Edit après les résultats: l'auteur de cet article estime ne pas devoir retirer son exposé des raisons de ne pas voter Jean-Luc Mélenchon ainsi que les conclusions qu'il proposait in fine. Il continue à penser que les positions du tribun sur la Russie, l'Ukraine et l'Union européenne constituaient une objection rédhibitoire.
En revanche, je me suis très lourdement trompé en m'appuyant sur les sondages pour les pronostics du 2e tour. Je pensais que les résultats seraient dans la lignée de ceux qu'annonçaient les derniers sondages de vendredi (répétés par les estimations qui circulaient dimanche soir vers 19 heures): Le Pen et Macron au coude-à-coude à 24%, Mélenchon à 19%. Je pensais même que le vote Macron continuerait à descendre et que la possibilité d'un duel Mélenchon / Le Pen, avec élection de Le Pen à la clef, était une possibilité. Je n'avais absolument pas pensé à la possibilité que la peur de ce duel conduise, par exemple, à un vote utile pour Macron au détriment de Valérie Pécresse.
L’issue du deuxième tour est désormais dans les mains de Macron et des macronistes, qui doivent abandonner les provocations droitières et trouver quoi dire aux électrices et aux électeurs désespérés par les politiques de précarisation et de destruction des services publics.
Notons au passage que ce sont maintenant les insoumis qui sont plongés dans les affres du vote utile, puisqu'ils sont en train de calculer sur cette base leur vote du 2e tour, les yeux rivés sur les sondages. Je viens de lire un texte d'un insoumis expliquant que le vote utile contre MLP était de s'abstenir parce que Macron sera réélu mais qu'il faut qu'il soit élu avec le moins de voix possible, etc.
La Ve république est le régime qui écrase toutes les forces politiques sous le vote utile. Macron a fait un bon score grâce au vote utile. Et le paradoxe est que LFI, qui prétend lutter pour une VIe république, est en fait, à gauche, le parti qui doit ses bons scores du 2e tour au vote utile, c'est-à-dire aux institutions de la Ve !
En espérant que Le Pen ne soit pas élue, la question est désormais de savoir ce qui va se passer pour les législatives. Va-t-on assister à une répétition de la stratégie consistant à monopoliser les voix au nom du vote utile (stratégie à la fois gagnante, on vient de le voir puisqu'elle permet des scores impressionnants, et perdante, puisqu'elle ne rassemble pas suffisamment) ou y aura-t-il des tentatives sérieuses d’union de la gauche, sur la base de compromis rendant possible le soutien réciproque et donc l'élection à l'Assemblée nationale ? Dans tous les cas, un député n'étant pas chef des armées et n'ayant pas la main haute sur la diplomatie, il n'y aura pas de raison, cette fois-ci, de ne pas pratiquer le vote utile.
* * *
On peut supposer connues les raisons de ne pas voter pour Jean-Luc Mélenchon : Frédéric Sawicki les a méthodiquement détaillées.
Disons simplement que ces raisons tiennent à l'aveuglement et à la complaisance indigne de Jean-Luc Mélenchon envers les crimes du régime fasciste de Poutine ; au refus de reconnaître la gravité de cet aveuglement [1] et d'en tirer les conséquences (en particulier l'absurdité de faire de la sortie de l'OTAN un objectif du prochain quinquennat, absurdité redoublée par le refus maintenu d'une défense européenne) ; à la démagogie d'un programme qui devrait impliquer de facto un Frexit qui ne dit pas son nom. La désobéissance à l'UE prônée par ce programme donne l'image d'une sorte d'orbanisme de gauche dont l'effet serait d'autoriser toutes les désobéissances des États-membres, à commencer par les désobéissances de droite, anti-écologiques et anti-sociales, dont Orban est justement le modèle. Le nationalisme de gauche de LFI (nationalisme inclusif et antiraciste, assurément préférable au nationalisme de droite et au racisme, mais qui n'en partage pas moins avec lui une très inquiétante obsession complotiste du "communautarisme juif" et de son rôle fantasmé) ferait à l'échelle européenne le jeu des nationalismes de droite et assurerait leur triomphe. Il est permis d'estimer qu'il n'est pas souhaitable que la gauche sociale se réduise à la gauche nationaliste (rebaptisée "non alignée", ce qui est un euphémisme) et qu'un bon score de Jean-Luc Mélenchon ne fera que consolider l'impasse où la gauche s'est enfermée en se rendant incapable d'accéder au pouvoir pour gérer sa rente tribunitienne.
