La poétesse argentine Alejandra Pizarnik (1936-1972) naquit dans une famille de "rusitos" (c'est le surnom générique des immigrants juifs ayant fui les pogroms de l'Empire russe, qu'ils fussent natifs de Russie, d'Ukraine, de Biélorussie, de Pologne ou des pays baltes) et sa vocation poétique fut précoce. Elle séjourna plusieurs années à Paris dans les années 1960 puis retourna à Buenos Aires où, traitée pour des problèmes psychiatriques, elle se suicida à seulement 36 ans.
Cette trajectoire de vie tragiquement écourtée et la mélancolie désespérée qui imprègne ses poèmes m'ont fait repenser à la poétesse italienne Antonia Pozzi (1912-1938) dont j'avais traduit quelques poèmes sur ce blogue il y a quatre ans (voir ici, ici et là)
J'ai feuilleté l'autre jour dans une librairie de Buenos Aires l'intégrale récemment publiée de l'œuvre poétique de Pizarnik et cela m'a donné envie de vous traduire un poème de cette autrice.
La enamorada
esta lúgubre manía de vivir
esta recóndita humorada de vivir
te arrastra Alejandra no lo niegues.
Hoy te miraste en el espejo
y te fuiste triste estabas sola
la luz rugía el aire cantaba
pero tu amado no volvió
enviarás mensajes sonreirás
tremolarás tus manos así volverá
el amado tan amado
oyes la demente sirena que lo robó
el barco con barbas de espuma
donde murieron la risas
recuerdas el último abrazo
oh nada de angustias
ríe en el pañuelo llora a carcajadas
pero cierra las puertas de tu rostro
para que no digan luego
que aquella mujer enamorada fuiste tú
te remuerden los días
te culpan las noches
te duele la vida tanto tanto
desesperada, ¿adónde vas?
desesperada ¡nada más!
Ma traduction:
L'enamourée
cette lugubre manie de vivre
ce que tu dissimules, ce caprice de vivre
t'entraîne, Alejandra, ne le nie pas.
aujourd'hui tu te regardas dans le miroir
et tu t'en allas triste, tu étais seule
la lumière rugissait l'air chantait
mais ton bien-aimé ne revint pas
tu enverras des messages tu souriras
tu agiteras les mains et ainsi reviendra
ton bien-aimé tant aimé
tu entends la sirène démente qui le vola
le bateau aux barbillons d'écume
où moururent les rires
tu te souviens de la dernière étreinte
oh pas question d'angoisses
ris dans ton mouchoir pleure aux éclats
mais ferme les portes de ton visage
que plus tard l'on ne dise pas
que cette femme enamourée ce fut toi
les jours te rongent de remords
les nuits t'accablent de reproches
tu as mal à la vie tellement
désespérée, où t'en vas-tu ?
désespérée, rien de plus !
Notes sur la traduction:
J'ai respecté les temps verbaux de l'original, y compris les passés simples qui sont aussi naturels à l'oral qu'à l'écrit en espagnol, ce qui n'est pas le cas en français. Comme l'on a ici un monologue d'écrit oralisé, on pourrait vouloir en remplacer certains par des passés composés, mais j'ai préféré respecter autant que possible dans cette traduction la structure temporelle et le rythme de l'original.
ce que tu dissimules: l'adjectif 'recóndita' signifie 'secret, 'dissimulé', 'caché' mais cet allongement permet de conserver le rythme d'ensemble du vers.
caprice: 'humorada' peut aussi se traduire par 'fantaisie', mais j'ai préféré 'caprice' qui me semble mieux convenir dans ce contexte.
pleure aux éclats: les 'carcajadas' sont des éclats de rire; j'ai voulu conserver ici la compacité de l'association/inversion du rire et des larmes.
barbillons: 'barbas' au pluriel désigne les barbillons des poissons auxquels sont comparés les jets d'écume que provoque le déplacement du bateau.
on ne dise pas: la troisième personne du pluriel espagnole a ici le sens de l'impersonnel français.
te rongent de remords, t'accablent de reproches: les verbes espagnols 'remorder' et 'culpar' n'ont pas d'équivalents directs en français ("reprocher' ne fonctionne que transitivement) ce qui exige ces étoffements.
où t'en vas-tu?: on peut percevoir dans cette apostrophe un écho des Rimas de Gustavo Adolfo Bécquer: "Dime mujer, cuando el amor se olvida / ¿sabes tú adónde va?"