Mais où l'on voit que M. Yamamoto a éprouvé une satisfaction majeure, c'est quand il se met à raconter plus en détails les événements qui ont accompagné le départ des actionnaires de l'usine. Il est vrai que les premiers récits étaient très succincts et que cela paraissait un peu invraisemblable que tout d'un coup les actionnaires lâchent leur pouvoir… Alors M. Yamamoto évoque les découvertes qu'ils ont faites quand les salariés ont pu accéder aux informations de gestion de l'aciérie. Ces découvertes ont été de deux ordres. Tout d'abord quand les C31 ont voulu reprendre contact avec les fournisseurs de ferrailles, ils se sont aperçus qu'il n'y en avait qu'un. Un seul, domicilié dans un endroit situé entre Malaisie et Indonésie : un village sur une île improbable. M. Yamamoto dit qu'ils ont regardé avec Google Earth à quoi elle ressemblait… Vingt maisons entourant un petit port de pêche dans une île qui ne faisait pas cinq kilomètres de long !
Ils avaient entendu dire que les ferrailles venaient d'Inde, des fameux chantiers de démolition de bateaux qui faisaient travailler de pauvres bougres dans des conditions terribles, des documentaires avaient dénoncé ces conditions de travail. Alors ils ont suivi la piste des bateaux qui apportaient toutes ces ferrailles et ils ont pris contact avec les chantiers indiens. Les prix de vente à la tonne étaient trois fois inférieurs à ceux des factures payées par l'usine. Le propriétaire de la société intermédiaire était un des actionnaires de l'usine… Il recevait donc en plus de ses dividendes un bon pourcentage sur les ferrailles, sans avoir à payer d'impôts. Les C31 ont proposé de continuer d'acheter directement les ferrailles en en donnant le double. Pour corser le tout, l'entreprise de transport facturait aussi ses services à des tarifs surévalués, le propriétaire en était un autre actionnaire et toutes ces factures majorées ne passaient que par le chef comptable.
Ces découvertes et leur diffusion dans l'usine avaient sérieusement déstabilisé les actionnaires. Mais les C31 n'étaient pas au bout de leurs découvertes. Car ensuite, pour la vente des produits finis, ils ont compris que de la même manière les prix de vente étaient très largement majorés pour les clients : une société achetait presque toute la production à un prix tout juste au-dessus du prix de revient et revendait ensuite à tarif majoré aux clients du pays. Là c'était le PDG qui était aussi le propriétaire caché derrière un gérant fantoche de cette société soi-disant grossiste domiciliée à Singapour. Au total, tous les achats étaient au prix fort pour l'aciérie et les prix de vente au minimum. Il était clair qu'il n'y avait jamais d'argent dans les caisses de l'usine pour investir ou payer des salaires corrects. "Mais, vous les journalistes, vous savez bien tout cela puisque c'est le début de l'énorme débat qui s'est tenu d'abord dans notre pays, puis qui a fait le tour de la planète comme une traînée de poudre".
Les moyens de pression sur les actionnaires étaient très forts et ils n'ont pas insisté. Les effets de ces révélations sur les malversations qui duraient depuis des années ont été multiples et profonds. Une question de propriété s'est posée après que les actionnaires ont été chassés pour abus de biens sociaux et fraudes. Qui allait reprendre les titres de propriété de l'usine, des terrains, etc. ? C'est alors que deux règles semblent avoir été élaborées, elles nous servent toujours. Tout d'abord pour éviter que ne se reproduise ce pillage de l'entreprise par les actionnaires et les dirigeants, les C31 décidèrent que la gestion serait contrôlée par les C31 et que les actions ne représentaient plus des titres de propriété mais que leur valeur était un prêt remboursable par l'aciérie.