Ces raisons sont pourtant balayées, à gauche, par l'argument du "vote utile": empêcher Marine Le Pen d'accéder au 2e tour serait une raison suffisante pour voter Mélenchon, quoi qu'il en soit par ailleurs.
Cet argument, au vu des sondages, est irréel: Jean-Luc Mélenchon n'est pas en mesure de rattraper Marine Le Pen, qui est dans une dynamique ascendante et bénéficie elle aussi de la stratégie du "vote utile" contre Macron. Pourtant l'argument remporte un grand succès, au motif qu'on peut démentir les sondages. Christiane Taubira vient de se rallier à cet argument, dans une lettre où elle n'a même pas jugé bon d'ajouter une distance critique à son ralliement et de préciser que son vote pour Mélenchon se ferait malgré ses positions inacceptables sur le plan international.
Il faut donc réexaminer encore cet argument.
Le dilemme des prisonniers de Mélenchon
On peut résumer les discussions qui ont eu lieu à gauche ces derniers jours en deux dialogues imaginaires, mais "inspirés de faits réels", entre un militant insoumis et un électeur de gauche qui refuse d'être représenté par Mélenchon:
"Si tu ne votes pas Mélenchon, Macron sera élu et tu seras coupable." — "Mélenchon peut être élu contre Macron ?" — "Non, mais c'est à cause de toi."
"Si tu ne votes pas Mélenchon, Marine Le Pen sera élue et tu seras coupable." — "Tu feras barrage contre Marine Le Pen au 2e tour?" — "Non, jamais de la vie, mais c'est à cause de toi qu'elle sera élue, car tu savais que LFI ne ferait pas barrage et tu n'as pas voté pour LFI pour éviter la situation où LFI ne ferait pas barrage à Marine Le Pen."
Ces dialogues devraient suffire à illustrer l'absurdité où conduit un choix politique motivé dès le premier tour la stratégie d'un "vote utile" dépendant de la fiabilité des sondages. Cette absurdité a été remarquablement analysée par une récente note du blog de Ludwig17, qui souligne ce qu'il y a d'inadmissible à suivre l'injonction à faire barrage formulée par des gens qui ne veulent pas faire barrage.
On pourrait rassembler les difficultés de la décision dans un dilemme qu'on appellerait "dilemme des otages de Mélenchon", ou dilemme des prisonniers de Mélenchon.
Voici ce dilemme :
Sachant que Marine Le Pen peut être élue face à Macron, qu'elle est certaine d'être élue face à Mélenchon, et qu'un duel Macron / Mélenchon au 2e tour assurerait que Marine Le Pen ne soit pas élue — et, à en croire les sondages, que Macron soit réélu —, que doivent faire les électeurs qui souhaitent que Marine Le Pen n'ait aucune chance d'être élue ?
La ressemblance de ce dilemme avec le célèbre "dilemme du prisonnier" est double.
D'une part, les deux dilemmes reposent sur la difficulté de faire un choix rationnel lorsque l'issue de ce choix dépend du choix qui est fait par les autres acteurs (le choix le plus prudent faisant obstacle au choix optimal).
D'autre part, l'argumentaire insoumis repose sur le principe d'une prise d'otage qui tient l'électorat de gauche prisonnier: "puisque Mélenchon ne veut pas faire barrage au 2e tour contre Marine Le Pen et que l'absence de vote barrage risque de conduire à l'élection de Marine Le Pen, vous devez voter Mélenchon au 1er tour pour faire barrage à sa place à Marine Le Pen et éviter la situation où LFI ne fera pas barrage à Marine Le Pen".
