Boris Pilniak (1894-1938) se fit connaître dès le début des années 1920 par le roman L’Année nue, évoquant la révolution sans fard, et utilisant des procédés littéraires inspirés par le futurisme (changements de plan, collages) que l’on retrouvera dans L’Acajou, qui date de la fin de la décennie, et qu’on trouvera également, quelques années plus tard dans la trilogie USA de Dos Passos. Ce fut un auteur controversé, connaissant les gros tirages, puis s’attirant les foudres du pouvoir stalinien s’affermissant alors, en raison de la nouvelle (vite retirée de la circulation) Le Conte de la lune mal éteinte, évoquant la mort suspecte, en 1925, de Mikhaïl Frounzé sur la table d’opération ; il rédige alors une lettre de repentance et connaissant de nouveau le succès jusqu’à se retrouver brièvement à la tête de l’Union panrusse des écrivains, en 1929… et patatras, le voilà qui fait publier à Berlin L’Acajou, qui lui vaut encore les foudres du pouvoir et de ses chiens de garde. Nouvelle lettre d’excuse, il est de nouveau autorisé (il avait déjà pas mal circulé durant les années 1920) à voyager à l’étranger, en Europe, en Amérique, en Asie centrale et en Extrême-Orient : un deuxième voyage au Japon en 1932, qui ne sera pas perdu pour tout le monde : lors de son arrestation, à l’automne 1937, il se verra accusé, en plus d’être trotskiste, d’être un espion japonais. Thème à la mode, puisqu’au même moment, Staline et Béria déportent massivement en Ouzbékistan et au Kazakhstan les Coréens de Vladivostok et des environs, qui avaient franchi la frontière et s’étaient réfugiés en Russie au début du siècle… pour échapper à la sanglante main-mise sur leur pays par les Japonais.
Pilniak (le nom de son père était Wogau, c’était un descendant des Allemands de la Volga, les colons qu’avait attirés Catherine II) n’était pas particulièrement bolchevik, mais pas non plus anti : il considérait que la révolution était le moyen, pour la Russie, de trouver son chemin propre, en sortant de l’ornière du dilemme ayant fait florès au XIXe siècle, entre occidentalistes et slavophiles. Mais il aimait bien dire le vrai, sans fard : très gros défaut, en ces temps troublés. D’où les lettres d’auto-critique qu’il se voyait contraint de rédiger de temps en temps, adressées à Staline. Un peu après, modification de la perspective : L’Acajou est repris sous un angle différent dans La Volga se jette dans la Caspienne, ouvrage évoquant les projets pharaoniques de l’industrie stalinienne. Gorki défendit Boris Pilniak un bon moment, mais plus vers la fin : le style trop heurté de Pilniak correspondait trop mal au « réalisme socialiste » en vigueur. Cela en 1935, au moment où, après l’assassinat de Kirov, les choses commençaient à se gâter pour à peu près tout le monde…
Le bilinguisme initial de Pilniak contribua à lui donner une certaine distance par rapport à la langue russe. Ce qui ne l’empêcha nullement d’être à sa façon un lexicographe, grand pêcheur de mots anciens et auteur ne s’interdisant pas des néologismes. Et la dimension historique, bien sûr retravaillée, poétisée, traverse une grande partie de son œuvre.
(Sources : Wikipedia en français et en russe, un chapitre du tome « La révolution et les années vingt de la grande Histoire de la littérature russe, le chapitre consacré à Pilniak dans le livre de souvenirs de Iouri Annenkov, Journal de mes rencontres, et enfin une étude qu’on peut trouver ici :
https://www.persee.fr/doc/russe_1161-0557_2001_num_20_1_2115
La lecture de ces documents laisse parfois perplexe, des zones d’ombre subsistent, et les dates indiquées se contredisent par moments.)
Je me suis appuyé sur la traduction de Jacques Catteau, datant de 1980, très solide et enrichie par des notes substantielles.
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Chapitre premier
Misérables, devins, mendiants, chantres édifiants, nouveaux Lazare, pèlerins et pèlerines, indigents, faux bigots, coquillards, prophètes, idiots et idiotes, innocents – autant de synonymes pour le pain quotidien de la Sainte Russie : miséreux de la Sainte Russie, coquillards chantants et indigents au nom du Christ, fols-en-Christ de la Sainte Russie, ces figures ont orné le quotidien russe depuis le surgissement de l’ancienne Rous’, depuis les premiers tsars Ivan, soit un millénaire d’existence russe1. Tous les historiens, ethnographes et écrivains russes ont trempé leur plume au sujet de ces innocents. Ces fous ou ces escrocs – mendiants, faux bigots et prophètes – passaient pour l’ornement de l’église, la confrérie christique, les grands prieurs du monde, selon les termes de l’histoire et de la littérature classique russes.
Le fol-en-christ célèbre vivant à Moscou au milieu du dix-neuvième siècle, Ivan Iakovlévitch2, étudiant n’ayant pas achevé le Grand Séminaire, mourut à l’hôpital de la Transfiguration. Des reporters, des poètes et des historiens évoquèrent ses funérailles. Un poète écrivait ceci dans Le Bulletin :
Quel est ce triomphe de l’Asile3 ?
Pourquoi cette ruée, ces gens venant par vagues
En charrettes comme en landau, à pied comme en drojki4 ?
Le cœur plein d’une sombre alarme ?
