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Billet de blog 1 octobre 2010

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Chroniques newyorkaises #4

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A GROOVE IS THE BEST PLACE IN THE WORLD

• Brooklyn, le 25 septembre 2010

Chez Jérôme. Depuis hier après-midi, il est parti en Floride avec Michèle pour rendre visite au père de celle-ci, du coup, je profite de son vieux piano. Les jours filent à toute allure et j'essaie, avec ce journal, d'en ralentir un peu la cadence. En vain.
Dimanche dernier, je retrouve Lisa qui n'a plus que quelques jours à passer ici pour une balade à Central Park où les moustiques nous attendaient. À 18 h 30, nous nous mettons en quête d'une bonne bouteille de vin pour Guilhem qui, lui, nous attend pour dîner. Nous remontons Columbus Avenue et prenons à gauche sur la 92e . Entre Amsterdam Avenue et Broadway, un liquor store fait notre affaire, mais il nous reste encore une heure à tuer et je propose qu'on se pose quelque part.
En descendant un peu sur Broadway nous trouvons un bar étroit qui nous séduit immédiatement. En fait, il s'agît d'un restaurant très cossu, Ouest, avec une clientèle d'habitués de ce quartier inabordable de l'Upper West Side. L'endroit est un vrai décor de cinéma : une première salle tout en longueur aux murs boisés avec, sur la gauche, des tables qui s'alignent autour de grandes banquettes rouge en demi-lune, puis quelques marches qui descendent au fond sur un espace beaucoup plus grand que l'on ne soupçonne pas du tout depuis la rue, bordé de chaque côté de deux belles mezzanines. La cuisine est en bas, complètement ouverte sur cette grande salle qui, a cette heure-ci, est déjà bondée. Nous restons assis au bar. Lisa qui a très faim décide de commander une entrée. Elle dit qu'il faut parfois savoir vivre, et les garçons ne tardent pas à dresser une belle table et à nous apporter un panier de pain délicieux. Terrine de lapin et salade d'endives au roquefort. C'est totalement immoral alors qu'on doit aller dîner dans une demie-heure, surtout à 50 dollars l'apéritif tout de même, mais c'est Lisa qui régale. Normal, c'est elle qui a voulu croquer ce petit bout de la grosse pomme.


À 20 h 15, nous sautons dans un taxi pour Harlem. Guilhem habite sur Lenox Avenue au niveau de la 133e rue, et le changement est radical. On est en plein coeur de Harlem encore épargné par la gentrification galopante. Ce soir-là, les rues sont en état de siège, avec des voitures et des cars de police postés à chaque croisement. La grande parade annuelle du quartier vient de s'achever tandis que commence le jeu du chat et de la souris que se livrent les jeunes et les forces de l'ordre. Une vieille tradition, semble-t-il. Guilhem habite un petit appartement bien foutu qu'il a trouvé sans effort dès son arrivée ici, il y a un an. Il donne sur une cour que partage une caserne de pompiers et je pense aux sirènes assourdissantes qui doivent retentir à toute heure du jour et de la nuit. Nous passons une soirée délicieuse avec Kalinka, sa femme, et des amis à eux, Grichka et Clara, en vacances ici pour trois semaines avant de reprendre leurs études parisiennes, et Alheli, d'origine portoricaine, qui enseigne la philo à Colombia University. À minuit bien passé, il est temps de laisser cette jeunesse fraîche et inspirée, et nous attrapons un taxi sur Lenox. Notre chauffeur est malien, sarakolé très exactement, comme mon ami Dramane. Un quart heure supplémentaire de gentillesse et de douceur avant d'aller au lit.
Lundi, je dois déjeuner avec Bruce d'un sandwich dans Central Park. Il me donne rendez-vous à 14 h 30 devant l'immeuble Time Warner qui s'est dressé il y a quelques années sur Columbus Circle, à l'angle sud-ouest du parc. Je connais le bonhomme et décide de ne pas l'attendre pour manger. Bien m'en a pris, il a 45 minutes de retard. Je le trouve néanmoins en pleine forme et nous passons une petite heure à observer le ballet des charrettes à cheval, des pousse-pousse, et des joggeurs, assis sur un banc du parc. Je le quitte devant le Dizzy's Jazz Club où il joue le soir, et remonte tout le parc à pied. Décidément, je ne m'en lasserai jamais. Dîner d'une salade et soirée chez Shawn. Je commence à souffrir de ne pas jouer, mais je ne peux pas me permettre d'aller au studio Michiko tous les jours à 12 dollars de l'heure.