Ce dilemme doit inclure dans ses calculs une possibilité très improbable, mais qui ne peut pas être ignorée si le calcul doit être rigoureux: la possibilité d'un duel Mélenchon/Le Pen.
Cette possibilité est exclue par les sondages. Mais la possibilité que Mélenchon devance Marine Le Pen est tout autant exclue par les sondages: si on s'en tient aux sondages, il n'y a aucune raison de "voter utile" et il vaut mieux appliquer la règle consistant à voter pour le candidat qui représente le mieux nos convictions.
Puisque donc les partisans du vote Mélenchon nous invitent à croire possible que Mélenchon obtienne davantage de votes que Marine Le Pen qui elle-même, selon les sondages, se rapproche de Macron, ils nous invitent en fait à croire qu'un duel Mélenchon / Le Pen est possible et entre dans les possibilités effectives.
Les sondages nous indiquent par ailleurs qu'en cas de duel Macron / Mélenchon, Macron l'emportera aisément; qu'en cas de duel Le Pen / Mélenchon, Le Pen l'emportera aisément; qu'en cas de duel Macron / Le Pen, la possibilité d'une victoire de Le Pen n'est pas exclue
La difficulté est ici que voter Mélenchon au 1er tour ne peut être utile qu'à la condition qu'il soit certain que Macron ait plus de voix que Marine Le Pen — certitude qui est précisément exclue par la croyance que Mélenchon peut dépasser Marine Le Pen.
Le dilemme du prisonnier naît de ce que les prisonniers ne peuvent pas se concerter. De manière comparable, ici, le dilemme surgit de ce que la concertation des électeurs est impossible. Pour que Mélenchon parvienne au 2e tour, il faudrait par exemple que les électeurs de Macron (qui doivent préférer un duel facile Macron / Mélenchon à un duel risqué Macron / Le Pen) se concertent de manière à répartir leurs voix de façon à ce que Mélenchon dépasse Marine Le Pen sans faire tomber Macron en troisième position.
Pour les électeurs de gauche, le dilemme naît du fait que voter Mélenchon ne peut avoir que deux effets: ou bien conduire à un duel Macron / Mélenchon à l'issue duquel, presque certainement, Macron sera élu confortablement; ou bien de conduire à un duel Le Pen / Mélenchon à l'issue duquel, presque certainement, Le Pen sera élue confortablement.
Dans le premier cas, le vote Mélenchon ne sert à rien, dans le deuxième cas, il contribuera à faire de la France un pivot d'un axe Poutine—Orban—Le Pen qui signifiera le triomphe à l'échelle européenne, et pour longtemps, d'un capitalisme mafieux, autoritaire, anti-écologique, raciste et violent.
Trois conclusions.
Tirons-en une conclusion à l'attention des mélenchonistes: si on ne vote pas Mélenchon et qu'on revendique son refus d'une gauche nationaliste soumise à un chef autoritaire qui s'est déshonoré à propos de la Syrie et de la Russie, on n'est coupable de rien, et certainement pas de la victoire de Macron ou de Marine Le Pen.
Si Mélenchon n'est pas en état de battre Macron ou Le Pen au second tour, c'est parce qu'il a passé les cinq dernières années à construire son plafond de verre et à bâtir son isolement sectaire. Ce plafond de verre ne sera pas détruit par des chantages et des insultes — au contraire. Il n'aurait pu être détruit que par un certain nombre de gestes, par exemple: un mea culpa de Mélenchon (et pas un négationnisme quant à ses positions antérieures), mea culpa impliquant un soutien ferme à l'Ukraine et, a minima, l'abandon de la sortie de l'OTAN comme objectif du quinquennat; un engagement à faire barrage à Le Pen, seul capable de justifier un vote barrage de la part des non-mélenchonistes; des gestes d'ouverture programmatique vers la gauche non nationaliste.
