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Billet de blog 30 août 2020

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Matthias Langhoff: radicalisme et espoir

« Le théâtre ne peut pas être tué tant qu’il y reste une passion. » Après son « monologue en zone rouge » suivi d’un addendum, le metteur en scène Matthias Langhoff achève son monologue par une « conclusion » titrée : radicalisme et espoir.

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Lire Le monologue en zone rouge et L'addendum

« Il est de la nature même de l’espoir
qu’il puisse être déçu,
sinon ce serait de la confiance. »

Ernst Bloch

1

Avec la pandémie, on assiste aujourd’hui à un effondrement social inimaginable, car la crise économique est déjà perceptible. Bien plus important que le sauvetage d’Air France et de Peugeot en puisant dans des caisses vides, il me semble que l’argent ponctionné pourrait servir à réfectionner toutes les écoles pour en faire des lieux sains, bien aérés, vastes et spacieux, dans lesquels l’apprentissage et l’enseignement pourraient se faire avec plaisir, sans masques ni discipline militaire. Les lieux de pauvreté, d’exploitation, de misère et d’ignorance sont des terrains fertiles pour les virus.

Dans la lutte contre Corona, on a besoin d’énormément d’argent pour devenir un pays avec beaucoup moins de pauvreté, d’exploitation, de misère et d’ignorance. Une lutte radicale contre toute forme de destruction de l’environnement, indispensable aussi dans la lutte contre Corona, absorbera, elle aussi, beaucoup d’argent.

Tout cela amènera à des bouleversements sociaux qui doivent être surmontés, non seulement par ceux qui sont au pouvoir, mais par la société tout entière. C’est un long processus de chômage et de fermetures d’entreprises. L’important pour un gouvernement sera d’éviter l’appauvrissement de tous et d’encourager à créer avec intelligence de nouveaux espaces de travail.

Afin de ne pas gaspiller de l’argent de manière insensée et de faire quelque chose pour l’art, je suggère de fermer indéfiniment les théâtres subventionnés par l’Etat, à l’exception de la Comédie Française. Je ne parle pas de la fin du théâtre et du chômage total, mais d’un retour provisoire à un état historique : la Comédie Française, face à une alternative culturelle de nombreux théâtres privés qu’il faudrait aider pour faire face au Corona. La fermeture des maisons subventionnées permettrait de réduire le personnel administratif.

Pas de public : pas de bureau de presse, pas de service de publicité, pas de programmes, pas de personnel d’accueil et autres.

La plus grosse économie touche toutes les institutions, comme la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles), etc., qui deviennent superflues. Les personnes ainsi libérées trouveront sûrement un travail plus utile dans la jungle administrative ou nageront librement dans une mer de questions.

2

J’ai eu une conversation sur la situation du théâtre en période de pandémie, avec une actrice avec qui j’ai travaillé avec succès dans les années 80 et 90 du siècle dernier, mais qui a depuis longtemps arrêté de jouer car elle n’a pas besoin de gagner sa vie grâce ce travail.

Il fut d’abord question d’Angelina Friedman, 102 ans, spécialiste des pandémies, puisqu’elle avait attrapé la grippe espagnole en bas âge en 1920 et récemment la Covid-19, à laquelle elle a également survécu. Que ce record de longévité éveille pour moi, au temps du Corona, la comparaison avec l’art théâtral – beaucoup plus ancien, ou peut-être déjà trop vieux – était évident. De plus, je n’ai pas forcément besoin d’une personne de 102 ans pour continuer à réfléchir ou à révoquer tout ce que j’ai écrit ces dernières semaines, ou pour suggérer une solution radicale.

Mon interlocutrice était plus intéressée par la femme de 102 ans et ses maladies que par les nécessités des gens du théâtre, car son abandon du métier n’avait rien à voir avec la Covid-19. L’idée de courir après ce travail, de se soumettre aux réalisateurs, aux critiques, aux politiciens locaux ainsi qu’aux modes et aux postures, espérant l’enthousiasme du public, et tout cela soumis à de nouvelles règles sanitaires peu respectueuses de l’art, lui paraissait peu attractif.