Mardi, c'est la veille du retour de Lisa en Australie et je la retrouve au National Museum of Natural History où elle passe ses journées pour photographier des tonnes d'archives qui vont documenter ses recherches. Elle me fait rentrer gratuitement et me consacre une bonne demi-heure. Pour elle, il s'agit du meilleur musée du monde, et il faut bien admettre que les animaux présentés en multiples tableaux taxidermistes sont saisissants de vie. J'y passe toute l'après-midi.
Une partie importante du musée est fermée au public. Une grande soirée dans la salle des éléphants est en préparation et on devine qu'il s'agit d'une énième manifestation en marge de la grande réunion des chefs d'Etats à l'ONU. Tout le nord de la ville, et particulièrement l'Upper East Side est en ébullition. Régulièrement, des blocs entiers sont fermés à la circulation et de nombreux convois de trois, quatre ou cinq gros 4x4 aux vitres teintées et encadrés par des voitures de police foncent dans les rues comme dans les films d'Hollywood. On est content de voir que ces gens sont si bien protégés, surtout quand on sait le caractère absolument crucial et décisif de ces grands sommets d'intelligence et de sagesse pour le cours de l'humanité.
Le soir, je vais écouter David Binney pour son rendez-vous bimensuel au 55 Bar. Comme toujours, il est accompagné de Dan Weiss à la batterie et Jacob Sacks au piano, ou plus exactement au Fender Rhodes. Ce soir-là, c'est le contrebassiste Zach Lober qui remplace Thomas Morgan. Pendant que Dan finit de monter la batterie, Zach converse avec Jacob tout en mangeant discrètement un sandwich qu'il prend et remet délicatement dans une petite boîte entre chaque bouchée. David sera en retard. Il joue le même soir au Jazz Standard avec le quartet d’Antonio Sanchez, et le trio ne va pas l'attendre. Quand ils commencent, Zach a la bouche pleine. Il vont jouer quatre morceaux avant que David se pointe. Deux compositions de Parker, une de Monk, et une ballade qu'ils ont demandée au public de choisir. Ce sera l'ellingtonienne Sophisticated Lady. En tout, un set plein de fraîcheur et d'audace, perpétuellement sur la brèche. J'ai l'impression que rien de ce qu'ils jouent n'a déjà été entendu. Aucune de ces phrases que tout le monde radote, aucun réflexe ni automatisme, mais plutôt un engagement total, une prise de risque maximale et toujours récompensée, et au final, une cohésion dans l'improvisation qui est proprement sidérante. Même si je ne suis pas toujours en phase avec cette musique sur le plan esthétique, je ne peux pas m'empêcher de penser que nous ne sommes finalement pas si nombreux à improviser autant quand nous jouons.


Mercredi, je retrouve Sam Sadigursky chez lui, dans le nouvel appartement qu'il occupe avec sa compagne dans une tour de l'Upper East Side, et qui appartient à l'hôpital dans lequel elle bosse. Ils n'auraient jamais pu décrocher un trois-pièces comme celui-là sans cette connexion. Ils sont au 17e étage où la vue sur les rues est époustouflante. Je ne l'avais pas revu depuis notre collaboration à Paris à l'automne dernier, et c'est avec grand plaisir que je le retrouve en pleine forme. Nous passons quatre heures à parler, écouter de la musique et jouer. Nous évoquons le répertoire que nous avons élaboré ensemble et il nous apparaît évident de devoir l'enregistrer. Nous allons essayer de faire ça au printemps à Paris. C'est tout à fait envisageable et je repars de chez lui fort de cette nouvelle perspective.
À 19 heures, François Zalacain me fait rentrer gratuitement au Jazz Standard où Jérôme ne va pas tarder à nous rejoindre. Nous sommes assis à côté de la femme et de la fille de Scott Colley qui est aussi doux et gentil que grand et costaud. Nous commandons à dîner, et c'est François, avec son élégance habituelle, qui réglera l'addition. Là encore, si l'esthétique parfois très power de cette musique n'est pas ce que je préfère, force est de reconnaître que le set que nous entendons est un exemple de cohésion, de souplesse, de solidité rythmique et d'écoute. David Binney et Donny McCaslin sont impressionnants de puissance et d'aisance sur une paire rythmique en acier. Ils vont même jouer le plus beau thème à l'unisson que j'ai jamais entendu entre un alto et un ténor. L'excellence newyorkaise en action.
Jeudi matin, un gars de Verizon, la compagnie de téléphone, sonne enfin à la porte. Une semaine que la ligne est coupée. Il veut bien réparer mais ça coûtera 75 dollars de l'heure. Il répare en une demi-heure. Mais ne facture pas les demi-heures. À midi, je déjeune avec Ricardo. C'est un Haïtien de 40 ans que j'ai rencontré il y a deux semaines et qui travaille dans un gros cabinet d'avocats qui traite depuis un an quasi exclusivement les affaires liées au scandale Madoff. Ils ont du travail pour les dix années à venir avec ça. Il n'a plus ses parents mais encore de la famille à Port-au-Prince. Heureusement, ils ont été relativement épargnés par le tremblement de terre et leur maison tient encore debout malgré quelques grosse fissures. Il retourne les voir assez souvent.

