
Comme le nom l’indique le «roman-performance » met le roman en tête de gondole, avant l’auteur et avant la performance. Le spectacle commence par la projection sur un écran de l’exergue du roman de Maurice Pons Les saisons, une magnifique phrase : « Tant de magie pour rien/ Si ce n’est ce souvenir d’un autre monde ». Cela donne envie de fouiller dans les œuvres de son auteur, Georges Shehadé et de relire ses pièces montées dans les années 50 et 60 et aujourd’hui quasi oubliées. Puis, ce sont les deux premières pages du roman Les saisons qui sont projetées sur un écran et cette fois, lues en voix off . Première phrase : « Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là bas : la saison pourrie ».
D’où vient cet « il « ? Pourquoi a t-il quitté son logis, sa famille ? On ne le saura pas. Il dira, en passant avoir « beaucoup souffert autrefois » et avoir « connu d’abominables horreurs ».A -t-il fuit pour oublier ? Cherche-t-il une terre amie ? « L’homme marchait d’un pas lent et appliqué en s’aidant d’un bâton. Il portait sur le dos un havresac et rentrait la tête dans les épaules, se faisant plus massif pour échapper aux bourrasques. Il semblait arriver de loin ». Pas de touristes, pas de visiteurs dans ce pays humide, glacé, venteux. On apprend le prénom du vagabond-voyageur au détour d’une phrase : « Siméon, sous la pluie, parcourut un village aveugle ».
Qui est il ? Un étranger assurément pour les villageois avec tout ce que cela charrie de méfiance, de curiosité et de jalousie. « On a pas besoin d’étrangers « dira le seul aubergiste du village qui finira tout de même par lui louer une chambre. C’est là que Siméon écrira son journal qui ponctue le roman de Pons. Siméon sera-t-il le messie qui va donner de l’espoir à ce pays comme oublié des dieux ? Siméon, pour ce qui le concerne, croit avoir trouvé la terre rêvée. « Je vais pouvoir écrire, écrire, écrire. Je vais vider mon cœur de tout son pus ». Il ira de désillusions en coups bas. Il deviendra pour finir un bouc émissaire et sera lapidé à coups de pierres. Magnifique roman devenu culte.
Comme il l’avait fait pour L’éducation sentimentale au Cabaret de curiosités 2018, Hugo Mallon cherche à nous faire partager son admiration pour un roman. Son Flaubert avait été réalisé la complicité de ses amis de la Compagnie l’éventuel hérisson bleu fut une réussite (lire ici) La tournée qui devait s’en suivre fut quasi anéantie par le Covid et et son cortège de fermetures. C’était un travail fait avec trois francs six sous recentré autour des actrices et des acteurs avec quelques costumes et quelques meubles (canapés) et accessoires. Cette fois, ayant un budget de production plus important, Hugo Mallon et ses amis de l’Éventuel hérisson bleu , on les comprend, ont eu envie d’aller plus loin, de passer du train en bois au train électrique. C’est grisant mais piégeant. Hugo Mallon fait un usage trop abondant de la vidéo en direct un peu à la manière d’un Castorf (mais sans sa dextérité) et s’offre la construction d’une conséquente baraque dont le spectacle est vite prisonnier. Loin de servir l’écriture de Pons qui ne se départit jamais une sidérante simplicité, il la noie trop souvent on sous un fatras d’agitation scénique.
Autant Mallon se lovait dans la phrase flaubertienne, autant ici sa mise en scène contredit trop souvent la basse continue des phrases de Maurice Pons dont on suit malgré tout la souplesse de la plume, au fil d’une histoire qui s’achève par un chemin de croix, celui de Siméon rampant dans l’étable vers un ossuaire d’animaux morts, martyrisé par les villageois se sentant trahis. Il revoit l’image de sœur « traînée par les pieds dans le sable » , l’appelle. On l’achève « comme une bête malfaisante ». Derniers mots de ce livre écrit en 1965 au Moulin d’Andé (haut-lieu de résidence pour écrivains) : « Et ce fut tout. Si quelque voyageur, un jour, vient à passer par ces lieux, à peine pourra-il distinguer, sous l’auvent de l’étable, au pied de l’ossuaire, le squelette d’un petit homme blanchi par le temps, parmi des ossements épars ». Quelques exemplaires du roman de Maurice Pons étaient en vente à la librairie de Phénix. Un quart d’heure après la fin du spectacle, il n’en restait plus. Bon signe.

Stefanie Aflalo interprétait le rôle de Madame Arnoux dans le précédent spectacle de Mallon L’éducation sentimentale. Je l’avais vue auparavant et je la verrais par la suite dans différents spectacles de la compagnie Les divins animaux de Florian Pautasso dont une extraordinaire interprétation de Loretta song de Copi (lire ici). Elle est également l’interprète principale de Jewish hour (prix Impatience) de Yuval Rozman.
Cette fois, la voici seule en scène dans ce qu’elle nomme une « conversation philosophique » (elle est titulaire d’un master en la matière), deux autres conversations sont en cours de préparation. C’est après son parcours universitaire qu’elle a lu Wittgenstein par le biais de Thomas Bernhard qui en fait l’un de ses personnages. Son solo Jusqu’à présent personne n’a ouvert mon crâne pour voir s’il y avait un cerveau dedans s’inspire librement du texte de Wittgenstein De la certitude.
« J’ai reconnu dans le style de De la certitude, quelque chose comme un modèle esthétique de jeu, tel que je le rêve, tel que je le vise : un jeu sans savoir-faire (l’écriture est simple, exempte de tout jargon philosophique), transparent (l’auteur se donne à voir au travail de la pensée, pensée qu’il déploie étape par étape, aucune étape n’étant camouflée, aucune question idiote n’étant censurée), courageux (l’auteur navigant ainsi à vue d’oeil dans les méandres de sa pensée prend le risque de se montrer bête,humain, faillible) » observe Stéphanie Aflalo. Autant de développements qu’elle active dans son double jeu.
Disposé devant le public un poste de télévision où apparaît le visage de l’actrice. Cette Stéphanie là donne des ordres à l’autre Stéphanie, celle qui est présente sur scène. C’est ainsi que cela commence. La suit est une partie de ping-pong de questions-réponses (comme « où va le temps qui passe ? »). A la fin c’est la balle qui gagne tandis que les raquettes comptent les points, l’humour tenant lieu d’arbitre. Un fin délice.
Le Cabaret des curiosités se poursuit jusqu’ au 26 février au Phénix de Valenciennes et ailleurs.
Les saisons de Maurice Pons, roman publié chez Christian Bourgois, édition poche, 254p, 7,50€
De la certitude, Ludwig Wittgenstein, bibliothèque de Philosophie, Gallimard.