C'est ce calcul, déjà évoqué, qui avait mis en regard ce qui avait été avancé par les actionnaires et ce qui leur avait été payé sous forme de dividendes et de trafics sur les prix d'achat et de vente, le solde étant largement à leur profit, il n'était plus question de leur payer quoi que ce soit. Le même calcul a été appliqué sur les actions détenues par le public et quand les porteurs ont découvert qu'ils ne toucheraient plus de dividendes puisqu'ils en avaient déjà reçus davantage que la valeur d'un remboursement honnête de leurs avances, les actions se sont effondrées et les C31 ont décidé de les racheter au nom de l'aciérie.
Ici une seconde décision est venue compléter la première : les titres de propriété des bâtiments, du terrain et des installations de production ont été transmis à la commune pour un yen symbolique. C'est la commune qui désormais les louait à la coopérative de production de l'aciérie dans le cadre d'un bail emphytéotique de 50 ans. Un calcul permettait de corriger le bail en fonction des aménagements réalisés par la coopérative et des éventuels financements venant de la commune. La commune pouvait donc participer aux décisions concernant le devenir des terrains et des installations. Les bénéfices de cette location étaient versés sur un compte spécial et devaient servir à racheter d'autres terrains ou des bâtiments pour faciliter leur mise en coopérative ou l'installation dans la commune de jeunes agriculteurs qui ne seraient plus obligés de s'endetter pour travailler.
Les journalistes notent scrupuleusement que M. Yamamoto rit et se moque quand il évoque ces événements et la tête des actionnaires dépossédés du jour au lendemain sans qu'ils puissent protester. Son récit se poursuit : les syndicats ont fait passer les informations à leurs collègues des autres aciéries qui après les mêmes recherches ont obtenus des résultats similaires. Mais ensuite, la presse, volens nolens, est entrée dans le débat : d'un côté elle défendait le système et de l'autre elle était obligée de confirmer des informations devenues de notoriété publique par internet ! Ce grand écart a fait prendre conscience à une large partie de la population qu'une arnaque de grande ampleur la mettait à la diète depuis des années.
Ainsi, peu à peu, il apparaissait clair comme de l'eau de roche que si les prix de l'acier étaient majorés, alors tous les prix des produits qui intégraient de l’acier l'étaient aussi, les voitures aussi bien que les bâtiments et les boîtes de conserve… Et de proche en proche, tout le monde à découvert que l'enrichissement indu de certains était la règle. Les calculs alignaient des chiffres affolants. La presse bien pensante écrivait, oui certes il y a là un patron voyou, puis, oui en effet c'est toute la branche de l'acier, puis, oui on peut dire que c'est toute la production industrielle qui est touchée, puis effectivement même les services sont concernés indirectement, puis directement ! Car même les banques profitaient du système en prenant des intérêts sur des prêts qui auraient été inutiles si l'argent volé avait été réinvesti… "La concurrence libre et non faussée devenait la farce gigantesque du moment. Farce tragique souvent cependant, combien de morts d'accidents ou de maladies professionnelles, par négligence ou par des économies criminelles, voire par des assassinats délibérés de syndicalistes ? Le coût du capital devenait palpable et insupportable".
Parvenu à ce point de l'interview, j'ai trouvé dans la presse l'écho de ce débat national qui remettait en cause les prix mondiaux des ferrailles ou de l'acier, les ententes illicites par l'intermédiaire de paradis fiscaux qui fonctionnaient à plein dans la globalisation de l'époque. Les spéculateurs poussaient à la montée des prix à la grande satisfaction de ceux qui pouvaient en profiter au passage. Mais si des prix augmentaient certains baissaient, surtout pour les producteurs de base, ceux dont on disait que les salaires étaient toujours trop élevés et non compétitifs. C'est dans cette tension que le parlement a été obligé, pour arrêter le scandale qui allait mettre en prison la quasi totalité des dirigeants des grandes entreprises, de décréter que désormais les actions n'étaient plus un titre de propriété mais seulement le certificat d'un prêt à l'entreprise. Donc qu'une fois remboursée avec son intérêt fixé à l'avance, l'action était close.