Exprimant parfois d’une voix brumeuse
La lourde douleur de leur cœur :
« Ivan Iakovlévitch s’est éteint avant l’heure !
Il est mort, le prophète, digne d’un sort meilleur ! »
L’historien des mœurs Skawronski relate dans ses Esquisses moscovites que cinq jours d’affilée, tant que le corps n’avait pas été inhumé, plus de deux cents offices des morts furent célébrés auprès du cadavre. Beaucoup de gens passaient la nuit près de l’église. N. Barkov, auteur d’une étude5 intitulée Vingt-six Moscovites faux prophètes et faux innocents, idiots et idiotes, raconte qu’il fut proposé d’enterrer Ivan Iakovlévitch le dimanche, « comme cela avait été annoncé dans le Bulletin de la Police », et que ce jour-là, les admirateurs affluèrent dès l’aube, mais l’inhumation n’eut pas lieu car des controverses s’étaient élevées à propos du lieu où il fallait l’enterrer. On faillit en venir aux mains, et l’on s’invectiva copieusement. Les uns voulaient l’amener à Smolensk, où il était né, d’autres se démenaient pour qu’il fût enterré au monastère de l’Intercession, où avait déjà été creusée pour lui une tombe sous l’église, d’autres encore demandaient avec attendrissement que ses restes fussent remis au couvent Alexeïevski, et d’autres enfin, agrippés au cercueil, le traînaient déjà vers le bourg de Tcherkizovo7. On craignait que le corps d’Ivan Iakovlévitch ne fut dérobé. L’historien écrit : « Pendant tout ce temps, il pleuvait et la boue était effrayante, malgré cela, lorsque le corps fut sorti de chez lui et transporté à la chapelle, puis de la chapelle à l’église et enfin de l’église au cimetière, des femmes, des jeunes filles, des jeunes dames en crinoline se prosternaient et rampaient sous le cercueil. » De son vivant, Ivan Iakovlévitch déféquait sous lui – ça coulait sous lui , comme écrit l’historien –, et les gardes avaient l’ordre de répandre du sable sur le plancher. Ce sable mouillé se trouvant sous Ivan Iakovlévitch, ses adorateurs le prenaient et le ramenaient chez eux, et ce sable s’avéra posséder des vertus médicinales. Quand un mioche avait mal au ventre, sa mère lui en mettait une demi-cuillerée dans sa bouillie, et le gamin allait mieux. Après l’office des morts, la ouate bouchant le nez et les oreilles du défunt fut partagée en petits morceaux distribués aux fidèles. De nombreuses gens s’approchèrent du cercueil avec des fioles pour y recueillir l’humidité coulant du cercueil, étant donné que le défunt était mort d’hydropisie. La chemise dans laquelle était mort Ivan Iakovlévitch fut déchirée en petits morceaux. Attendant le moment où le corps serait sorti de l’église, s’étaient rassemblés les difformes, les fols-en-Christ, les cagots, les errants et les errantes. Ils n’entraient pas dans l’église, faute de place, ils se tenaient au-dehors, dans les rues. Et là, en plein jour, parmi les gens rassemblés, des sermons étaient prononcés, des phénomènes se produisaient, des apparitions avaient lieu, des prophéties étaient faites et des condamnations prononcées, on récoltait de l’argent et l’on entendait des rugissements de mauvais augure » Pendant les dernières années de sa vie, Ivan Iakovlévitch ordonnait à ses adeptes de boire l’eau dans laquelle il s’était lavé. Non content de prophétiser oralement, Ivan Iakovlévitch le faisait aussi par écrit, dans des lettres qui ont été conservées pour la recherche historique. On lui écrivait pour lui demander si Untel se marierait, il répondait : « Sans huile de coude, pas d’huile du tout8 ».
Kitaï-gorod, à Moscou, était le fromage où les fols-en-Christ grouillaient comme des vers. Les uns écrivaient des vers, d’autres chantaient comme des coqs, des paons ou des bouvreuils, d’autres encore engueulaient tout le monde au nom du Seigneur, il y en avait aussi ne connaissant qu’une phrase, passant pour une prophétie et faisant la renommée de ces prophètes, du genre de celle-ci : « La vie de l’homme est un conte, son cercueil une calèche, le parcours est sans cahots ! » On trouvait des amateurs d’aboiements, dont les abois prophétisaient la volonté divine. Il y avait, dans cet ordre de miséreux, de coquillards, de chantres édifiants, de devins, de nouveaux Lazare, de pèlerins-mendiants, toute la Sainte Russie : on y trouvait des paysans comme des bourgeois, des gentilhommes comme des marchands, des enfants, des vieillards, des gaillards pétant de santé et des bonnes femmes mûres pour enfanter. Tout ce monde-là était ivre, et tous s’abritaient sous le calme bleuté et bulbeux de l’empire asiatique russe, tous amers comme le fromage et l’oignon, car les clochers bulbeux des églises sont bien sûr le symbole de la vie en Russie, une vie d’oignon.
