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Billet de blog 21 août 2017

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Jeunes en 2017 (31): Martial

Chaque semaine, et pendant un an, une petite histoire de la vraie vie des jeunes en 2017. Aujourd'hui, avec Martial, ça va mal finir.

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Illustration 1
(détail) © Béatrice Boubé

Un vent vif pousse les gros nuages qui se bousculent et dévoilent le fond bleu du ciel. Sur le banc, Julia se colle à Benjamin, leurs yeux suivent un moment le lent déplacement des monstres aériens, dont les formes joufflues changent et qui se délitent par dessus la banlieue dont ils voient les toits en contrebas. Le parc, sur colline, domine la ville. Ils sont bien puisque c'est encore l'été, et que le soleil perce. Mais le corps de Benjamin soudain se tend, sa respiration est plus rapide, il dit : "regarde le type, là-bas sur l'herbe". Un jeune homme d'allure athlétique, en polo clair, cheveux courts, un soupçon de barbe, fume, assis dans la prairie. Julia remarque le tatouage qui orne le biceps : des entrelacs compliqués dessinent une longue croix. Benjamin reprend : "c'est Martial, un ancien copain." Et son poing se serre, comme sa mâchoire qui blanchit. Julia veut des explications.

C'est au lycée que Martial a changé. Ça a commencé en classe de première, c'était pire en terminale. "J'ai rencontré des gens qui m'ont ouvert les yeux", a-t-il dit à Benjamin, "j'ai lu des livres aussi, des bouquins sur la deuxième guerre mondiale, sur l'histoire de France et des Chrétiens. On nous a rien appris à l'école, ou des mensonges". Martial s'est éloigné de la bande des copains qu'il connaissait depuis toujours. Pourtant, ils avaient fait leurs bêtises de gosses ensemble. Ils ne le croisaient plus que rarement dans les rues, Martial changeait de trottoir en les voyant approcher, ne répondait plus aux sms. Sur Instagram, il s'est mis à poster des photos d'armes, de lui avec des gars inconnus, des images de guerre sur fond de drapeau tricolore, d'autres drapeaux brandis lors de manifestations d'extrême droite en Europe. Qu'est-ce qui s'est passé dans sa tête? se demande Benjamin. On était amis, il m'a dit : "je suis pas raciste puisqu'on est potes". Mais un jour plus orageux, Martial a expliqué que Benjamin n'était pas vraiment français, puisque "français égale blanc. C'est pas une question de carte d'identité, mais de civilisation, d'origine ethnique, de religion aussi. Si l'on sort de ce principe, il n'y aura bientôt plus de blancs en France, ni en Europe, plus de chrétiens non plus. On aura été remplacés". Et il lui a conseillé d'arrêter de traîner avec la racaille de la cité, les Arabes qui ne foutent rien, et de retourner en Afrique, là où il a ses propres racines.

Martial pensait souvent à son cousin Adrien, qui vit seul avec sa mère en Picardie. "Ils sont dans la misère, ils ont à peine à manger. Je leur apporte mes anciennes fringues pour que mon cousin puisse s'habiller ", racontait Martial qui avait honte pour eux. "Il faut que les nôtres retrouvent leur fierté. Quand les étrangers quitteront la France, quand on fichera dehors ces profiteurs, il y aura du travail pour la mère d'Adrien, elle ne sera pas obligée de mendier des allocations qu'on lui refuse mais qu'on donne aux immigrés, aux Arabes, aux Roms, aux Noirs qui agressent les femmes, volent et tuent." Benjamin l'avait attrapé par le col, ils s'étaient battus en pleine rue, sur leur visage le sang coulait, d'un même rouge. Et ils ne s'étaient plus jamais parlé.

Julia regarde Martial, son corps musclé mais délié, son geste élégant quand il porte sa cigarette à ses lèvres. Elle est intriguée : "Qu'est-ce qu'il fait dans la vie?" Benjamin serre plus fort encore ses deux poings et les glisse dans ses poches. "Des études d'architecture, je crois". Julia préférerait détester une grosse brute au crâne rasé. "Mais c'est une brute, lui souffle Benjamin, tu n'as pas idée de ce dont il est capable". Puis il se tait et ils sortent du parc parce qu'il va pleuvoir.

De longues minutes de silence plus tard, Benjamin embrasse Julia, la prend dans ses bras et murmure : "je te jure, avec les gars comme Martial ça va mal finir."

Dessin de Béatrice Boubé

Illustration 2
© Béatrice Boubé

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