Suite et fin d'une déclinaison sans filet sur l'origine et le sort du plus élébre confiné: Robinson Crusoe.
Ceux qui on loupé le début peuvent revenir aux 2 billets précédents aux adresses ci-dessous.
https://blogs.mediapart.fr/michel-joli/blog/280320/robinson-crusoe-ou-les-limbes-du-confinement-13
https://blogs.mediapart.fr/michel-joli/blog/030420/vendredi-ou-les-limbes-du-confinement-23-une-dissidence-religieuse-bien-dissimulee
LE MIROIR DE VENDREDI
Robinson Crusoe est un ouvrage hors normes, tant dans l’œuvre de Defoe que dans l’histoire de la littérature où il figure, comme J. Swift, en précurseur des romans d’aventures et de voyages. On sait ce qu’en pensait Rousseau, mais quid, plus tard, des « visionnaires » genre Jules Verne, V. Hugo, F. K. Huysmans... ? En ont-ils parlé, avaient-ils de la considération pour lui ?
Je me demande s’il ne faut pas aussi revisiter R. Kipling, Anglais et maçon qui utilisa le même thème sans aller jusqu’au bout. Mowgli aurait pu devenir, lui aussi, un sage ermite ; mais Kipling savait, comme Defoe, que l’isolement tue la nature humaine, il connaissait aussi les histoires des vrais enfants-loups...À propos de loups, Virginia Wolff a écrit une biographie de Defoe où elle aborde les aspects philosophiques de son œuvre.
Notons au passage que tous ces romans sont souvent très proches, dans leur inspiration, des contes arabes tout naturellement nomades et voyageurs. On pourrait, par exemple, trouver beaucoup d’analogies entre Sindbad et Gulliver.
Peut-on, à ce stade, considérer que Robinson Crusoe est une réactualisation du message de Hayy Bin Yaqzan ? Il n’était plus possible, en effet, de croire, à l’aube des Lumières, la « merveilleuse histoire » de cet enfant qui s’élève tout seul. Les connaissances acquises pendant trois siècles et plus sur les effets de l’isolement, ainsi que de nombreuses histoires d’enfants-loups, contredisent Ibn Tufail. On connaissait aussi une aventure, bien réelle celle-là, qui avait fait à l’époque la Une des gazettes : celle d’un marin naufragé sur une île déserte pendant 4 ans. Lorsqu’il fut découvert, les sauveteurs trouvèrent un homme qui parlait très mal – il ne savait plus commencer ses phrases – et qui était retourné « pour moitié à l’état sauvage ». Donc la nature humaine ne peut s’épanouir dans l’isolement absolu et peut même y disparaître. On ne savait pas cela à l’époque d’Ibn Tufail, mais on le savait à l’époque de Defoe.
C’est probablement pourquoi Vendredi débarque dans cette histoire et lui retire ce caractère « absolu » de la fiction d’isolement. Je me souviens que, lorsque je lisais ce livre pour la première fois, l’arrivée de Vendredi m’avait apporté une déception : l’histoire d’avant Vendredi était plus intéressante que l’histoire d’après. C’était devenu banal, ces deux hommes sur une île déserte, cette relation de domination, de maître et de valet revue et corrigée par l’humanisme de l’époque, cet apprentissage difficile... et ce témoin oculaire qui entre dans l’intimité du lecteur, dans sa solitude « de la première personne » sans y être invité. Avec lui c’est l’auteur qui entre lui-même et puis le monde extérieur, bref, l’île n’est plus déserte et la magie du récit est rompue. Vendredi est un incongru. Alors, pourquoi le personnage de Vendredi ? Parce qu’il répond, sinon au désir du lecteur, à une nécessité pour l’auteur qui doit organiser, par étape, le retour de Robinson dans le monde. Ce n’est pas Robinson qui libère Vendredi, c’est le contraire : Vendredi, par le miroir qu’il tend à Robinson lui rend sa sociabilité pour lui permettre de revenir sur scène. … et puis, pourquoi ne pas s’interroger sur le nom du compagnon de Robinson ? Defoe nous dit que vendredi est le jour de leur rencontre, c’est bien possible… Mais il a pu choisir ce nom-là qui raisonne toujours d’une façon particulière tant pour les chrétiens que pour les musulmans, pour une autre raison.
Sitôt de retour en France j’ai envoyé l’étude de Nawal Muhammad Hassan à Michel Tournier, l’auteur connu de tous les collégiens pour Vendredi ou la vie sauvage, mais aussi et surtout pour son Vendredi et les limbes du pacifique, (version adulte). Dans ce roman transformé en une vaste métaphore de notre civilisation dans son permanent conflit entre Nature et Culture, Tournier développe le désir de possession de Robinson, la fierté du propriétaire, la productivité dans l’ordre, l’accumulation sans besoin qui le conduit à l’échec et à l’effondrement matériel et psychologique. Ce récit n’est pas sans rapport avec ce que vit l’humanité aujourd’hui.
L’arrivée de Vendredi est salvatrice : après une période de surveillance réciproque et méfiante, la « Nature » de Vendredi, sa candeur et sa sérénité « sauvage », son contentement du strict nécessaire pour être heureux s’imposent à Robinson, qui finit par refuser son retour vers la civilisation… Michel Tournier m’a retourné ce livre avec un petit mot de remerciement dans lequel il me dit que l’aventure de Robinson et Vendredi telle que contée par Defoe lui avait surtout servi à porter sa métaphore du totalitarisme, et qu’il regrettait de ne pas avoir mieux creusé l’origine de ce récit. Qu’importe, grâce à lui le confinement de Robinson a connu une seconde vie et une nouvelle universalité « laïque » et civilisationnelle.
En effet si le thème de l’homme seul demande à évoluer dans sa forme, il n’en est pas moins toujours présent. C’est une allégorie vivace qui interroge avec force les rapports de l’homme avec la nature. Chaque fois que la société change ses systèmes de référence, la question se repose. Soit dans le champ de la religion, soit dans le champ de la morale soit dans le champ de l’économie. Karl Marx rend involontairement hommage à cette interrogation en traitant les théories du travail de Smith et de Ricardo (les pêcheurs et les chasseurs solitaires) de « robinsonnades ».
L’intérêt de cette question du rapport de « la nature de l’homme » à « la nature de la Nature » tient en ce qu’elle est en amont de tous les principes d’organisation sociale (Liberté, Égalité, Fraternité,), de tous les principes éthiques (droits de l’homme, humanisme), de toutes les idéologies (totalitaire, impérialiste, communiste, libérale...). Elle est parfaitement universelle.
C’est pour cela que les enfants sont plus sensibles que les adultes à l’histoire de Robinson Crusoe. L’enfance, c’est l’âge où les systèmes de valeurs de la société ne sont pas encore pris en compte. C’est l’âge où la nature de soi pose question. C’est l’âge qui fait écho à tous les contes du monde, quel que soit leurs origines culturelles. C’est l’âge, enfin, qui garde le mieux le souvenir du temps heureux ou l’infinité du monde réel, inconnu et froid, faisait de la chaleur maternelle une insula fragile habitée par le seul moi. C’est peut-être pour cela que Rousseau pensait que la lecture de Robinson Crusoe pouvait concourir à l’éducation des enfants.
Pour l’agnostique, la fusion divine de Hayy Bin Yaqzan n’est rien d’autre que ce retour dans un lieu où la conscience de l’autre se confond avec son existence. Quelque chose comme un pont jeté entre l’avant-vie et l’après-vie, une absence d’identité et une plénitude d’être. M.J.