Le Club Mediapart
Sabrina Kassa, Livia Garrigue et Guillaume Chaudet Foglia sont les responsables du Club Mediapart
Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 27 juin 2022

Le Club Mediapart
Sabrina Kassa, Livia Garrigue et Guillaume Chaudet Foglia sont les responsables du Club Mediapart
Journaliste à Mediapart

S’armer contre la désinformation professionnelle

Grâce à une enquête publiée dans le journal « Fakir », Mediapart a pu identifier un réseau de faux blogueurs et dépublier l’ensemble de leurs contributions. Derrière ces comptes, des agences de communication et des lobbys, coutumiers de l’utilisation d’identités factices. Cette manipulation d’une ampleur inédite entraîne également une vigilance accrue dans nos pratiques de modération.

Le Club Mediapart
Sabrina Kassa, Livia Garrigue et Guillaume Chaudet Foglia sont les responsables du Club Mediapart
Journaliste à Mediapart

Au début de ce mois de juin, une enquête publiée dans le trimestriel Fakir a déclenché au Club une opération modération d’une ampleur inattendue. Dans un récit écrit à la première personne, Julien* (prénom d’emprunt) décrit comment il est devenu, un peu par hasard et beaucoup par nécessité, « journaliste fantôme au service des lobbys », soit rédacteur de faux articles pour le compte d’une mystérieuse agence de communication. En 2015, alors qu’il commence à travailler dans ce secteur pour arrondir ses fins de mois, il est contacté par une personne qui lui propose d’écrire sur « les errements de la junte thaïlandaise » pour un « média généraliste tendance réac ». L’essai est concluant. Dès lors, les commandes s’enchaînent pour Julien, qui devient un « ouvrier spécialisé » dans la fabrication d’articles pour des clients qui, eux aussi, restent mystérieux. Car l’« Agence » ne lui communique jamais le nom des commanditaires, pas plus que le média de destination de ses articles. 

En faisant ses propres recherches, il constate que certains billets atterrissent, entre autres plateformes, dans Le Club de Mediapart. Et qu’ils sont signés sous d’autres noms (« Hugo Revon », « Laure Martin », « Clémence Patel »…). En 2021, ses recherches le mettent sur la piste de Maelstrom Media, un prestataire d’Avisa Partners, entreprise française spécialisée en intelligence économique et en cybersécurité. C’est lorsqu’on lui demande de « dézinguer François Ruffin » dans un article que Julien décide de témoigner. Son récit fascinant est un des chaînons manquants d’une enquête menée depuis plusieurs mois par nos collègues Fabrice Arfi et Antton Rouget.

Par l’intermédiaire de Fakir, nous entrons en contact avec Julien. Afin de mieux nous aider à repérer les contenus commandés par des agences, il nous décrit ses techniques de rédaction. Et surtout, nous signale tous les billets rédigés de sa main qui ont été publiés dans Le Club sous de faux profils. Parmi ses avatars, on trouve par exemple un « consultant en génie énergétique », un « empêcheur de tourner en rond spécialiste de la désintox », mais aussi Dominique Nouvian-Ouattara, « la première dame de la Côte d’Ivoire ». Sous couvert de neutralité journaliste ou en se targuant d’une position d’expert, ces blogueurs fantoches vantent les mérites d’une entreprise, d’une personnalité politique, d’un gouvernement étranger, abîment la réputation d’une société concurrente ou d’un adversaire. En tout, une vingtaine de blogs de cet acabit ont été alimentés entre 2015 et 2019.  

Ce premier inventaire nous amène à un nouveau constat, un brin vertigineux : les textes rédigés par Julien ne représentent qu’une minorité des contenus mis en ligne par le biais de ces identités créées de toutes pièces ou usurpées. Les plumes de plusieurs personnes auraient donc alimenté ces comptes - quasiment tous désabonnés ou inactifs depuis 2019.  

