La dernière partie de notre trilogie sur le Collège Stanislas aura pour objet sa tactique de rupture vis-à-vis de son contrat avec l’Etat et sur ses moyens autoritaires, voire policiers, d’imposer la foi chrétienne à ses élèves, pour les amener à transgresser la loi ; donc aussi sur sa manière de mener la fameuse « guerre scolaire » entre l’éducation catholique privée et la République.
Notre source principale sera le site Internet de l’établissement : celui-ci y publie son flagrant délit et le rend accessible à chacun, en donnant ses principes et son cadre à des pratiques qui violent ouvertement le principe constitutionnel de la liberté de croyance et la loi qui en découle. Dans la tourmente actuelle qui fond sur elle, l’administration du « Collège » pouvait toiletter rapidement son site ; elle ne s’en est pas soucié ou ne le souhaite pas. Ce refus obstiné de la loi malgré les enjeux (les financements publics de l’établissement, son label) interroge ; nous chercherons à l’expliquer.
Le flagrant délit de Stanislas : choisir l’établissement signifie adhérer à l’Evangile.
Selon la loi un établissement privé sous contrat « doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience. » Mais selon le site internet de l’établissement « Le choix de Stanislas comme établissement d’éducation suppose la connaissance de son projet de formation chrétienne et l’adhésion à ses principes et à ses fondements. C’est à partir d’eux que sont formulées les règles de vie de l’établissement, nécessaires à toute vie en communauté. » Au cas où ce ne serait pas suffisamment clair, il est aussi écrit : « L’Évangile reste sa seule référence fondamentale dans la mise en œuvre des principes éducatifs. »[1] Il est donc annoncé publiquement, et à destination des parents et des élèves qui pensent choisir Stanislas, que ce choix confirme l’adhésion à l’Evangile, autrement dit qu’il est conditionné par cette adhésion.
Le directeur de Stanislas le concède sur BMF TV, « les relations entre l’Eglise et l’Etat n’ont jamais été simples ». Il lui faut tenir, à propos de l’homosexualité et de l’avortement par exemple, des positions contradictoires entre doctrine de l’Eglise et doctrine républicaine, entre loi évangélique et loi temporelle ; c’est ainsi qu’il se réclame d’une « double légitimité » ; entendons que si elle ne tient pas, elle devient double absence de légitimité. Admettons donc aussi que les choses ne sont pas simples et voyons si quelques différences subtiles peuvent encore accorder ici l’Evangile et la République.
Une première différence subtile pourrait se glisser entre le « fondement » évangélique et les « principes » d’éducation qu’il fonde, mais outre que nous ne la comprenons pas, il est bien écrit que l’adhésion obligatoire concerne les deux. On veut bien entendre le directeur de Stanislas expliquer sur BFM TV que l’on enseigne dans son établissement « ce qu’est la foi catholique » sans obliger à y adhérer, son site internet dit exactement le contraire.
Une autre différence subtile pourrait se situer entre « l’adhésion » imposée à l’Evangile et la foi. Elle disparaît quand on voit que la formule de Stanislas utilise les mêmes termes que la fameuse « Déclaration sur les lois dites de laïcité et les mesures à prendre pour les combattre » rendue publique par l'Assemblée des cardinaux et archevêques de France le 10 mars 1925 : « Comme les lois de laïcité attentent aux lois de Dieu, comme elles nous atteignent dans nos intérêts spirituels ; comme après avoir ruiné les principes essentiels sur lesquels reposent la société, elles sont ennemies de la vraie religion qui nous ordonne de reconnaître et d'adorer, dans tous les domaines, Dieu et son Christ, d’adhérer à leur enseignement, de nous soumettre à leurs commandements, de sauver à tout prix nos âmes, il ne nous est pas permis de leur obéir. »
Une troisième différence pourrait se faire entre les « règles de vie » (évangéliques) de l’établissement et l’enseignement (prétendument laïque) qu’il dispense. Elle est contredite par la terminologie catholique, qui, nous venons de le voir, implique bien d’ « adhérer à l’enseignement » de l’Evangile ; elle est surtout contredite par ce qui se trouve au cœur des règles de vie des élèves de Stanislas selon le site de l’établissement, à savoir que « dans l’unité de leur vie, tout se tient ». La tenue tient donc elle-même ses différents sens : « La tenue physique, qui honore la dignité du corps humain, la tenue morale, c’est-à-dire la manière de vivre la relation à ce qui est vrai, bien, juste, honnête, la tenue intellectuelle, qui désigne les qualités de précision du langage, de structuration de la pensée, de clarté et de rigueur du raisonnement, la tenue spirituelle, fruit de la vie intérieure, qui façonne et édifie la personnalité ».
