Ayant été interpelé par les similitudes entre les défenses de G. Erner et S. Paty, l’indignation m’a inspiré un billet vertement commenté par un lecteur commettant de nombreux contresens ( Cf https://blogs.mediapart.fr/jrm-morel/blog/210925/journalisme-la-parisienne-defendre-ma-liberte-d-expression-fermez-la ). Ce commentaire m’a fait revenir sur l’image du « beauf à la Cabu » chanté par Renault. Etant immergé dans l’écriture et l’analyse de l’histoire de France, surtout contemporaine, des raccourcis m’apparaissent comme des évidences qui n’en sont pas pour tout le monde. Pour expliquer de manière plus détaillée en quoi l’image du beauf préparait la casse mitterrandienne du monde ouvrier, presque ininterrompue depuis, je cite en commentaire Y. Lagarde, sociologue, qui est intervenu le 22 juin 2023 à 15 h 40 sur France culture. Question titre : « D’où vient la figure du beauf ? »
Extrait :
« Symptôme des espoirs déçus de la gauche culturelle
Le beauf de Cabu incarne un nouveau regard de la gauche intellectuelle sur la classe ouvrière. Un regard sévère, après les espoirs déçus de Mai 68, les rêves brisés de la révolution du prolétariat et le retour à l’ordre… Pour le sociologue Gérard Mauger, l'année 1972 "c’est le moment où l’espoir révolutionnaire s’efface, s'estompe, où les anciens militants gauchistes entreprennent de se reclasser dans l’espace social. Les mêmes qui l’instant d’avant glorifiaient la figure ouvrière, l’homme de marbre, vont entreprendre de destituer en quelque sorte la mission culturelle et politique dont était investi l’ouvrier".
Le beauf, à l'origine stigmatise donc bien les ouvriers, ce qui est "suggéré par un certain nombre de traits du personnage du beauf dont on voit bien qui il désigne. Ce n'est pas l’étudiant de la Sorbonne." Et il est immédiatement reconnaissable : moustachu, bedonnant, hirsute. Autant d’attributs qu’on associe aux hommes d’une certaine France populaire et à la classe ouvrière, comme la pétanque, la chasse ou les bistrots. » »
Pour ceux qui ne visualiseraient pas ce beauf, voici ce qu’il est advenu de la figure messianique du prolétaire :
Avant cela, le parti communiste française diffusait depuis des années des affiches ayant figuré l’ouvrier, entre réalisme socialiste et stylisations variées. J’ai choisi deux exemples discutables. Ils rappellent fortement la célèbre sculpture de l’ouvrier du pavillon soviétique de l’exposition universelle de Paris de 1937. Dans nombre d’affiches, les ouvriers ont des attributs virils moins prononcés que ceux-ci. Le déclassement ouvrier opéré avec la génération Cabu n’en est que plus frappant :
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Nos jeunes générations voyant ces images, dont on ôterait les références communistes, hurleraient sans doute « fascisme ! ». Puis de gloser sur le masculinisme, les muscles proéminents, les manches ( dûment ) retroussées, la peau blanche… Bref, notre gauche actuelle tolèrerait mieux une drag-queen en bleu de travail qu’un homme blanc et sportif, bien rasé, aux cheveux ordonnés, professant la parole du parti en étant habité par son propos. La réflexion sur le corps, qui a traversé tous les mouvements politiques du début du XXe siècle ( https://shs.cairn.info/revue-staps-2019-4-page-65?lang=fr ), a poussé les communistes à revendiquer des stades comme acquis sociaux. Ce document n’est pas daté et est mal référencé, mais il fait écho à d’autres affiches communistes des années 1950.