Après quoi, je rejoins le Moma à pied. La rue est fermée à la circulation est bordée de barrières bleues. On attend le convoi de Barack Obama d'une minute à l'autre. Je n'étais pas revenu au Moma depuis sa réouverture. Le bâtiment est magnifique mais ne justifie pas le ticket d'entrée à 20 dollars. Surtout que tout un étage (sur un immeuble qui en compte cinq) est fermé pour rénovation, ce qu'ils ne précisent pas à l'entrée. La collection est quand même très impressionnante et je suis content de revoir des toiles de Cézanne, Picasso, Braque, Monet, Matisse, et bien d'autres encore. J'y passe trois heures.
J'ai donné rendez-vous à Mariah Wilkins à19 heures devant le Vanguard. Luis Perdomo nous a mis deux invitations à l'entrée. Nous avons le temps de dîner dans le restaurant qui est en face. Toute la semaine, c'est le quartet de Ravi Coltrane qui tient l'affiche ici. Avec Luis, donc, Drew Gress et E.J. Strickland. C'est un groupe qui a déjà dix ans et que j'avais entendu il y a six ans à l'Iridium. Très bon set, malgré la présence sur deux morceaux d'un très jeune pianiste israélien (13 ans peut-être), apparemment une star dans son pays, qui joue très bien mais qui reste un adolescent de 13 ans. Lorraine Gordon, qui est la veuve de Max, le fondateur de l'endroit, est furieuse de cet imprévu et n'arrête pas de jurer dans les loges, tandis que Luis attend de remonter sur scène. Le public ne partage pas sa colère, bien au contraire, et il applaudit à tout rompre. Une fois de plus, c'est une rythmique class A comme on n’en voit qu'ici qui propulse ce groupe sur des arrangements de standards et quelques compositions du leader. Je me suis demandé si Ravi jouait sur le même matériel tant il m'a semblé que le son avait évolué. Il sort d'une année sabbatique consacrée à travailler son instrument, et je dois dire que je trouve son jeu changé lui aussi. Peut-être plus lyrique, et même presque plus classique. Luis est impérial de bout en bout, détendu et incisif, comme chaque fois que je l'entends depuis quelque temps. Nous passons un moment très agréable à la pause à discuter avec lui. Après les deux premiers morceaux du deuxième set, nous décidons de rentrer nous coucher. Je suis content d'avoir extirpé Mariah de son appartement de l'Upper East Side où elle travaille sans doute 15 heures par jour, et elle est contente de cette pause inattendue, je crois. Je la mets dans un taxi et vais prendre le métro sur la 8e Avenue.


Vendredi, je fais un sac pour trois jours, et retourne à Park Slope où je retrouve ma vieille chatte Cava, aka Harlem, que j'avais confiée à Jérôme en 2005 quand j'étais rentré à Paris. Elle est toujours aussi belle et tranquille. Je retrouve un piano aussi, et je passe l'après-midi à faire des gammes et à reprendre les variations Goldberg, la troisième exactement. C'est pas du luxe. Je passe la soirée dans le quartier. J'ai l'impression que c'est la première soirée que je passe sans sortir depuis que je suis ici, et ça fait du bien aussi. Je tombe sur le livre de la grande chorégraphe Twyla Tharp The Creative Habit. Learn it and Use it for Life où je lis ceci : « When you're in a groove, you're not spinning yours wheels ; you're moving forward in a straight and narrow path without pauses or hitches. You're unwavering, undeviating, and unparalleled in your purpose. A groove is the best place in the world. »
En français, ça donne à peu près ceci ; « Quand tu es dans un sillon, tu ne tournes pas en rond ; tu avances sur un chemin droit et étroit sans pauses ni problèmes. Tu n'hésites pas, tu ne dévies pas, tu progresses exceptionnellement vers ton but. Un sillon est la meilleur chose au monde. »

Laurent.

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