… Et il y a à Moscou, à Saint-Pétersbourg et dans d’autres grandes villes russes, d’autres énergumènes. Leur généalogie n’est pas tsariste, mais impériale10. initié par Pierre, l’art du meuble russe naquit vraiment sous Élisabeth11. Cet art de serfs n’a pas d’histoire écrite, et les noms de ses maîtres-artisans ont été effacés par le temps. C’était le fait de solitaires, dans les sous-sols des villes, dans des cagibis à l’arrière des izbas de domestiques, dans les domaines. Cet art subsistait dans des conditions cruelles et dans l’amertume de la vodka. Boulle12 et Jacob13 en furent les maîtres. On envoyait les jeunes serfs à Moscou et à Saint-Pétersbourg, à Paris et à Vienne – pour y apprendre le métier. Ensuite, ils revenaient – passant de Paris aux caves de Saint-Pétersbourg, puis de Saint-Pétersbourg aux cagibis au fond des izbas pour domestiques –, et… ils créaient. Quelque maître-artisan passait des dizaines d’années sur un divan, une toilette ou un petit bureau, ou encore une bibliothèque : il travaillait dessus, buvait et mourait, laissant son art à son neveu, car l’artisan n’était pas censé avoir des enfants, et le neveu imitait l’art de son oncle, ou prolongeait son savoir-faire. Le maître-artisan mourait, mais ces choses vivaient un siècle dans les demeures des propriétaires fonciers et les hôtels particuliers en ville, on aimait auprès d’elles, on mourait sur ces divans, les tiroirs secrets des secrétaires renfermaient des lettres secrètes, les fiancées contemplaient leur jeunesse dans les miroirs des meubles de toilette, et les vieilles y observaient leur vieillesse. Élisabeth, Catherine, leur style, c’est le rococo, le baroque, le bronze, les volutes, la palissandre, le bois de rose, l’ébène, le bouleau de Carélie, le noyer de Perse. Paul15, c’est le style austère, celui d’un chevalier de Malte16 : des lignes militaires, une sérénité austère, l’acajou sombrement bruni, le cuir vert, les lions et les griffons noirs. Alexandre17, c’est le style Empire, les classiques, l’Hellade. Nicolas18, c’est le retour à Paul, mais un Paul écrasé par la grandeur de son frère Alexandre. Ainsi les époques ont-elles recouvert l’acajou19. L’année 1861 vit la fin du servage. Les maîtres-artisans serfs furent remplacés par des fabriques de meubles : Levinson, Thonet20, le mobilier viennois. Mais les neveux des maîtres-artisans continuèrent à vivre à coup de vodka. À présent, ces artisans ne créent plus rien, ils restaurent les antiquités, mais ils ont gardé tous les acquis et conservé toutes les traditions de leurs oncles. Ils sont solitaires et taciturnes. Ils sont fiers de leurs ouvrages comme des philosophes, et leur portent un amour de poètes. Ils continuent à vivre dans les sous-sols. Un tel artisan, il est hors de question de l’envoyer travailler dans une fabrique, ou de lui faire réparer un meuble conçu après Nicolas Ier. C’est un antiquaire, un restaurateur. Il dénichera, au grenier d’une maison moscovite ou dans le hangar d’une propriété non incendiée, une table, un miroir à trois faces ou un divan – des meubles datant de Catherine, de Paul ou d’Alexandre –, et s’attardera dessus durant des mois dans son sous-sol, fumant, réfléchissant, évaluant de l’œil, en vue de redonner vie à ces choses mortes. Il se peut même qu’il trouve, dans le tiroir secret d’un petit bureau, une liasse de lettres jaunies. En tant que restaurateur, il regarde en arrière, vers le passé des choses. C’est à coup sûr un original, et il vendra en original son affaire une fois restaurée à un autre original, un collectionneur, avec lequel, lors de la transaction, il boira du cognac sorti d’une bouteille et reversé dans un flacon datant de Catherine, dans un petit verre de diamant d’un ancien service impérial.
Notes
- Pilniak fait ici l’erreur consistant à assimiler l’ancienne Rous’ de Kiev et la Moscovie, alors que ces deux rameaux slaves sont distincts, l’Histoire les a séparés, puis rapprochés, pour le malheur de l’Ukraine actuelle – mais l’Histoire est loin d’être terminée…
- Ivan Iakovlévitch Koreïcha (1781-1861). Relégué à l’asile de fous de Moscou, il fut dépeint par I. G. Pryjov, et évoqué par Tolstoï, Leskov, Ostrovski et Bounine, notamment.. Dostoïevski s’en inspira.
https://fr.gw2ru.com/histoire/201463-devins-russes
https://words-of-doom.livejournal.com/670223.html - Dans le texte : la Maison jaune, qui désigne l’asile d’aliénés.
- https://www.cnrtl.fr/definition/bhvf/drojki
- Jacques Catteau signale que l’auteur de cette étude n’est pas Barkov, mais l’historien Ivan Gavrilovitch Pryjov (1829-1885).
- Au sens de Fol-en-Christ.
- Village désormais absorbé par Moscou. Il y a un autre bourg portant ce nom : proche de Kolomna. il est à une centaine de kilomètres de Moscou, au sud-est. Le texte incite à penser plutôt au premier, où se trouve maintenant le parc Sokolniki.
- L’expression est obscure, cela viendrait du polonais en passant par le biélorusse, et signifierait : « Sans travail, pas de pain ». Le prédécesseur de Raspoutine se veut sibyllin. Quant à Kitaï-Gorod (La ville chinoise, Kitaï étant la russisation de l’ancien terme Cathay), qu’on rencontrera un peu plus bas, c’est un quartier de Moscou, depuis l’époque médiévale.
