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En 1960, le clairvoyant François Maspero eut l’idée de publier en un volume un texte de Paul Nizan paru en feuilleton dans la revue Europe au début des année 30 : Aden Arabie. Il demanda une préface à Jean-Paul Sartre lequel écrivit un texte conséquent et souvent bouleversant sur celui qui avait été son condisciple à la rue d’Ulm. L’un des plus beaux textes de Sartre, l’un des plus beaux textes de Nizan. Un cocktail explosif.
Les jeunes des années 60 et du début des années 70 qui entraient à Paris dans la librairie de François Maspero, La joie de lire (au 40 de la rue Saint Séverin, près de la place Saint-Miche)l, avaient deux possibilités : ou acheter Aden Arabie, ou le voler. Ce fut sans doute l’une des meilleures ventes de la librairie et l’un des livres les plus volés.
La librairie ferma en 1974... l’année où s’ouvrit la FNAC. Un peu plus tard, le cinéma Saint-Séverin disparut lui aussi ainsi que la librairie de la rue tenue par un poète. La rue Saint Séverin perdit son âme. Maspero devint un romancier apprécié. Les éditions la Découverte reprirent le flambeau éditorial et, avec une nouvelle couverture, republièrent Aden Arabie en 2002. C’est dans cette collection que Laurent Sauvage découvrit le livre sur les conseils de Marianne Clévy, alors directrice du festival « Terre de paroles » en Normandie, devenue depuis directrice de la Chartreuse à Villeneuve lès Avignon (Centre national des écritures de spectacles).
Comme beaucoup, l’acteur connaissait la première phrase du texte de Nizan : « J’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». Une phrase que reçoit cinq sur cinq la jeunesse d’aujourd’hui en ces temps de Covid, de privations et d'interdictions de tout poil. Après avoir lu le livre, Laurent Sauvage dit avoir « eu immédiatement envie de le faire entendre. » Avec raison, laissant de côté le récit du voyage, il associe le début et la fin du texte, ces pages où Nizan dénonce en phrases nerveuses « l’actionnariat, les rentes, l’hypocrisie des hommes au pouvoir, la corruption ; la domination des hommes sur les femmes, la place de la jeunesse dans la société » résume l’acteur qui dit avoir voulu réaliser « une forme courte et percutante ». Il y est pleinement parvenu en s'appropriant rythmiquement le texte en tandem avec le batteur et compositeur Eric Pifeteau. C’est là une forme de spectacle qui sied particulièrement à cet acteur au phrasé rythmé, quelque chose comme un lyrisme swingué où il excelle comme on a pu l’apprécier dans Le Père (texte de Stéphanie Chaillou sous la direction de Julien Gosselin, lire ici) et dans Howl (texte d’Allen Ginsberg sous le direction de Maya Bösch, lire ici).
En 1960, Sartre décrit la défaite de sa génération : « Nous avons crié, protesté, signé, contresigné ; nous avons selon nos habitudes de pensée, déclaré : ‘il n’est pas admissible…’ ou «’le prolétariat ne permettra pas...’Et puis finalement nous sommes là : nous avons tout accepté ». Nizan, lui, est mort en 1940 après s’être éloigné du Parti communiste, suite au pacte germano-soviétique. Pour Sartre, il est l’homme de la situation. « A ces ‘angry young men’ qui parlera ? Qui peut éclairer leur violence ? Nizan, c’est leur homme. D’année en année son hibernation l’a rajeuni ». Plus d’un demi siècle plus tard, les mots de Sartre sur Nizan et la jeunesse n’ont, comme les mots de Nizan lui-même rien perdu de leur impact. En Nizan, écrit Sartre, les jeunes « reconnaîtront leur propre voix. Il peut dire aux uns : vous mourez de modestie, osez désirer, soyez insatiables, délivrez les forces terribles qui se font la guerre et tournent en rond sous votre peau, ne rougissez pas de vouloir la lune : il nous la faut. Et aux autres : dirigez votre rage sur ceux qui l’on provoquée, n’essayez pas d’échapper à votre mal, cherchez ses causes et cassez-le ».
Sartre semblait paraphraser ce qu’il venait de lire chez Nizan aux dernières pages d’Aden Arabie et dont l’encre semble ne pas avoir séché, toutes ces pages sur l’ « homo economicus » ou bien ceci : « C’est le moment de faire la guerre aux causes de la peur. De se salir les mains : il sera toujours temps d’avoir des frères. (…) La fuite ne sert à rien. Je reste ici : si je me bats, la peur s’évanouit. Je suis à moitié sorti d’affaire. Il faut être attentif, ne rien oublier. Ils guettent au fond de leurs trous confortables : ce qui nous attend n’est pas un avenir séduisant.»
Hélas, ce spectacle J’avais vingt ans, je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie n’a été donné que quatre fois du 27 au 30 janvier à la MC93. Quatre fois ! Interdisant tout bouche à l’oreille, toute médiatisation et toute montée en puissance. On connaît la réponse : C'est la faute à Covid et son cortège de spectacles annulés, reportés, des calendriers embouteillés, engorgés.… Et alors ? Un tel texte ! Un tel acteur et son batteur ! Une telle pêche communicative ! Quatre fois ! Et basta. C’est quoi ? De la bonne conscience ? De l’affichage ? De l’inconséquence ? Du je sais bien mais...
Paul Nizan, Aden Arabie, La découverte poche, 164p, 7,90€.
J’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie, un spectacle de Laurent sauvage, mort au soir de sa quatrième représentation, en attente de résurrection.