On sait que les abuseurs, que ce soit en privé ou de façon institutionnelle, utilisent toujours le renversement de culpabilité: c'est la faute de la victime, et cela ne se discute pas. Eux-mêmes, y compris des dizaines d'années après, ne remettent pas en question leur comportement et n'ont pas une once d'empathie pour leurs victimes. Ce n'est donc pas seulement la honte, qui doit changer de camp, c'est aussi le sentiment de culpabilité. Mais ne rêvons pas, les abuseurs d'enfants ne se sentiront jamais réellement coupables. Ce qui rend encore plus indispensable une reconnaissance de leur culpabilité par la justice ou, si ce n'est pas possible, par le soutien collectif d'autres victimes ou d'associations.
Cependant l'écriture est aussi un moyen. Je pense qu'Hervé Bazin, en évoquant les maltraitances de sa mère "Folcoche", s'est un peu soigné de sa souffrance. Et a permis ainsi à d'autres victimes de se reconnaître comme victimes, et d'identifier ceux qui leur avaient fait du mal.
On trouve dans la littérature, en fait, de nombreux témoignages d'une souffrance infantile créée directement par la maltraitance physique et/ou sexuelle d'un ou de plusieurs adultes, souvent un qui agit, d'autres qui se taisent
De nos jours, grâce à l'évolution de la société et aux réseaux sociaux, les abuseurs font plus attention: ils savent que le consensus qui les protégeait est en train de battre de l'aile, voire de se crasher en plein vol. L'accueil public des mensonges du Premier ministre, qui n'était au courant de rien des abus qui se perpétraient à Bétharram, mais qui a quand même demandé une enquête administrative (on n'est pas loin de la logique des trois chaudrons...) témoigne du fait que, en principe, cela ne devrait plus fonctionner comme avant. De plus, les réseaux sociaux et internet, qui peuvent constituer le lieu de la maltraitance, peuvent aussi être celui où la victime peut s'exprimer et trouver des alliés et de l'aide.
Désormais, les enfants et les adolescents sont un peu mieux armés pour ne pas endosser une culpabilité qui n'est pas la leur et appeler à l'aide. On peut espérer que les agresseurs d'enfants vont être punis. C'est loin d'être gagné, parce qu'il y a encore nombre d'adultes qui minimisent ou qui nient, mais cela semble aller à peu prés dans le bon sens.
Cependant, je pense qu'il faut être attentif.
Dans le management, on est passé du sadisme actif des contre-maîtres qui augmentaient le rythme des chaînes de montage jusqu'à mettre en danger les ouvriers, à un type de relation dans l'entreprise où c'est le salarié lui-même qui doit "définir ses objectifs" alors qu'on exige de ces objectifs qu'ils soient à un niveau d'impossibilité par manque de moyens. Le salarié, par peur des conséquences (crainte entretenue du chômage) va se tuer à la tâche, en intériorisant la culpabilité de ne pas réussir comme étant de son fait. Et parfois, « tomber » en dépression.
De même, les jeunes qui sont orientés dans des voies qui ne leur conviennent pas du tout, sont conduits à se dire que c'est de leur faute, que s'ils avaient davantage bossé, ils auraient eu leur orientation. Alors qu'il n'y a pas plus injuste et aléatoire que le système Parcours sup.
Toute la logique de la maltraitance passe par le déplacement de responsabilité de celui qui a le pouvoir, sur celui qui le subit. C'est la logique qui est à l’œuvre dans l'utilisation du bouc-émissaire. Or, de nos jours, toute la société fonctionne sur ce mode. Cela a toujours existé mais nous pouvons constater une utilisation extensive de cette stratégie, notamment avec un énorme poids de fausse culpabilité dirigé par exemple sur les immigrés, lesquels sont pourtant parmi les plus en souffrance dans nos pays par ailleurs florissants. Mais cela concerne aussi les « bénéficiaires » de minima sociaux, les fonctionnaires et, désormais, les retraités...
On sait bien que c'est très pratique de faire croire aux pauvres que, s'ils le sont, c'est à cause de plus pauvres qu'eux. C'est tellement bête qu'on penserait que cela ne va pas marcher... mais pourtant si, et je constate autour de moi que des personnes dont je n'aurais jamais cru qu'elles prendraient ce chemin, m'annoncent que, quand même, l'immigration... Même si elles-mêmes sont issues de l'immigration. Mais la logique n'a, hélas, rien à voir avec la stratégie du bouc-émissaire.
Pourquoi cela marche si bien?