- La ville-forte : ancien quartier marchand à Moscou, proche de la place Rouge.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Kita%C3%AF-gorod - Remontant à Pierre le Grand.
- Elizaviéta Pétrovna, fille de Pierre le Grand, qui régna de 1741 au début de 1762.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9-Charles_Boulle
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Jacob_(menuisier)
- Catherine II, la Grande Catherine.
- Paul Ier, fils de Catherine II. Sa mère voulait l’écarter de sa succession, au profit de son fils Alexandre, le futur Alexandre Ier.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Ier_(empereur_de_Russie) - https://www.persee.fr/doc/rhmc_0996-2727_1930_num_5_27_3606
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Ier_(empereur_de_Russie)
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Ier_(empereur_de_Russie)
- L’acajou se dit en russe le bois rouge, et ce bois eut une énorme importance en Russie, au point que l’ébénisterie se dit à peu près « travail de l’acajou » – d’après une note trouvée chez Jacques Catteau.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Michael_Thonet
Chapitre deuxième
L’année 1928.
La ville est une version russe de Bruges et de Kamakura1. Trois cents ans plus tôt, on y a tué le dernier rejeton de la dynastie de Riourik2. Le jour de son assassinat, le tsariévitch jouait avec les enfants du boyard3 Toutchkov, dont la lignée est encore vivace dans la ville, de même que les monastères et bien d’autres lignées d’origine moins illustre… Temps anciens de la Russie, province russe, cours supérieur de la Volga, forêts, marécages, villages, monastères, manoirs, et une chaîne de villes4 : Tver, Ouglitch, Iaroslav, Rostov-la-Grande. La ville est la Bruges monacale, celle des apanages russes, des ruelles semées de plantes médicinales, ds monuments en pierre marquant les meurtres et les siècles. Elle est à deux cents verstes5 de Moscou, mais le chemin de fer est à une cinquantaine de verstes.
S’éternisent là les ruines de manoirs et les vestiges de l’acajou. Le conservateur du musée des antiquités y déambule en haut-de-forme, pèlerine et pantalon à carreaux : il porte des favoris à la Pouchkine, et garde dans les poches de sa pèlerine les clés du musée et des monastères. Au cabaret, il boit du thé, la vodka il la boit tout seul ; chez lui, dans un débarras, s’amoncèlent en désordre les bibles, les icônes, les frocs et les mitres d’archimandrite6, aubes, orarions7, manchons sacerdotaux, soutanes, chasubles, voiles, coiffes, nappes d’autels – le tout datant du treizième, du quinzième et du dix-septième siècle. On trouve dans son cabinet de l’acajou de Karazine, et sur son bureau, une casquette de noble à bandeau rouge et à couronne blanche, faisant office de cendrier8.
Le barine9 Karazine, Viatcheslav Pavlovitch, avait autrefois servi dans un régiment de cavalerie, et avait quitté le service quelque vingt ou vingt-cinq ans avant la révolution, démissionnant par probité : l’un de ses collègues avait commis des vols, on l’avait chargé d’enquêter, il avait rapporté la vérité à ses supérieurs, lesquels couvrirent le voleur, ce que le barine Karazine n’accepta pas, il rédigea un second rapport demandant à être admis à la retraite et alla s’installer dans son domaine. Il en sortait une fois par semaine, allant faire ses courses au chef-lieu de son district, dans un carrosse du genre patache, flanqué de deux laquais ; dans les boutiques, il faisait signe au commis, de son gant blanc, de lui envelopper une demi-livre10 de caviar grenu, trois quarts de dos d’esturgeon séché, un esturgeon étoilé : l’un des laquais payait, tandis que l’autre prenait les affaires ; un jour, un marchand fit mine de tendre la main au barine, qui la refusa d’un laconique : « il s’en passera ! » Le barine Karazine circulait en portant une casquette de noble et un manteau du temps de Nicolas Ier ; la révolution l’expulsa de sa propriété et le fit déménager pour la ville, mais lui laissa son manteau et sa casquette ; le barine faisait la queue en casquette, sa femme remplaçant les anciens laquais.
Le barine Karazine subsistait en vendant ses antiquités ; pour ce faire, il se rendait chez l’administrateur du musée ; il voyait là des objets retirés de son manoir par la volonté de la révolution, les regardait avec dédain – mais il vit un jour sur le bureau du conservateur le cendrier en forme de casquette de noble.
« Enlevez ça, dit-il brièvement.
— Pourquoi ? demanda le conservateur
— Une casquette de noble russe ne peut pas être un crachoir », répondit le barine Karazine.
Les deux amateurs d’antiquités eurent une âpre discussion. Le barine Karazine reparti en colère. Il ne franchit plus le seuil de l’administrateur. Il y avait en ville un bourrelier qui se rappelait avec gratitude que le barine Karazine, chez qui il avait servi, tout jeune, comme petit valet, lui avait un jour cassé sept dents d’un seul coup du gauche, pour lui apprendre à être plus dégourdi.