Donc « tout se tient » du fondement évangélique des règles de vie à l’enseignement, ce que confirment des formules soudées telles que « la manière de vivre la relation à ce qui est vrai », ou encore le lien entre la « structuration de la pensée » et la « vie intérieure » ; et surtout, tout se tient car cette « tenue » elle-même est une allusion implicite mais transparente à l’Evangile : au pouvoir divin de lier et de délier (Mat.16-19) qui s’exprime aussi dans une parabole du jugement dernier, celle du filet avec lequel le pêcheur ramasse les poissons avant de trier les bons et les mauvais (Mat. 13.47-50). Dumézil voyait là l’une des manifestations essentielles du pouvoir, celle du « souverain terrible » qui utilise ainsi toujours des liens, des lacets et des nœuds pour tenir ceux qui lui résistent (ainsi les licteurs de Romulus utilisent-ils leurs faisceaux de branches tressées), l’autre manifestation étant celle du « souverain juriste » qui transforme la force en droit et utilise le glaive pour ceux qui transgressent la loi[2].
Sur ces bases voyons comment s’organise cette « souveraineté terrible », donc qui tient Stanislas.
Tenir Stanislas : la fonction des préfets - inquisiteurs
Selon le « dispositif institutionnel original » vanté par le site de l’établissement, le Directeur a détient sous son autorité des « censeurs-directeurs » responsables d’un cycle (Collège, Lycée, CPGE) qui recrutent et dirigent dix-neuf préfets « garants de la mise en œuvre du projet éducatif ». Le décalque de la hiérarchie d’un établissement public (Proviseur, proviseurs adjoints, conseillers principaux d’éducation) n’est qu’apparent : la nomination désuète des postes cache (ou justifie) de vraies différences : les préfets sont à la fois des « CPE » - et exactement le contraire.
Un préfet a les attributions d’un CPE : il suit les élèves individuellement dans leur parcours scolaire, il « est présent au conseil de classe », « conseille les élèves sur leurs choix d’orientation », « peut convoquer élèves et parents », peut « recueillir ou de diffuser des informations qui selon les circonstances, peuvent être partagées par les adultes de l’établissement et les parents », et dispose d’un « pouvoir de sanction ».
Mais les CPE d’un établissement public, selon le Bulletin officiel de l’éducation nationale « concourent à la mission première de l'École qui est d'instruire et d'éduquer afin de conduire l'ensemble des élèves à la réussite scolaire et à l'insertion professionnelle et sociale et de leur faire partager les valeurs de la République. » Leur fonction éducative passe avant leur pouvoir de contrôle et de discipline ; ce dernier est cadré par un règlement intérieur, nécessairement conforme aux décrets, aux lois et à la Constitution. Ce même pouvoir est donc limité par la liberté de conscience et de croyance des élèves. Les CPE sont aussi protégés de leur hiérarchie par leur statut de fonctionnaires d’Etat. Ainsi leur mission est conforme aux exigences d’une éducation citoyenne.
Bien au contraire, les préfets sont recrutés directement par les Censeurs-directeurs, garants de « l’esprit Stan ». En termes exotériques, leur maintien en poste dépend de leur capacité à mettre en œuvre l’Education-évangélisation des élèves : selon le site de l’établissement, « ils sont présents à chaque niveau de classes pour accompagner les élèves dans leur croissance scolaire, humaine et spirituelle. Ils sont pleinement investis dans la formation chrétienne des élèves. » Autrement dit ils appliquent une « discipline générale » fondée sur l’Evangile. Donc grâce au miracle de « l’esprit Stan » les trois dimensions « scolaire, humaine et spirituelle » se tiennent et n’en font qu’une : elles fusionnent dans l’éducation religieuse. Il en découle aussi que les préfets sont trois personnes en une. La révélation de la Sainte Trinité, unifiée par le Saint-Esprit Stan, voilà ce que vivent et transmettent les préfets. Quant à la citoyenneté, elle hérite de tout le mystère d’une quatrième dimension, un mystère sans révélation – auquel personne n’est censé adhérer, et dont ne découle aucune règle de vie.
Les préfets sont donc le bras séculier du Saint-Esprit Stan : ils tiennent les élèves en tenant ensemble la foi, la discipline et l’éducation. Ils transforment les attributions du CPE en pouvoirs d’inquisition, qui s’étendent de la « réprimande » aux sanctions à l’orientation des élèves en passant par les appréciations du conseil de classe.