Outre la propagande, bien réelle, il y a, selon moi, quelque chose de commun à tous ces phénomènes: c'est la disparition de la notion de responsabilité. S'il est fondamental de ne pas culpabiliser abusivement les enfants, il est important de les former à la responsabilité. C'est-à-dire qu'ils puissent reconnaître leurs erreurs, en particulier quand elles ont des conséquences sur autrui, et qu'ils trouvent normal d'essayer de réparer celles-ci dans la mesure du possible et de faire mieux les fois suivantes.
Mais, pour cela, il faudrait que les adultes eux-mêmes, aient intégré le sens des responsabilités.
Pas juste la notion "d'assumer" qui ne veut rien dire, mais celle de choisir dans l'exercice de ses responsabilités ce qui semble juste, et d'assumer les conséquences sur l'autre de ses mauvais choix, donc de reconnaître ceux-ci et d'essayer de les corriger.
Celui qui disait "j'assume" disait aussi "Qu'ils viennent me chercher...", sachant que sa fonction faisait que (en France) nul n'avait les moyens de lui faire réellement assumer, à lui, ses choix et de lui en faire payer les conséquences néfastes. « Assumer » en vrai, cela ne rime pas avec «impunité » .
Quel modèle pour les enfants que celui où la morale semble être que le plus fort gagne? Et que le plus faible est coupable? L'alternative, du coup, pour eux, sera d'être celui qui réussit ou celui qui échoue, le bourreau ou la victime, le coupable victorieux et impuni ou la victime présumée coupable. Ceux qui réussissent ou ceux qui ne sont rien...
Un des graves problèmes de la maltraitance infantile, c'est que celui qui la subit ne saura plus, par la suite, être bienveillant avec lui-même, il va avoir une image de lui dévalorisée, voire défaillante. Il va avoir tendance à se persécuter lui-même, ou avoir des conduites à risque, ou faire, sans le vouloir, ce qui va l'amener à être encore "puni", enfin il peut reproduire sur l'autre ce qui lui a été fait.
La maltraitance se retrouve dans tous les quartiers, dans certaines institutions comme dans les familles. Avec ses conséquences en terme d'inhibitions et de freins à un bon développement de soi, ou une intériorisation du sadisme subi qui peut faire évoluer la victime en futur bourreau.
Seule l'identification de la maltraitance et un travail sur ce que cela a fait à la victime, va permettre à celle-ci d'être moins marquée par les conséquences de ce traumatisme. En particulier elle va pouvoir se dégager progressivement de la honte et d'une culpabilité qui n'est pas la sienne.
Maintenant que l'on tient un peu plus compte de la parole de l'enfant, il n'est pas rare que, par exemple dans le milieu scolaire, des adultes convoquent en même temps un harceleur et sa victime, sommés chacun de présenter sa vision des faits. Si la victime essaie, parfois maladroitement, d'exprimer ce qu'elle a vécu, le harceleur est souvent très adroit pour se poser, lui, en victime.
L'adulte décrète alors qu'il faut apprendre à vivre ensemble. Et, en sortant de cette sorte de médiation, le harceleur sait qu'il vient d'obtenir un droit à continuer... C'est la même chose quand c'est un adulte qui a fait du mal à un enfant. La non-punition du crime est un encouragement à continuer.
Mais, comme je commençais à l'écrire plus haut, les abus me semblent davantage cachés qu'auparavant : davantage sur le registre de la moquerie systématique de la part des enfants harceleurs (mais il y a aussi de la violence), et davantage sur celui de l'humiliation et d'attaques narcissiques de la part des adultes, ainsi que de la mise sous emprise et de la séduction.
Les violences psychologiques sont difficiles à mettre en évidence, et rarement condamnées (alors qu'il existe un arsenal juridique). Or elles ont des conséquences funestes à long terme, en particulier pour les enfants qui les subissent.
Il serait naïf de croire que le sadisme que certains adultes exerçaient vis-à-vis des enfants a disparu : il a simplement changé de forme. Les exemples se retrouvent devant la scène médiatique, par exemple dans ce dont témoignent certains athlètes.
C'est pourquoi il est très important pour une ancienne victime de témoigner, pour sortir de la loi du silence et comprendre l'origine de sa souffrance, même des années après, et pouvoir dépasser peu à peu ses traumatismes. Mais c'est aussi important pour les autres, les anciennes victimes silencieuses, mais aussi les témoins jusque-là muets, afin de partager ce vécu et d'être compris par ses pairs.
Profitons-en tant que nous le pouvons et que le patriarcat toxique n'a pas encore trouvé de riposte efficace.
Deux billets déjà écrits autour de cette question:
"C'est l'histoire d'un soulagement (maltraitance et angoisse)" ici
"Me Too les coups" ici
Ce dernier est plus ancien.