La ville était figée dans un silence profond, hurlant son ennui deux fois par jour grâce aux sifflets des locomotives et faisant sonner les vieilleries de ses clochers – cela jusqu’en 1928, car cette année-là, une grande quantité de cloches furent retirées des églises et transmises au trust Roudmetallorg12. À l’aide de poulies, de poutres et de cordes de chanvre, les cloches étaient descendues des hauteurs des clochers, elles pendaient au-dessus du sol, puis on les faisait tomber par terre. Pendant que les cloches glissaient le long des cordes, elles chantaient et pleuraient d’une voix épaisse, et ces pleurs restaient au-dessus de la ville figée. Les cloches tombaient avec de sourds mugissements, et s’enfonçaient dans la terre à une profondeur de deux archines13.
Au moment où se passe ce récit, la ville gémissait précisément par l’antiquité de ces vieilles cloches.
À la ville, la chose la plus nécessaire était le livret syndical14 ; dans les boutiques, on comptait deux files d’attente : la queue des gens porteurs d’un livret et celle des autres, ceux qui n’en possédaient pas. Louer une barque pour canoter une heure sur la Volga coûtait dix kopecks aux porteurs d’un livret, quarante kopecks aux autres ; la place de cinéma coûtait cinq, dix ou quinze kopecks aux premiers, vingt-cinq ou quarante kopecks aux seconds. Le livret syndical tenait partout la première place, à côté de la carte de pain, en outre les cartes de pain, (et donc le pain lui-même), n’étaient attribuées qu’aux gens ayant le droit de vote, à raison de quatre cents grammes par jour : pas de pain pour les autres, ni pour leurs enfants. Le cinéma avait été aménagé dans le jardin du syndicat, dans un hangar protégé du froid ; les sonneries n’étaient pas admises au cinéma, mais des signaux étaient envoyés dans toute la ville à partir de la centrale électrique : au premier signal, il fallait finir son thé, au second, il fallait s’habiller et sortir. La centrale fonctionnait jusqu’à une heure du matin, mais les jours de célébrations, en octobre et pour d’autres solennités imprévues15, on maintenait le courant, parfois toute la nuit, chez le président du Comité exécutif, le président du combinat industriel, et chez d’autres autorités, si bien que le reste de la population s’était adaptée et célébrait lors de ces nuits-là ses propres festivités. Au cinéma, donc, il arriva un jour à un certain Satz – ou c’était peut-être Katz –, délégué au commerce intérieur, de bousculer maladroitement, sans être le moins du monde ivre, la femme du président du Comité exécutif, laquelle proféra avec mépris : « Je suis la femme de Kouvarzine ». Ignorant la puissance de ce nom, le délégué Satz s’excusa d’un air étonné – et son étonnement lui valut, par la suite, de disparaître du district. Les autorités de la ville vivaient en petit cercle, se gardant prudemment, avec une méfiance innée, du reste de la population ; ils substituaient leurs magouilles à l’opinion publique et se cooptaient chaque année, passant d’un poste dirigeant du district à un autre selon le bon vouloir du groupe des magouilleurs, en suivant le principe de l’échange des pièces du caftan16. L’économie était combinée en appliquant ce même principe. Le combinat – qui était né l’année où Ivan Ojogov17, le héros de ce récit, tourna au propre à rien – était à la tête de l’économie. Les membres du directoire du combinat étaient le président du Comité exécutif, Kouvarzine (mari de la femme déjà évoquée) et le délégué de l’Inspection ouvrière et paysanne18, Presnoukhine, sous la présidence de Niédossougov19. Ils géraient le lent pillage de richesses antérieures à la révolution, le faisant avec amour et incurie. La beurrerie travaillait à perte, la scierie également, la tannerie ne travaillait pas à perte, mais elle ne faisait pas de profits non plus, sans tenir compte de l’amortissement. en hiver, en pleine neige, quarante-cinq chevaux, aidés de la moitié de la population du district, avaient traîné sur cinquante verstes de distance une chaudière neuve destinée à la tannerie – pour la jeter aussitôt : elle ne convenait pas (sa valeur avait été inscrite des deux côtés : profits et pertes) ; de même, fut acheté et mis au rebut (en le passant par profits et pertes) un broyeur à tan qui s’avéra impropre ; fut alors acheté, en guise de broyeur à tan, un hache-paille, qui fut jeté (profits et pertes), car l’écorce n’est pas de la paille. on se mit à améliorer la condition des travailleurs grâce à la construction de logements : on acheta une maison en bois comportant un étage, qu’on transporta à la scierie, on en tira cinq stères bons pour le chauffage, vu que la maison s’avéra pourrie – seules treize poutres étaient utilisables ; on ajouta neuf mille roubles à ces poutres, et l’on construisit une maison pour les travailleurs de la tannerie, qui ferma juste au même moment, pas parce ce qu’elle déficitaire comme les autres, mais parce qu’elle ne rapportait rien, et la maison neuve demeura vide. Le combinat cachait ses pertes en vendant l’outillage des entreprises déjà inactives avant la révolution, ainsi qu’au moyen de combines comme celle-ci : Kouvarzine-le-président vendait du bois à Kouvarzine-le-membre à prix ferme, mais avec une remise de 50 %, le tout pour vingt-cinq mille roubles, ensuite Kouvarzine-le-membre vendait ce même bois à la population (y compris à Kouvarzine-le-président) à prix ferme, mais sans remise, soit cinquante mille roubles. Vers 1927, la direction désira dormir un peu sur ses lauriers : on offrit à Kouvarzine une serviette, en prenant pour cela l’argent dans les sommes acquittables, pour ensuite faire le tour des indigènes avec une souscription visant à renflouer la caisse. Eu égard au côté fermé de leurs intérêts et de leur vie, s’écoulant à l’insu du restant de la population, ces dirigeants ne présentent aucun intérêt pour le récit.