La découverte d’une instrumentalisation de grande ampleur

En procédant par recoupements, nous avons par la suite retrouvé des connexions entre les blogs où ont atterri des billets de Julien et d’autres, eux aussi bâtis sur de faux profils. Beaucoup d’autres : près de 80.  Au total, nous avons été amenés à dépublier plus de 634 « faux » billets de blog, rattachés à plus de 100 profils. On a par exemple affaire à un « Observatoire des impôts », à un « Gilet Jaune », à un « Détective politique ». Les titres des billets recouvrent, là encore, une galerie de thématiques variées : « Uber : la justice pas si fâchée que cela » ; « Comment les marques de luxe profitent de la crise » ; « Emirats, Arabie Saoudite : faux alliés, vrais ennemis » ; « Le vin, véritable or rouge de France » ; « L’attitude irresponsable d’Anne Hidalgo ». Ces pseudo-experts nous parlent nouvelles technologies, énergie nucléaire, dangers du streaming ou du tabac… Nombre d’entre eux sont passionnés d’actualité internationale et livrent des analyses sur des enjeux géopolitiques brûlants - du Bénin au Kazakhstan, en passant par le Congo, le Mali, le Guatemala, la Chine ou encore Madagascar. Des noms d’entreprises reviennent aussi régulièrement. Dans ces billets, publiés à la même période que ceux de Julien, les louanges sont plus ou moins grossières, les attaques plus ou moins virulentes. 

Au Club et à Mediapart, le choix de modérer telle ou telle contribution n’est pas arbitraire mais guidé par des règles publiques, comme notre charte de participation. Par ailleurs, notre volonté de défendre la libre expression de nos abonné·es limite la dépublication aux contenus non conformes à la réglementation applicable et pour lesquels nous avons reçu une alerte. Au quotidien, c’est le travail de plusieurs salarié·es de Mediapart, qui a opté pour une modération entièrement humaine et a posteriori. Dans ce cas, au vu de la gravité des faits, nous avons choisi de supprimer les billets de blog utilisant des identités factices ou usurpées, après en avoir eu la confirmation. Alors que Le Club a été l’objet d’une instrumentalisation de grande ampleur, un élément nous paraît d’abord rassurant : ces billets ont été très peu lus et ont circulé de façon marginale sur les réseaux sociaux.

Illustration 1
Illustration Justine Vernier/Mediapart

Des tentatives de manipulation vieilles comme le participatif

Si la viralité n’est pas au rendez-vous, quel est donc l’intérêt, pour les clients de ces agences, de payer pour une publication de contenus dans Le Club ? Une première réponse est donnée par Julien dans son enquête : l’amélioration de leur référencement, efficace pour visibiliser une marque ou influencer l’opinion publique sur un sujet. Une autre apparaît dans l’enquête de Mediapart : laisser une trace numérique qui permettra, au moment opportun, de salir la réputation d’une entreprise concurrente ou d’un adversaire politique. Au moment où Julien témoigne, la plupart de ces billets de blog arrivent en tête des réponses proposées par les moteurs de recherche sur les sujets concernés. Par ailleurs, si ces contenus sont dans l’ensemble très peu visibles sur Twitter et Facebook, il est probable qu’ils aient été partagés dans des boucles WhatsApp ou Telegram. 

Certes, nous ne sommes pas la seule plateforme de blogs, ni le seul media à avoir été piégé par des lobbys ces dernières années. En 2013, le Journal du Net avait raconté dans une enquête (à laquelle avait fait écho notre collègue Géraldine Delacroix dans un billet) comment Le Plus, L’Express, Le Club et le JDN avaient été « victimes d’une intox à grande échelle » mettant en scène de « faux chroniqueurs ». Puis, en 2015, les dessous d’une campagne de dénigrement menée par des concurrents du Club Med. Récemment, le twitto Lucas Ikari a décrypté dans un thread le cas de FabriceBl, un blogueur fantôme à l’origine d’une quarantaine de billets publiés dans Le Club au cours de la même campagne.

Dans Fakir, Julien raconte aussi comment il a retrouvé ses écrits sur le site du média Contrepoints, ou dans des tribunes publiées dans le Huffington Post, L’Express… Celles-ci pouvaient être signées par des personnalités fictives (comme « Andrei Sorescu », « employé d’ONG en Europe de l’Est ») ou bien réelles (comme « Jaran Ditapichai, l’avocat leader des Chemises rouges mouvement ouvrier d’opposition thaïlandais »). 

Les tentatives de manipulation du Club ne sont pas non plus une découverte. Depuis plusieurs années, la création volontaire de confusion entre des articles et des billets de blog est devenue un genre à part entière. Le but de ces offensives : se servir de l’image de Mediapart pour diffuser de fausses informations ou des propos diffamatoires. Pour limiter ce phénomène, le pôle Communautés et les équipes techniques de Mediapart avaient créé, en avril 2021, des vignettes permettant de différencier les contenus Club et Journal sur les réseaux sociaux. D’autres soulignent l’ancienneté de certains billets, avec un visuel signalant une « archive ». Cette clarification est aussi un des objectifs de la charte graphique lancée avec la nouvelle formule de Mediapart, en novembre 2021.

