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Billet de blog 4 septembre 2017

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Jeunes en 2017 (33): Yanis

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, Yanis se tait.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

La nuit tombe plus vite. Mais les soirées sont encore longues, et la terrasse du café s'anime le samedi soir quand tous sont rentrés de leur exil d'été. Ils se rassemblent autour des hautes tables rondes alignées sur le trottoir, chargées de pintes pleines de blonde à la mousse légère. Happy hours. Les habitués restent debout, leur verre dans une main, la cigarette tenue entre les doigts de l'autre. Les gens rient et les groupes se reforment au gré des arrivées, beaucoup se connaissent depuis le lycée et l'on entend une grande clameur quand une silhouette familière se profile à l'angle de la rue. Yanis a retrouvé Quentin, un copain coursier, et Maeva, qu'il n'a pas vue depuis quatre ans. Les amis profitent d'un départ pour se hisser sur les sièges. Pas facile de s'entendre parmi les conversations et le chahut des blagues lancées à la cantonade.

Quentin ne travaille pas ce soir. Il a décidé de se payer un jour de fête, tant pis s'il y a des conséquences, il est trop excité pour monter sur son vélo. Il sort de la maternité où il a laissé la mère de sa fille se reposer et la petite, si ronde, si lisse, si parfaite, dormir dans son pyjama rose un peu trop large et le berceau de plastique transparent. Quentin tète sa cigarette électronique, la vapeur s'envole tandis qu'il montre l'écran de son téléphone. Ils contemplent la photo, Maeva la trouve trop mignonne et Yanis ne dit rien. Puis le smartphone fait le tour de la terrasse. Les félicitations ravissent Quentin qui voit le patron sortir du bistrot pour lui serrer la main. Oui, il a assisté à l'accouchement et non, il ne s'est pas évanoui. La maman va bien, le bébé aussi, merci. Puis Quentin se lève et s'éloigne dans un nuage de vapeur parfumée, parce qu'on appelle le nouveau papa à l'autre bout. Yanis et Maeva se regardent en souriant.

Quatre années sont passées si vite. Qu'est-ce que tu deviens, alors? La même question sort de leur bouche au même instant. Yanis soupire, fait un geste vague et aspire une gorgée de bière. Puis il interroge Maeva, est-ce qu'elle est toujours dans le graphisme? Ah, non. Maeva raconte les stages non rémunérés ou très mal, l'embauche toujours promise après les CDD et qui ne vient jamais, les concours où on travaille juste pour se faire une réputation, les intérims dans les agences de pub. Je déteste ce milieu, dit Maeva. Pour qui ils se prennent ces mecs ? Et puis bosser nuit et jour, en stress permanent, pour que les consommateurs gaspillent leur fric en achetant des merdes inutiles, faire la promo des grosses enseignes qui exploitent leurs salariés et polluent la planète, ça l'a dégoûté. Alors Maeva est devenue AVS, elle accompagne un collégien autiste dans sa scolarité. C'est mal payé mais elle se sent utile, elle aime le contact avec les ados. Maeva grimace : avec la suppression des contrats aidés, elle ne sait pas combien de temps elle pourra continuer dans cette voie. Et toi Yanis? Yanis se tait.

Quentin réapparaît et se rassoit, l'air heureux mais les traits tirés. Il n'a pas dormi depuis... Il se gratte le crâne en riant. Yanis lui demande si ça va, le vélo. Quentin hoche la tête, c'est de plus en plus dur, la boite a encore changé les conditions de rémunération alors il gagne de moins en moins en prenant plus de risques. Il y a eu des grèves, il y en aura encore mais qu'est-ce que ça va changer ? Quentin n'y croit pas. Il y a trop de gens qui sont prêts à tout pour bosser un peu. Et puis, il faut qu'il se trouve autre chose maintenant. Coursier à vélo, c'est pas un vrai job de papa. Et toi Yanis?

Yanis hausse les épaules, il baisse le front, écrase son mégot dans le cendrier. Maeva le regarde tristement. Elle réprime un geste, garde sa main sur ses genoux, qui voulait se poser avec douceur sur le dos de Yanis. Quelqu'un lance : vous vous souvenez du prof de philo? Yanis redresse la tête, les yeux brillants : oui, il se souvient du temps où il croyait à son avenir. Mais son visage se voile : Quentin a soufflé une bouffée de vapeur odorante qui enveloppe les amis dans un nuage brumeux.

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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