À la ville, l’alcool se vendait seulement sous deux aspects : la vodka et le vin de messe, rien d’autre, on consommait beaucoup de vodka, un peu moins de vin liturgique, mais pas mal tout de même – pour être le sang du Christ, et aussi pour réchauffer. Les cigarettes qui se vendaient en ville étaient les marques Canon, à onze kopecks le paquet, et Boxe, à quatorze kopecks, rien d’autre. On faisait la queue aussi bien pour la vodka que pour les cigarettes, deux queues, en fait : celle des détenteurs de livret syndical et celle des autres. Les bateaux à vapeur passaient sur le fleuve deux fois par jour, on pouvait y acheter au buffet des cigarettes Sapho, du porto et de l’eau-de-vie de sorbe – et les fumeurs de Sapho étaient manifestement dépensiers, car le commerce privé n’existait pas dans la ville et aucun budget n’existait pour les Sapho. La ville trouvait avantage à ne pas être le chef-lieu du district, et à vivre sur ses potagers et sur l’entraide de ses habitants, se rendant service les uns aux autres.
Près du pont Skoudrine se tenait la maison Skoudrine, et dans cette maison vivait Iakov Karpovitch Skoudrine, délégué-intercesseur aux affaires paysannes, âgé de quatre-vingt-cinq ans ; outre Iakov Karpovitch Skoudrine, vivaient en ville, à l’écart de leur frère, ses deux sœurs bien plus jeunes que lui, Kapitolina et Rimma, ainsi que son frère Ivan, le propre à rien qui s’était rebaptisé Ojogov – il sera question d’eux plus loin.
Iakov Karpovitch Skoudrine souffrait depuis quarante ans d’une hernie, et, en marchant, il soutenait cette hernie de sa main droite, passée par une fente pratiquée dans son pantalon ; il avait les mains vertes et potelées, il salait fortement son pain en puisant dans la salière commune, faisant crisser le sel et reversant soigneusement dans la salière les restes de sel non utilisés. Depuis trente ans, Iakov Karpovitch avait perdu l’habitude de dormir normalement, il se réveillait en pleine nuit et veillait en lisant la Bible jusqu’à l’aube, après quoi il dormait jusqu’à midi, heure à laquelle il se rendait à la salle de lecture pour lire les journaux : on ne vendait pas de journaux en ville, les abonnements coûtaient trop cher – on venait lire les journaux dans les salles de lecture. Iakov Karpovitch était corpulent, très chauve et complètement blanc, ses yeux larmoyaient et il reniflait et se raclait longuement la gorge lorsqu’il se préparait à dire quelque chose. La maison des Skoudrine avait jadis appartenu au propriétaire foncier Véréïski, lequel s’était ruiné, après l’abolition du servage, en exerçant la fonction élective de juge de paix20. Iakov Karpovitch, ayant accompli son service militaire avant la réforme21, avait été clerc chez Véréïski, y avait appris toutes les ficelles judiciaires et lui avait acheté à la fois sa maison et sa charge lorsque ce dernier s’était retrouvé sans le sou. La maison était demeurée inviolable depuis l’époque de Catherine et, au cours de son siècle et demi d’existence, avait noirci, de même que l’acajou à l’intérieur, et ses vitres avaient verdi. Iakov Karpovitch se souvenait du servage. Le vieillard se souvenait de tout : du seigneur de son village comme des recrutements pour défendre Sébastopol ; sur les cinquante dernières années, il se souvenait des prénoms, patronymes et noms de famille de tous les ministres et tous les commissaires du peuple, de tous les ambassadeurs après de la Cour impériale de Russie ou du Comité exécutif central des soviets, de tous les ministres des affaires étrangères des grandes puissances, de tous les premiers ministres, tous les rois, empereurs et papes. Le vieil homme perdait le compte des années et disait :
« J’ai survécu à Nicolas Pavlovitch, à Alexandre Nikolaïévitch, à Alexandre Alexandrovitch, à Nikolaï Alexandrovitch22 et à Vladimir Ilitch, j’enterrerai bien aussi Alexeï Ivanovitch23 ! »
Le vieillard avait un très vilain petit sourire, tout à la fois servile et sournois, ses yeux blanchâtres larmoyaient lorsqu’il souriait. Il était rude, et ses fils étaient comme lui. L’aîné, Alexandre, envoyé au bureau de navigation fluviale avec un pli urgent – c’était bien avant 1905 –, et ayant raté le passage du vapeur, avait reçu de son père une gifle accompagné de ces mots : « Fiche-moi le camp, bon à rien ! » Cette gifle fut la dernière douceur reçue par le garçon, qui avait alors quatorze ans : il tourna les talons, quitta le domicile paternel et ne revint que six ans plus tard, devenu élève de l’Académie des Beaux-Arts. Au cours de ces années, le père avait écrit au fils pour lui ordonner de revenir, en promettant, sinon, de le priver de la bénédiction paternelle et de le maudire à jamais ; le fils avait écrit au bas de cette même lettre, juste en dessous de la signature paternelle : « Au diable votre bénédiction ! » et avait retourné la lettre à son père. Lorsque, six ans plus tard, par une journée ensoleillée de printemps, Alexandra entra dans le salon, le père vint à sa rencontre avec un sourire réjoui, et la main levée pour frapper le fils : souriant avec une gaieté railleuse, celui-ci attrapa les poignets de son père, fit un nouveau sourire où brillait une force joyeuse – et les mains du père étaient comme dans des tenailles, le fils le fit asseoir d’une pression sur les poignets dans un fauteuil près de la table, et déclara :