Cette approche hygiéniste du corps revient de nos jours avec les salles de sport, mais reste dénoncée dans les milieux gauchistes ( pour rappel, Lénine aurait défini le gauchisme comme la maladie infantile de la Révolution ) en prolongement de l’émulation soixante-huitarde. D. Cohn-Bendit est monté au créneau lors de l’inauguration de la piscine de Nanterre. L’académie de Paris commente une exposition organisée sur ce thème par le service des archives. Elle rapporte ainsi des prises de position, plus que des arguments, qui opposent nettement sexualité et bien être corporel autrefois prôné, avec des variantes, de l’extrême gauche à l’extrême droite :
« En effet, le 8 janvier 1968, Daniel Cohn-Bendit, alors étudiant en sociologie, interpelle François Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports, qui inaugure la nouvelle piscine de Nanterre, sur son livre blanc sur la jeunesse. « « Monsieur le ministre, j’ai lu votre Livre blanc sur la jeunesse. En trois cents pages, il n’y a pas un seul mot sur les problèmes sexuels des jeunes. » Après quelques répliques assez sèches de part et d’autre, le ministre s’échauffe : « — Avec la tête que vous avez, vous connaissez sûrement des problèmes de cet ordre. Je ne saurais trop vous conseiller de plonger dans la piscine. — Voilà une réponse digne des Jeunesses hitlérienne ». Cet événement est relaté par Laurent Besse dans son article « Un ministre et les jeunes : François Missoffe, 1966-1968 » dans Histoire@Politique, vol. 4, no. 1, 2008, pp. 11-11. Cette incartade, s’ajoutant à d’autres perturbations en 1967 (occupation de résidences universitaires…) conduisirent le doyen de la faculté des lettres de Nanterre, Pierre Grappin, à menacer Daniel Cohn-Bendit de renvoi de la faculté et d’expulsion du territoire français en raison de sa nationalité allemande. » ( https://www.ac-paris.fr/22-mars-68-nanterre-en-folie-123316 )
En résumé, cette gauche soixante-huitarde a d'abord ramené le corps à son bas-ventre, là où il était pensé dans sa globalité. Elle a rejeté comme diktats autoritaires et "fascisants" ce qui relevait parfois de mesures de santé publique ( même s'il faut admettre que les canons esthétiques ne doivent pas être admis sans réserve, certains étant moins impulsés par la santé des sujets que par des modes spéculatives, autocentrées et contreproductives ). Ensuite, elle a avili l’ouvrier dans la figuration de son corps, à la fois caricaturé comme insalubre et indésirable. Ce faisant, comme je l’ai sommairement exposé dans le billet précédent, en mettant en scène sa déchéance, elle a donné une première légitimité à la gauche au pouvoir pour sacrifier cette classe sociale. Autrefois figure christique et rédemptrice avec le marxisme, elle a été progressivement diabolisée. Le déclassement socio-économique s’en est suivi avec la désindexation des salaires sur les prix, l’investissement des élites politico-économiques sur l’ouvrier étranger plutôt que le français ( par délocalisation ou immigration de masse ) au principe de la montée du chômage de masse, structurel. La classe ouvrière a finalement été achevée politiquement en étant reléguée dans les affres du « fascisme ».
Le comble, c’est que cette gauche qui s’est constituée en lobby pro-immigration connaît principalement les immigrés par leurs collègues autant surdiplômés et surpayés que sous-représentatifs, mais aussi par leurs femmes de ménage, nourrices, livreurs, ainsi que des clientèles constituées dans le cadre d’engagements associatifs. Bref, par leurs domestiques. Dans les usines des années 1970, les ouvriers ont vu toutes les vagues d’immigration, ont côtoyé ces personnes comme collègues. Ils ont été voisins dans les mêmes grands ensembles de banlieue, avant de retourner à la terre. La périurbanisation peut apparaître comme une revanche de l’histoire sur l’exode rural forcé par l’industrialisation ; mais aussi comme un premier blocage dans la cohabitation entre Français et immigrés sur une question qui n’est pas celle des valeurs, de l’acceptation de différences idéalisées, mais sur la loi. Comment la vie en communauté s’organise-t-elle ? Sur quels normes partagées, établies par qui ?
Ces ouvriers arrivés à l’âge de la retraite ont alors réalisé que leurs meilleures années avaient été giscardiennes. Meilleures payes, certes, mais aussi jeunesse impétueuse aux solidarités fortes, aux amitiés solides, bénéficiant d’une forte reconnaissance sociale jointe à des organisations protectrices ( syndicats… ). Cette génération ouvrière avait l’espoir d’éduquer ses enfants à une meilleure vie que la sienne. Elle voit sa descendance décliner après son immolation par la gauche au pouvoir, postmoderne, progressiste, parée de toutes les vertus auto-proclamées. Le camp du Bien. Boomer est devenu une insulte. Leur tort principal est peut-être d’avoir eu foi en les institutions, d’avoir encaissé la crise des années 1990 en manifestant, en faisant grève, le vote ayant montré ses limites. Au soir de leur vie, le sentiment d’impuissance l’emporte, le détachement s’installe. Leur tort principal est-il de ne pas avoir pris les armes ? Mais qui avait l’étoffe pour prendre leur tête ?