Elle suivait donc toutes mes notes sur un théâtre pendant et après la pandémie, comme des jeux d’esprit intéressants qui, cependant, n’affectaient en rien sa réalité. A la question de ce qu’avait représenté le théâtre pour elle, elle répondit qu’elle en avait eu du plaisir qu’il lui avait donné quelque chose dans sa vie.

Et ce plaisir restait vivant et inchangé, comme la nostalgie d’une cigarette pour un ex-fumeur.

Lorsque je lui demandai si elle aimerait encore jouer et répéter avec des partenaires sans être obligée de se produire devant un public, sans finalité, c’est-à-dire sans salaire également, elle a immédiatement accepté. L’idée qu’une telle forme de théâtre, dans tous les domaines de l’art théâtral, serait ouverte à tous ne la dérangeait pas. « Bien sûr », a-t-elle dit, « il faudrait avoir quelque chose à dire ; aussi bien des mots que des idées. Pour moi, le jeu est lié à la littérature, à la fois par les mots et par la possibilité de réagir au monde contemporain. Je pense que la misère du théâtre aujourd’hui – quelle qu’en soit la forme, avec ou sans public, avec ou sans pandémie – est que les acteurs veulent absolument jouer mais n’ont rien à dire. »

Là encore : c’est l’envie d’une cigarette à laquelle je ne peux pas céder, ne veux pas céder. « C’est exactement ce qui m’intéresserait. J’essaierais de réunir sur scène, comme je l’ai toujours fait, des gens dont l’art et la vie m’alertent, dans l’hypothèse qu’il n’y a rien à dire. Et cela au sens littéral. Silence, ou plutôt : muet pendant longtemps. Deux fois trois heures par jour, et le samedi seulement quatre heures. Un travail comme d’habitude, en somme. Pas d’exercice d’improvisation, mais un vivre ensemble dirigé dans un espace donné. Mouvements, regroupements, états. Trouver un chemin sans connaissance préalable du but. Un théâtre explicatif ou influent, qui connaît ses intentions, s’élabore toujours en connaissance de sa fin. Mais un théâtre qui raconte et ne relate pas, se développe pas à pas dans une direction, sans savoir à l’avance la fin du chemin. J’aimerais bien essayer ça ; rien d’autre. Les expériences diverses de toutes les personnes impliquées forment un récit qui chaque jour s’élabore et s’exprime à nouveau. »

Cette conversation a duré longtemps, mais je m’arrête ici dans le récit et je recommence différemment.

3

Le théâtre ne peut pas être tué tant qu’il y reste une passion.

Et ses espaces fermés n’ont pas à être brûlés, ainsi que le demandait Boulez pour les maisons d’opéra. Que les théâtres restent debout et soient entretenues en l’état, sans rien vendre ou céder. Il faut continuer à y travailler, sans quoi ils tomberont en ruines.

Travailler dans un théâtre signifie jouer, penser et ressentir, et cela de façon collective. Que tous ceux qui s’y intéressent et qui s’y trouvent bienvenus parmi les autres, y participent. Ma proposition de fermeture des théâtres, « l’espace fermé », fait une place à tous et à chacun, et est encore bien plus économe que « l’espace vide » à faible coût de Peter Brook qui renonçait à la scénographie et autres arts familiers du théâtre.

Un espace pour tous et pour chacun, un terrain d’essai dans une époque régie par la peur. Le théâtre, un espace d’espérance pour les analphabètes qui se sont engagés dans « Le Principe espérance ».

La plupart des analphabètes savent lire, mais il leur faut du temps pour déchiffrer, c’est pourquoi ils se réjouissent de chaque phrase déchiffrée. Le plus grand espoir cependant serait, qu’avec le temps, surgisse chez un public la curiosité de savoir et de voir ce que nous faisons en secret.

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