Bien sûr, ils appartiennent à une équipe composée majoritairement d’enseignants. Il y a là peut-être un contrepouvoir, mais n’oublions pas que « tout se tient » et que les enseignants sont donc censés adhérer au Saint-Esprit Stan. Il est de plus clairs que certains d’entre eux (nous avons détaillé un exemple dans la seconde partie de notre trilogie Stan) se chargent pour les préfets de fonder la discipline de Stanislas sur les vertus cardinales et théologales, et en dernière instance sur le mystère de la Sainte Trinité. En retour ou en voie descendante, les professeurs ont la chance d’avoir des préfets pour faire respecter la hauteur de leurs vues. Notons aussi que les préfets, en raison de leur investissement religieux, sont autant ou plus en accointance avec le clergé internet qu’avec les enseignants.
Le rapport d’Inspection de 2023 (2.4.1 et surtout 2.6) nous éclaire l’action quotidienne des préfets. Ils sont « les chevilles ouvrières de l’établissement » ; « leur influence auprès de la direction, la pression qu’ils mettent sur certains élèves, peuvent avoir des effets dévastateurs ». L’un a conseillé à une élève victime d’une agression sexuelle à l’extérieur de changer de tenue vestimentaire et « d’aller voir l’abbé ». Un autre a reproché à un élève de ne pas être catholique, puis lui a annoncé qu’il était « le centre de gravité qui tire toute la classe vers le bas ». Une autre, qui selon le rapport interne d’un préfet « bougonnait » et portait des pulls LGBT, s’est vue refuser son passage en Terminale. L’Inspection conclut sur la « méthode brutale » des préfets dans l’encadrement des élèves.
Mais le plus inquiétant peut-être, c’est que les préfets – licteurs - inquisiteurs utilisent aussi leur pouvoir pour inciter les élèves à transgresser la loi : chargés comme les CPE d’aider les élèves dans la formulation de leurs vœux dans Parcoursup, ils sont aussi la cheville ouvrière de la méthode de contournement de la procédure, en obligeant les élèves à ne candidater que pour les CPGE de Stanislas, en échange de quoi une place dans l’établissement leur est garantie (point 5.3.1 du rapport). Selon un témoignage reporté par Mediapart, un étudiant a résisté au chantage et a inscrit plusieurs vœux : « Le préfet était venu le voir juste avant la clôture des dossiers pour lui hurler de n’en mettre qu’un. » Nous avons signalé dans la première partie de notre trilogie Stan les peines légales qui correspondent à de telles provocations au délit.
Tactique catholique : la fraude comme continuation de la guerre par d’autres moyens
« Les lois de laïcité ne sont pas des lois », énonce clairement la déclaration du haut-clergé catholique de 1925 que nous avons déjà citée. Il semble bien que l’esprit Stanislas, qui mène à transgresser ouvertement la loi et à la faire transgresser par ses élèves, ravive le même esprit de rébellion digne des Premiers Chrétiens bravant et acceptant les peines séculières au nom de leur foi (Pierre, Paul, et bien d’autres, emprisonnés ou torturés). N’oublions pas que se trouve là l’une des sources fondamentales de la désobéissance civile, de la Réforme à Martin Luther King. Cela plaît, séduit sans doute, des parents d’élèves catholiques ballottés entre la nostalgie de cette rébellion originaire et leur désir d’ordre. Mais disons-le, ce n’est pas très catholique. Le catholicisme, même s’il ne peut transgresser le message christique exigeant de n’obéir qu’à un seul Maître, cherche plutôt à trouver un compromis dans le conflit entre les exigences spirituelles et temporelles, donc à faire tenir des incompatibles, même si ce n’est pas simple. Et c’est ainsi que la déclaration de 1925 comme le site Internet de Stanislas, bravent la loi tout en cherchant à s’y soumettre, contournant avec plus ou moins de succès le risque d’hypocrisie morale et de fraude délictueuse.
La manière qu’a Stanislas de raconter son histoire est ici révélatrice. Dans les premières lignes, il est affirmé que sa « vocation de maison d’éducation chrétienne suppose, dans le respect des lois, en particulier du contrat d’association, de participer à la mission éducative de la Nation tout en gardant sa spécificité et son indépendance ». La suite montre ce qu’il en est du respect des lois : la référence suivante à celles-ci se trouve dans un petit chapitre sur les « épreuves du temps », qu’ont été « les lois anticléricales de 1902-1903 » et « les deux guerres mondiales ». Comprenons que la loi supprimant les établissements scolaires non-autorisés des congrégations religieuses, qui a eu très provisoirement raison du Collège Stanislas (en 1904 il a été racheté et « sauvé » par une association d’anciens élèves), est l’équivalent des deux guerres, mais aussi que rien de notoire ne s’est passé entre 1904 et 1914. Ainsi la loi de 1905 proclamant la liberté de conscience et la séparation de l’Eglise et de l’Etat est tout simplement passée sous silence, de même que la guerre scolaire qui s’en est suivie.