La gauche française vit encore avec le fantôme de F. Mitterrand, et garde un souvenir diffus de son ultime grand discours, récapitulé par la formule « Le nationalisme, c’est la guerre ! » ( https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/francois-mitterrand-en-1995-le-nationalisme-c-est-la-guerre ). Ces mots sont l’ombre portée des tranchées de 1914-1918, des compromissions de 1940-1944. Ils paraissent insufflés par un spectre qui hante encore les Français. La gauche, plus spécifiquement, a oublié qu’elle a puissamment contribué à l’accouchement du sentiment national dans notre pays, en contexte révolutionnaire. Mais de façon plus immédiate, elle néglige que la solidarité nationale s’enracine dans la communauté nationale. Faire de la Nation une grossièreté revient à polluer la terre nourricière du petit peuple, du prolétariat, de ceux qui ont le collectif pour seule richesse.
La Révolution mondiale n’a pas eu lieu, les prolétaires ne sont pas unis sous la férule d’une administration centralisée à Moscou ou ailleurs. Sans doute les pesanteurs géographiques sont-elles déterminantes en cela, les frontières n’étant pas qu’une vue de l’esprit. La France avait offert un modèle intermédiaire, elle a su allier capitalisme d’Etat et Etat providence. La droite et la gauche en ont désarticulé tous les ressorts.
J’ai amorcé cette petite réflexion sur les représentations des corps. Je pourrais conclure avec cette dernière image du beauf, où l’on voit que les traits de la virilité ont basculé de l’ouvrier au policier. Nous sommes loin du « Marché de Brive la Gaillarde » chanté par Brassens.
Une telle conclusion consisterait cependant à céder à la mode actuelle qui relègue la politique à la communication, à l’image. Certes, restaurer la dignité du monde ouvrier ( sous toutes ses formes ) pourrait débuter par l’image ; c’est facile et bon marché. Démanteler les bourgeoisies urbaines, jeter à terre les rupins de gauche pourrait en être la concrétisation socio-économique. Reste le champ purement politique. Une fois admis que les Français ne sauraient faire l’union des prolétariats de tous les pays, là où les Soviétiques ne l’ont pas réussi et les Chinois ont dévié vers l’ultranationalisme ; reste à revenir aux fondamentaux de la République.
Quel modèle de citoyenneté proposer pour le XXIe siècle ? Aujourd’hui comme hier, il est fort probable que les ouvriers assument mieux un tel statut de citoyen que les marchands de canons, vendus au plus offrant d’ici et d’ailleurs. Nos élus se présenteront bientôt devant les électeurs. Une fois encore, ils demanderont un suffrage au titre d’une citoyenneté qu’ils sont incapables de définir constitutionnellement et juridiquement comme un contrat de droits et devoirs détaillés et exclusifs. Aucune démocratie ne saurait tenir longtemps sans reposer sur un socle civique solide ; non plus en granit, mais incarné, animé. Cette chair ouvrière dont les uns ont chargé les canons, que les autres ont dessinée suante, purulente et adipeuse ; ce monde méprisé reste la force vive de la nation. Elle ne porte plus uniquement le bleu, l’usine n’est plus son cadre attitré de travail. Elle prend le visage du commerce de proximité, de l’artisanat, du salariat dans les grands groupes mondiaux, de l’agriculture familiale… Mais pour nos communistes actuels, et plus généralement notre gauche auto-proclamée progressiste, voici son visage :
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Aujourd’hui comme hier, le gauchisme, maladie infantile de la révolution… Ce bref récapitulatif en images peut aider à comprendre les réalignements politiques du monde ouvrier. Pour plus de détails, consulter : https://blogs.mediapart.fr/edition/chroniques-electorales-france/article/040325/legislatives-2024-front-republicain-republique-et-separatismes-de-gauc
J. Morel