Tirons-en aussi une conclusion à l'attention des macronistes: ceux qui votent Mélenchon pour faire barrage à Le Pen ne sont coupables de rien. Si Le Pen devait être élue, ce serait d'abord la faute de ceux qui ont fait campagne pour elle ou ont assuré une publicité massive aux idées d'extrême-droite (CNews, Valeurs actuelles, Causeur, le Figaro Vox, et même la Revue des deux mondes, hélas ! ont joué un rôle décisif). Les irresponsables qui disent qu'il n'y a aucune différence entre Le Pen et Macron — et auxquels on conseillera la lecture de ce récent article de Véronique Nahoum-Grappe dans la revue Esprit — auraient aussi une certaine responsabilité indirecte. Mais la plus grande des responsabilités indirectes reviendrait au président en place, à son exercice solitaire du pouvoir en dehors des médiations de la démocratie représentative, à son mépris pour l'électorat de bonne volonté qu'il ne craint pas de décourager en annonçant la transformation du RSA en corvée féodale, à la colère produite par le délitement des services publics et la précarisation généralisée, à la normalisation des idées d'extrême-droite qu'a pratiquée son gouvernement (en particulier par la voix des ministres Darmanin et Blanquer).
Dès lors que, dans certains des milieux médiatiques les plus actifs dans le soutien à Macron, on n'a pas craint pas de dire que Le Pen valait mieux que Mélenchon — ce qui ne vaut pas mieux que l'équation "Macron = Le Pen" —, la possibilité d'une victoire de Le Pen a été admise dans les imaginaires dominants.
Tirons-en enfin une conclusion pour nous tous. Les présidentielles sont perdues pour la gauche, qui n'a aucune chance de l'emporter. Allons donc voter selon nos convictions, mais oublions les présidentielles : seules les législatives importent vraiment.
La seule chose qui vaudrait, c'est qu'il y ait à l'Assemblée nationale suffisamment d'élus de gauche pour que le président ne puisse pas mener les politiques d'un bloc droitier qui serait compact.
Et la première réforme qu'on attendrait d'une telle assemblée est que le calendrier électoral place les législatives avant les présidentielles.
On me pardonnera de citer un récent article d'Esprit à propos de cette "élection présidentielle qui engloutit dans son ombre les élections législatives qui doivent la suivre". "L’engloutissement est tel que les leaders de la gauche française qui, depuis cinq ans, auraient dû avoir la préparation des législatives comme principal sujet de préoccupation (et de négociations), donnent l’image d’un groupe de poissons qui auraient été attirés sur la terre sèche par l’éclat d’une brillante médaille (présidentielle) et qui, rivés à la croyance que rien d’autre n’importe que de posséder ce talisman pourtant hors de leur portée, se débattraient dans leur asphyxie. Tout se passe comme si la composition de l’assemblée des représentants du peuple, chargés de l’exercice de la puissance législatrice (qui est traditionnellement le cœur de la puissance souveraine), n’était qu’une annexe secondaire de la désignation du chef de l’État, qui serait au fond le Souverain en personne."
Nous sommes tous des poissons qui se débattent dans l'asphyxie des présidentielles et des calculs insensés qu'elles imposent. Pensons aux législatives. Et militons pour sortir de ce système électoral.
[1] On a pu entendre mardi 29 mars, sur Mediapart, l'équipe de campagne de Jean-Luc Mélenchon déclarer "nous sommes contre les livraisons d'armes [à l'Ukraine] parce qu'elles ravivent les tensions".
Parler de "tensions" pour désigner une agression militaire accompagnée de crimes de guerre et d'une idéologie génocidaire, supposer que l'acte de défendre les civils visés par des massacres consisterait à "raviver les tensions" (qui serait donc apaisées sinon?) dépasse l'entendement.
Qu'une phrase aussi odieuse ait pu être prononcée en dit très long. On ne peut s'empêcher aujourd'hui de mettre une telle déclaration en regard des exactions épouvantables commises à Bucha.