Raison de plus pour ne pas passer sous silence à la déclaration du haut-clergé de 1925, qui analyse deux tactiques possibles dans le combat contre la laïcité. L’une consiste « à ne pas heurter de front les législateurs laïcs ; à essayer de les apaiser et d'obtenir qu'après avoir appliqué leurs lois dans un esprit de modération, ils finissent par les laisser tomber en désuétude. » Elle a pour inconvénients, toujours selon la déclaration, de laisser les lois debout, de laisser exister une Ecole « athée » qui déchristianise la France, d’encourager les adversaires de l’Eglise. L’autre tactique consiste à « déclarer ouvertement et unanimement la guerre au laïcisme et à ses principes jusqu'à l'abolition des lois iniques qui en émanent ».
La seconde tactique, qui n’a pas les inconvénients de la première, mais juste celui de faire tenir des incompatibles, est une guerre située dans le cadre de la loi : « que, pour réussir, on se serve de toutes les armes légitimes. » Celles-ci sont les actions sur l'opinion (manifestations), sur les législateurs (pétitions et consignes de votes), sur le gouvernement. Sans mettre fin aux actes illégaux de la guerre scolaire qui ont précédé (manuels brûlés, politisation des messes, etc.), et légitimant parfois le soutien catholique aux manifestations violentes d’extrême-droite des années 30 (rappelons que le fascisme vient tout droit des faisceaux tenus par les licteurs de Romulus), la Déclaration a alors servi de cadre militant pour les manifestations des catholiques contre les futures lois laïques, avec un succès remarquable : victoire avec la loi Debré sur l’Ecole privée (1959), nouvelle victoire contre le projet de loi Savary (1984) ou débarquement de Pap Ndiaye qui avait pris le risque de raviver la même guerre scolaire (2023).
Cependant le succès de la seconde tactique a aussi rendu efficace la première : comme l’Etat a perdu la force (ou le courage ?) de répliquer à l’Ecole catholique, les lois sur la laïcité tombent « en désuétude » en ce qui la concerne.
Il est vrai que la laïcité est redevenue un enjeu politique majeur : mais c’est que des dirigeants et une population « oscillant entre le laïcisme et le catholicisme » comme le disait la Déclaration, ont changé d’ennemi, le trouvant hors de cette oscillation, et même un peu grâce à elle, dans l’Islam. On se souvient peut-être de Bruno Le Maire, alors (et toujours) ministre d’Etat, mettant en garde contre « une lâcheté, des petits renoncements, des accommodements raisonnables », qui font que la Gauche, sous couvert de vouloir toujours accorder Islam et laïcité, alimente l’Islam politique. Or cette lâcheté, ces petits renoncements, ces accommodements raisonnables des gouvernements, sont exactement ce qui caractérise la relation actuelle de l’Etat et de l’Ecole privée catholique.
C’est ce qui permet à Stanislas une sorte de tactique mixte : une guerre ouverte de faible intensité contre la laïcité, sur un fond de victoires passées, de mise sous silence et de désuétude de la loi, comme d’alliance objective contre l’Islam.
Dans ce contexte, adieu la courageuse désobéissance civile des premiers Chrétiens, ravivée par le protestantisme et les luttes américaines contre la discrimination ; même les préfets qui ont incité les élèves à contourner Parcoursup ne souhaitaient sans doute pas en faire des martyrs de la foi. Il n’est question ici que d’une guerre qui tout en prétendant se dérouler dans le cadre de la loi s’effectue sous la forme de fraudes plus ou moins avouées et dissimulées.
Et cependant, même passée sous silence, la loi existe ; et une presse minoritaire, celle de gauche, a placé sous les yeux de l’opinion publique les fraudes de Stanislas, déjà soulignées par l’Inspection de l’Education nationale. L’alternative est alors claire : ou la lâcheté politique dont parle Bruno le Maire, ou la rupture de contrat entre l’Etat et Stanislas, pour non-respect des clauses par l’une des parties. Au-delà de cette alternative, dans la mesure où le cas Stanislas relève aujourd’hui du droit administratif et pénal, il faut aujourd’hui aussi compter sur le courage des vrais défenseurs de la laïcité et sur celui des juges, afin que l’établissement soit sanctionné administrativement et pénalement pour ses fraudes.
[1] Tous les soulignements dans les citations de cet article sont de nous.
[2] Dumézil, Mitra – Varuna – Essais sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté, P.U.F., Paris, 1940, chap. VI.