« Bonjour, mon petit papa, ne vous dérangez pas, restez assis, mon petit papa ! »
Le père se racla la gorge, gloussa, renifla, sa figure afficha une bonhomie méchante, et le vieux cria à sa femme :
« Hé, Mariouchka, hi-hi, apporte-nous de la vodka, mon chou, venant de la cave, bien fraîche, avec des zakouskis bien frais, le fiston a grandi, il est revenu pour notre malheur, le f-f-fils de pute ! »
Ses fils devinrent l’un artiste, le deuxième prêtre, les autres danseur de ballet, médecin et ingénieur. Les deux plus jeunes rejouèrent l’histoire de l’aîné – le peintre – et du père : les deux garçons quittèrent la maison comme l’aîné, et le cadet des deux, l’ingénieur Akim Iakovlévitch, devint communiste – et ne retourna jamais chez son père : quand il revenait dans sa ville natale, il habitait chez ses tantes Kapitoline et Rimma. Vers 1928, les plus âgés des petits-fils de Iakov Karpovitch étaient mariés, mais son plus jeune enfant à lui avait vingt ans. C’était son unique fille, et dans la tornade de la révolution, personne ne s’était soucié de son éducation.
Dans la maison habitaient trois personnes : le vieux, son épouse Maria Klimovna et leur fille Katerina24. L’hiver, la moitié de la maison et la mezzanine n’étaient pas chauffées. La maison vivait comme on vivait bien avant Catherine II, et même avant Pierre le Grand – soit, la maison gardait le silence de l’acajou catherinien. Les vieux vivaient sur leur potager. L’industrie n’apportait à la maison que les allumettes, le pétrole et le sel ; le père régentait les allumettes, le pétrole et le sel. Du printemps à l’automne, Maria Klimovna, Katerina et le vieillard s’échinaient au-dessus des choux, des betteraves et des navets, des concombres et des carottes, ainsi que sur la réglisse qui remplaçait le sucre. L’été, aux aurores, on pouvait voir le vieux en vêtements de nuit, pieds nus, la main droite glissée dans la fente de son pantalon, une branche sèche dans la main gauche, occupé, derrière les haies, dans le brouillard et la rosée, à faire paître ses vaches. L’hiver, le vieux allumait une lampe seulement quand il veillait, le reste du temps la mère et la fille restaient dans l’obscurité. À midi, le vieillard s’en allait à la salle de lecture pour lire les journaux et absorber les noms et les nouvelles de la révolution communiste. Katerina s’asseyait alors au clavecin et étudiait la musique sacrée de Kostalski25, elle-même chantait dans un chœur à l’église. Le vieux revenait au crépuscule, mangeait et allait se coucher. La maison n’était plus que chuchotement de femmes dans les ténèbres. Katerina partait alors à la cathédrale répéter avec son chœur. Le père se réveillait vers minuit, allumait la lampe, mangeait et se plongeait dans la Bible, récitant des passages à haute voix, qu’il connaissait par cœur. À six heures, le vieux se rendormait. Le vieillard n’avait plus la notion du temps, il avait cessé de craindre la mort et perdu l’habitude d’avoir peur de la vie. En sa présence, mère et fille se taisaient. La mère faisait cuire la kacha26 et la soupe aux choux, enfournait les pâtés, faisait chauffer le lait et le laissait fermenter, cuisinait des galantines (en cachant les osselets pour ses petits-enfants) – c’est-à-dire qu’elle subsistait comme on le faisait en Russie, et au quinzième, et au dix-septième siècle, et les plats qu’elle préparait étaient également ceux du quinzième et du dix-septième siècle. Vieille toute sèche, Maria Klimovna était une femme admirable, le genre de femmes qui demeurent un peu partout en Russie, en même temps que les anciennes icônes de la Sainte Vierge. La dure volonté de son mari – lequel, cinquante ans plus tôt, au lendemain de leur mariage, en la voyant passer une douillette de velours framboise, lui avait demandé : « À quoi cela rime-t-il ? » Et, comme elle ne comprenait pas la question, il avait répété : « À quoi cela rime-t-il ? Enlève-moi ça ! Je te connais sans accoutrement, et les yeux des autres n’ont pas à se rincer l’œil sur toi ! » De son pouce humecté de salive, son mari lui avait alors montré, en lui faisant mal, la bonne façon de coiffer ses tempes –, cette dure volonté qui l’avait contrainte à remiser pour toujours dans un coffre la douillette de velours, et qui l’avait renvoyée à la cuisine, avait-elle brisé la volonté de l’épouse ? ou bien la soumission l’avait-elle endurcie ? Toujours est-il que sa femme ne fit plus jamais d’objections, resta digne, silencieuse et triste, sans jamais être hypocrite. Son monde n’allait pas au-delà du portillon du jardin – et, au-delà, il n’y avait qu’un seul chemin, celui de l’église, comme une tombe. Elle chantait avec sa fille les psaumes de Kostalski, elle avait soixante-neuf ans. La Russie27 d’avant Pierre le Grand glaçait la maison. La nuit, le vieillard récitait la Bible, connue par cœur, et il avait cessé d’avoir peur de la vie. Très rarement, à plusieurs mois d’intervalle, pendant les heures silencieuses de la nuit, le vieux s’approchait du lit de sa femme et chuchotait :
« Hé, Mariouchka, hé, hum !… Oui, quoi, Mariouchka, c’est la vie, Mariouchka ! »
Il avait une bougie à la main, ses yeux riaient et larmoyaient, ses mains tremblaient.
