ( garde trois jours par semaine en aletrennace avec l'amie-mère) et à la recherche du ou de la coupable, forcément une personne qui connaît l’endroit où se situe la porte de son appartement.
La multitude des lieux et des scènes se déroulant sur une trentaine d’années ont conduit Quillardet et sa scénographe Lisa Navarro à opter pour un plateau nu avec incidemment quelques rares accessoires (chaise, table) et un espace quadrifrontal que ne quitte pas le narrateur-héros Christophe interprété par Thomas Blanchard. Les quatre autres acteurs et actrices – Claire Catherine, Morgane El Ayaoubi, Cyril Metzger et Etienne Toqué (tous anciens élèves de l’école de Lille où Quillardet les a rencontrés) – passent d’un rôle à l’autre, se tenant en lisière assis près du public quand ils n’interviennent pas. Une légèreté et une justesse du jeu en accord avec la vivacité de l’écriture et ses sauts dans le temps. La force du spectacle autant que sa délicatesse tiennent dans la confiance absolue que Thomas Quillardet accorde au texte et au talent des acteurs pour le faire vivre.
« invoquer et convoquer »
Si Christophe Honoré compte avec raison sur le talent des acteurs de la Comédie-Française, il n’en va pas de même pour le texte de Du côté de Guermantes où Proust romance sa vie comme Honoré le fait pour la sienne dans Ton père. Il entoure le texte comme on met de la Chantilly sur une glace, ce qui est joli mais altère le parfum. Il le cerne, l’englue dans une multitude d’adjuvants : effet stroboscopique, guitare électrique, débauche de chansons et de musiques – Moody blues (Nights in white satin), Cat Stevens (My lady d’Arbanville), Sylvie Vartan (La Maritza), Léo Ferré (Ton style c’est ton cul), Philip Glass, etc., corps de femme inutilement mis à nu, multiplication quasi névrotique des micros (cravate, perchman, sur pied), citation très approximative de Pina Bausch. Etc. Autant de cache-misères ou, si l’on veut, de masques pour endiguer la peur au moment d’escalader à mains nues une face nord réputée à haut risques. D’ailleurs, Honoré n’hésite pas à faire usage de son piolet pour heurter le texte.
Rares sont les metteurs en scène qui se risquent à adapter au théâtre A la Recherche du temps perdu. « Bien sûr qu’il est ridicule de prétendre adapter Proust, au théâtre comme au cinéma, c’est une entreprise pourrie d’avance », prévient Christophe Honoré dans une lettre aux acteurs envoyée avant le début des répétitions et publiée dans le programme de salle. Alors il propose d’effectuer une « séance de nécromancie », « invoquer et convoquer » et non adapter. Un peu comme dans Nouveau Roman (lire ici) et Les Idoles (lire ici), il invoquait des chers disparus. Des ombres, des fantômes.
De Christophe à Krzysztof
Sauf qu’ici, ce ne sont pas des écrivains, des cinéastes mais des personnages de fiction qui nous arrivent filtrés par l’écriture de Proust, au demeurant ici et là malmenée par la réécriture d’Honoré (ce que ne fait pas Quillardet). « Rien n’est plus dangereux que d’isoler La Recherche dans un système de références patrimoniales et académiques », poursuit Honoré dans sa lettre aux acteurs. Nullement académiques, Jean-Yves Tadié, Jean-Pierre Richard, Gilles Deleuze et Gérard Genette, pour ne citer qu’eux, avancent d’autres pions. « Je crois à la force du montage, au plaisir de la friction, poursuit Honoré. Je crois que c’est en offrant à ce texte des reflets d’aujourd’hui que nous lui seront le plus fidèles. » Une phrase plus volontariste qu’intimiste. Et c’est ce qui fait toute la différence entre ce spectacle superficiel qui ne vaut que par ses effets et ses numéros (admirables) d’acteurs qui savent y faire et en jouer et le spectacle troublant qu’était Les Français de Krzysztof Warlikowski inspiré lui aussi de La Recherche (lire ici).
Il serait injuste de ne pas citer les acteurs qui, dans ce spectacle un peu conçu comme un album, ont tour à tour « leur » scène. Cela va de Gilles David (Le Marquis de Norpoix) à Rebecca Marder (Rachel), de Dominique Blanc (la marquise de Villeparisis) à Loïc Corbery (Charles Swann), d’Elsa Lepoivre (Oriane de Guermantes) à Serge Bagdassarian (Baron de Charlus), de Sébastien Pouderoux (Robert de Saint-Loup) à Laurent Lafitte (le duc Basin de Guermantes), de Florence Viala (la princesse de Parme) à Julie Sicard (Françoise puis la comtesse d’Arpajon) ou Yoann Gasiorowski (Bloch, le journaliste) pour ne pas tous les citer. Stéphane Varupenne tient le rôle de Marcel, le narrateur. L’acteur, choisi à dessein, ne ressemble pas à Proust. « Blond et carré d’épaules », comme le décrit Honoré, il se rapproche du Christophe de Ton père.
Ton père a été créé à la Comédie de Reims, il sera au Monfort du 18 nov au 28 janv dans le cadre du Festival d’automne puis en tournée à la Piscine de Châtenay-Malabry les 1er et 2 déc, au Théâtre de Chelles le 4 déc, à L’Avant-Seine à Colombes le 8 déc, au Théâtre d’Alfortville le 10 déc, au Gallia théâtre de Saintes le 15 déc, à la salle Jacques Brel de Pantin le 19 janv, au ThéâtredelaCité - CDN de Toulouse du 26 au 29 janv. Le récit de Christophe Honoré est paru en Folio.
Du côté de Guermantes, Théâtre Marigny, jusqu’au 15 nov, consulter le site de la Comédie-Française pour les éventuels annulations et changements d’heure dus au couvre-feu.