Quelques mois plus tôt, nos confrères d’Arrêt sur images avaient par ailleurs raconté l’histoire d’un certain « Guillaume Lafargue », se présentant comme « journaliste » dans Le Club et comme « journaliste à Mediapart » sur un compte LinkedIn. Un faux profil qui avait été créé de toutes pièces par le cabinet Concerto, d’après l’enquête d’ASI. Les contenus de son blog ont été également dépubliés.

Outre le fait qu’elles nuisent au journal et au participatif, ces pratiques sont susceptibles de porter atteinte à l’honneur de personnes, dont certaines sont peu connues du grand public. Elles peuvent aussi avoir des effets sur un mouvement social ou la vie politique d’un pays – c’est même un de leurs objectifs assumés.

Un espace collectif  à défendre

À l’échelle du Club, les instrumentalisations heurtent les valeurs définies dans notre manifeste, et peuvent atteindre le rapport de confiance que nous nous efforçons d’entretenir avec nos abonné·es. 

La charte de participation nous permettait déjà de modérer les contenus promotionnels et/ou s’apparentant à du SEO (Search Engine Optimization, soit l’ensemble des pratiques visant à améliorer le référencement d’un nom, d’une entreprise, d’une marque). Mais aussi, à l’inverse, ceux relevant du dénigrement, de la diffamation, ou encore les billets relayant des fake news (infox). Sur la plupart de ces situations, ce cadre pensé collectivement rejoint celui de la législation en vigueur. 

Mais en février dernier, à la suite de la découverte d’une fausse « experte en géopolitique » en réalité au service du gouvernement hongrois, nous avions rajouté dans cette charte un passage précisant que « l’usage mensonger, malhonnête ou manipulatoire d’un titre ou d’une fonction sera considéré comme une fausse information ». Depuis, tromper les lecteurs et les lectrices en s’inventant une identité visant à augmenter sa crédibilité est un motif de dépublication.

Ce changement dans notre politique de modération a été mûrement réfléchi et débattu. Il nous permet de préserver notre attachement à la fois à l’honnêteté des termes du débat et à l’égalité entre les participant·es. Mais aussi à l’usage du pseudonymat, qui permet à la plus grande diversité de personnes possible de s’exprimer librement dans Le Club, au-delà des devoirs de réserve professionnels et sans craindre de réactions sexistes ou racistes. Il peut également limiter les phénomènes d’autocensure.

À la réception d’un signalement, pour vérifier si un blog cherche à tromper le lectorat, nous prenons toujours le temps d’une petite enquête sur le fond. Les billets s’appuient-ils sur une diversité de sources ? Ces dernières sont-elles accessibles ? Les textes ont-t-ils été plagiés ? Sont-ils partagés sur d’autres canaux ou dans d’autres médias ? Leur auteur utilise-t-il une fausse photo, de faux comptes sur les réseaux sociaux ? Il nous arrive aussi de contacter les auteurs et autrices des blogs dont les profils nous interpellent, en leur demandant des précisions sur leurs parcours. 

Si nous racontons cette histoire vue du Club, c’est pour signaler à notre communauté sa gravité, et notre attention particulière à ces intrusions qui polluent notre espace d’expression collectif. Nous tenions aussi à vous remercier pour votre vigilance : régulièrement, des lecteurs et des lectrices nous alertent sur les billets ne respectant pas la charte de participation. Pour rappel : un bouton « Signaler ce contenu à notre équipe » prévu à cet effet est accessible à toutes et tous (au-dessous du titre de chaque billet de blog et commentaire). 

Cette instrumentalisation du Club participatif de Mediapart, aux fins de nuire à des réputations, de répandre des fausses nouvelles et de déstabiliser des adversaires (qu’ils soient politiques, économiques ou médiatiques), porte gravement atteinte à l’image et à la réputation de notre journal. Nous avons donc chargé notre avocat, Me Emmanuel Tordjman, du cabinet parisien Seattle, d’étudier toutes les suites judiciaires pour faire sanctionner des pratiques qui corrompent le débat public, en violant ses règles éthiques et démocratiques.

Malgré toutes ces précautions, l’instrumentalisation du Club ne pourra jamais être complètement empêchée, en raison de son caractère participatif. Mais ce risque représente une goutte d’eau dans l’océan des centaines de contributions que nous recevons chaque jour (témoignages, tribunes, chroniques…) et que nous avons à cœur de partager. Pour nous, Le Club est avant tout une fenêtre sur la société et les luttes qui la traversent. Et surtout, un outil collectif rendu vivant par notre lectorat.

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Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

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