« Me voilà, Mariouchka, hé, c’est la vie, Mariouchka, hé ! »
Maria Klimovna se signait.
« Honte à vous, Iakov Karpovitch ! »
Iakov Karpovitch soufflait la bougie.
Katerina, leur fille, avait de petits yeux jaunes qui semblaient fixes, endormis d’un sommeil interminable. À côté de ses paupières éternellement gonflées fleurissaient les taches de rousseur. Elle avait les bras et les jambes comme des poutres, et sa poitrine était aussi haute que les pis des vaches suisses.
… La ville est une version russe de Bruges et de Kamakura.
Notes
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruges ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Kamakura
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Riourik. Pilniak prolonge ici l’erreur signalée au début (voir la note 1 du chapitre premier), consistant à établir une continuité entre la Rous’ de Kiev et la Moscovie des Ivan. Le tsarévitch auquel il est fait allusion est Dmitri, fils d’Ivan iV le Terrible et de sa deuxième femme, et héritier légitime du trône. L’enfant fut découvert égorgé en 1591. On accusa Boris Godounov – c’est le thème du drame éponyme de Pouchkine, repris sous forme d’opéra par Moussorgski –, qui fut proclamé tsar en 1598, d’avoir fomenté cet assassinat. Après la mort de Boris Godounov et passé le Temps des troubles, les Romanov monteront sur le trône avec Mikhaïl Ier.
L’allusion à Dmitri montre que la ville est Ouglitch, sur un coude de la Volga :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ouglitch
https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_des_troubles_(Russie)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Ier_(tsar_de_Russie) - https://fr.wikipedia.org/wiki/Boyard
- Ce sont des villes de l’Anneau d’or :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Anneau_d%27or_de_Russie - La verste faisait un peu moins de 1,1 km.
- Supérieur d’un monastère orthodoxe; Titre de dignité religieuse, plus généralement, toujours chez les Orthodoxes.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Orarion
- Bibelot usuel en porcelaine, d’après J. Catteau.
- Seigneur, maître, propriétaire.
- Livre russe : environ 410 grammes.
- En 1928, la NEP se termine. Elle avait vu la naissance de trusts à capitaux mi-étatiques, mi-privés, notamment étrangers, avec parfois des enrichissements considérables des Nepmen : ce qui n’est pas sans rappeler le système chinois, de nos jours. Voir à ce sujet les analyses de l’historien Nicolas Werth, ou encore (beaucoup plus drôle) le livre des écrivains satiriques Ilf et Petrov, Le veau d’or, paru deux ans plus tard que la nouvelle de Pilniak et qui la rappelle par moments :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/150221/le-veau-dor-ilf-et-petrov - Le nom concatène des abréviations signifiant : Commerce des minerais métalliques.
- L’archine faisait 0,71 m.
- Institué en janvier 1919. Comportant les récompenses, les sanctions et les motifs de départ, c’est un deuxième passeport intérieur pour les ouvriers (signalé par J. Catteau). Cette institution fort policière rentre dans le cadre de l’étatisation des syndicats, organisée très tôt par les bolcheviks :
https://wikirouge.net/Syndicats_en_Russie - Jacques Catteau parle de « fêtes et baptêmes rouges », institués par le régime pour contrebalancer les puissantes traditions religieuses dans le peuple russe.
- Allusion au Caftan de Trichka, fable de Krylov : Trichka fait une reprise à un coude usé en prenant du tissu aux manches, ensuite il rapetasse ces dernières en empruntant aux basques, etc.
- Ojog signifie la brûlure…
- Organe de contrôle datant du début des années vingt :
https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1923/01/vil19230123.htm - Les noms sont parlants : le premier est perfide, le second fade et le troisième n’a pas le temps.
- Ces juges, liés aux assemblées locales, les zemstvos, et en général eux-mêmes propriétaires, étaient peu rémunérés pour cette charge.
- Avant la réforme de 1874, le service militaire durait vingt-cinq ans. Né en 1843, Iakov Karpovitch a pu être touché, en cours de service, par la réforme, mais il est malgré tout resté soldat un bon moment…
https://www.histoiredumonde.net/Les-reformes-d-Alexandre-II.html - Dans l’ordre : Nicoles Ier, Alexandre II, Alexandre III, Nicolas II.
- Rykov, successeur de Lénine (Vladimi Ilitch…) comme président du conseil des commissaires du peuple. En 1928, il est sur la sellette.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexe%C3%AF_Rykov - Je garde cette écriture, qui est plus simple : cela se prononce Katiérina.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Kastalski
- Bouillie de ccéréales.
- Avec toujours la même erreur (voir la note 1 du chapitre I), car on trouve dans le texte : la Rous’.
À suivre...
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Répertoire général des traductions de ce blog :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire