Grève de la faim, tribune d’intellectuels et d’artistes sont des signes qui ne trompent pas, l’heure est grave au sein de la gauche morale
L’acharnement thérapeutique ou obstination déraisonnable est le fait de pratiquer ou d’entreprendre des actes ou des traitements alors qu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. Condamnable sur le plan éthique lorsqu’il s’agit de santé, l’acharnement thérapeutique est simplement pathétique et contreproductif en politique.
Ces dernières 48 heures l’auront démontré de la plus belle des manières à travers deux initiatives en faveur d’une primaire à gauche, que certains n’hésitent pas à qualifier de « populaire ». Cette primaire semble pourtant tout sauf populaire, et ceci quel que soit le sens donné à cet adjectif. Elle ne recueille en effet pas les faveurs du plus grand nombre[1], pas plus qu’elle n’est issue des classes populaires. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil rapide au pedigree des soutiens de ces deux initiatives.
D’un côté, nous avons la grève de la faim (rien de moins), annoncée en grande pompe sur le site du Monde[2], dont on apprend qu’elle est menée, notamment, par « la fille de Stéphane Hessel »[3] et Pierre Larrouturou, ce dernier ayant une belle expérience de ce type d’initiative si bien qu’il aura bientôt plus souvent jeûné que changé de parti politique[4]. De l’autre, une tribune dopée à la moraline (les « heures les plus sombres de notre histoire », un grand classique de ce type de tribune, sont invoquées dès la deuxième phrase), signée par des intellectuels compagnons de route du PS et des artistes aussi « populaires » que Charles Bierling et Emilie Loizeau[5].
On ne doute pas de l’effet de souffle de telles initiatives pour mobiliser l’électorat abstentionniste, notamment dans les classes populaires. On imagine déjà ce que cela pourrait donner : « Hé t’as vu, l’heure est grave nous sommes proches des heures les plus sombres de notre histoire, des anciens soutiens du PS et Charles Berling le disent, y a même Larrouturou qui prévoit, après son réveillon, de faire une grève de la faim de deux jours et demi ! », « Ah oui c’est grave là, organisons un vaste mouvement populaire en faveur de la « candidature unique à gauche », on pourrait diffuser des films avec Charles Berling et écouter des morceaux d’Emilie Loizeau[6] sur les ronds-points ! ».
Bref, il serait facile de gloser ad nauseam sur le ridicule de ces initiatives nombrilistes, il est plus intéressant de s’intéresser à ce qu’elles disent réellement, au-delà des notions énoncées dans ces appels, certes défendables, mais terriblement vagues (justice, climat, lutte contre les inégalités et les discriminations).
Avec la primaire « populaire » les castors inventent le barrage anti-LFI qui ne dit pas son nom
Car ces initiatives disent beaucoup d’un microcosme qui ne se résout par à la mort du PS ou à l’absence de perspective politique pour tout mouvement que nous nommerons, pour faire vite, « social-démocrate ». D’où cet acharnement thérapeutique, ces tentatives désespérées de faire émerger, sans le dire, une candidature « de gauche » qui puisse faire barrage à celle de la France Insoumise. Le barrage est en effet inscrit dans les gênes de ces castors de la politique, si bien qu’un barrage peut en cacher un autre. Le barrage à un second tour Macron-Zemmour est en effet invoqué dans la tribune, mais il s’agit plus sûrement de barrer la route à Jean-Luc Mélenchon.
Si ces belles âmes étaient désireuses de permettre à un candidat de gauche de rallier le second tour, elles pourraient en effet appeler à voter pour le candidat qui est invariablement, quels que soient les sondages, en têtes des intentions de vote à gauche, qui dispose, lui, d’un programme détaillé, et qui a démontré il y a 5 ans sa capacité à mener une campagne présidentielle. Or, comme en 2017, où nombre d’entre eux ont voté Hamon (voire Macron) au premier tour alors qu’il était clair qu’il y avait une occasion historique de porter un candidat défendant un programme de rupture sur le plan social et écologique (ce qui, même en cas de défaite face à Macron, aurait changé la face de ce quinquennat en sortant du duel Macron-Le Pen), ils mettront toute leur énergie dans le « tout sauf Mélenchon »[7].
Le symptôme d’une panique morale au sein de ce qu’il reste de l’électorat social-démocrate
D’où cette propension à se raccrocher à n’importe quelle alternative sans jamais évoquer les questions de fond, celle du contenu des programmes notamment. Car leur vote relève de la posture, de l’expression de leur appartenance de classe. De même qu’un amateur de football, qu’il soit plutôt Réal ou plutôt Barça, n’en reste pas moins un amateur de football, un bourgeois qu’il soit plutôt « serre-tête, collier de perles » (LR), « start-up nation » (LREM) ou « écolo-humaniste » (PS, EELV) n’en reste pas moins un bourgeois. Le vote servant surtout dans ces milieux à exprimer sa tendance au sein de la confrérie bourgeoise, les idées défendues importent moins que l’image renvoyée au sein de ce microcosme par le candidat que l’on soutient. A ce jeu du « Ce candidat serait-il sympa à inviter chez moi et ne dépareillerait-il pas dans mon cercle d’amis ? », Christiane Taubira rafle évidemment les suffrages face à Jean-Luc Mélenchon. Il est d’ailleurs symptomatique lorsque l’on échange avec l’un des soutiens de la « candidature unique à gauche », que le débat sur les propositions politiques soit vite évacué au profit de la personnalité du candidat, Jean-Luc Mélenchon étant en général rapidement disqualifié car jugé trop colérique et trop peu sympathique (ce qui ne manque pas de sel de la part de personnes ayant généralement voté avec enthousiasme pour des personnes aussi sympathiques que Ségolène Royal, François Hollande, Benoit Hamon et parfois même Emmanuel Macron).
Se pencher sur la question des propositions programmatiques permettrait pourtant de se rendre compte de l’inanité de la primaire, tant les positions sont divergentes qu’il s’agisse de sujets tels que les retraites, l’Union européenne, la fiscalité, l’imposition d’un salaire maximum, le droit du travail ou le rapport à l’OTAN (liste non exhaustive). Ceci permettrait aussi de questionner la capacité de « Sainte Christiane » à incarner « la gauche et l’écologie »[8]. Comme le rappelle notamment la revue Frustration[9], on peut en effet s’interroger sur une personne votant la confiance à Balladur en 1993, défendant un macronisme avant l’heure en 2002, acceptant sans moufter le CICE lorsqu’elle était ministre et brillant par son silence durant le quinquennat Macron.
Ces questions ne seront pourtant pas posées et soigneusement éludées car comme on l’a dit l’enjeu n’est pas là. L’enjeu, c’est celui d’offrir à ce microcosme une candidature acceptable et qui ne le condamne pas à une position minoritaire à gauche ; tenter d’imposer un candidat auquel les autres devront se rallier comme ce fut longtemps le cas lorsque le PS était hégémonique à gauche. Époque bénie pour ces gens-là, que celle durant laquelle les classes populaires et moyennes de gauche finissaient par voter pour le candidat de la bourgeoisie à visage humain. Toute personne lucide sait cette époque révolue mais il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Alors que depuis 2017, les rôles sont inversés (il est désormais demandé à la bourgeoisie de gauche de se rallier au candidat des classes moyennes et populaires de gauche), les enragés de la social-démocratie poursuivent leur concours Lepine de « la candidature unique à gauche qui ne soit pas de gauche ».
Si les choix stratégiques et les errements de la France insoumise de ces dernières années sont réels[10], il n’en reste pas moins que pour tout électeur de gauche (et au-delà car il sera impossible de gagner une élection avec le seul électorat se revendiquant de gauche), le seul vote utile reste le vote LFI. On serait donc tenté de dire à nos grévistes de la faim et rédacteurs de tribunes, reprenant la fameuse une d’un de leurs quotidiens préférés[11], « Pour 2022, faites ce que vous voulez au premier tour mais votez Mélenchon ».
[1] Le site de la primaire populaire indique environ 300 000 signataires, chiffre plutôt faible quand on le rapporte à l’exposition dont bénéficie cette initiative dans les médias, aux 150 000 soutiens obtenus en moins de 4 jours par Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il a proposé sa candidature fin 2020…ou aux plus de 2 millions de participants de la primaire organisée par le PS il y a 5 ans.
[2] https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/01/06/primaire-populaire-douze-militants-dont-l-eurodepute-pierre-larrouturou-annoncent-entamer-une-greve-de-la-faim-pour-l-union-de-la-gauche_6108473_823448.html
[3] L’article ne la mentionne uniquement que comme « fille de » sans que l’on en apprenne davantage sur sa personne.
[4] On apprend en effet dans l’article du Monde que Monsieur Larrouturou en est à sa 3ème grève de la faim quand la page wikipédia de notre Bobby Sands de bac à sable indique qu’il a adhéré au PS 2002, l’a quitté en 2009 pour rejoindre EELV, puis est revenu au PS en 2012 pour le quitter quelques mois plus tard et fonder Nouvelle Donne, pour finalement être élu député européen en 2019 sur une liste PS qui ne disait pas tout à fait son nom.
[5] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/07/cyril-dion-charles-berling-emily-loizeau-dominique-meda-thomas-piketty-une-trentaine-de-personnalites-appellent-a-faire-emerger-une-candidature-de-rassemblement-a-gauche_6108611_3232.html
[6] Que le lecteur se rassure, nulle animosité à l’encontre de ces deux artistes, il se trouve juste que ce sont deux des cinq noms mis en une du Monde, preuve que le journaliste a jugé qu’ils étaient davantage susceptibles de frapper les esprits que d’autres signataires de la tribune.
[7] Pour une illustration de l’énergie et de la mauvaise foi dont certains peuvent être capables, je renvoie à cette chronique de Guillaume Duval, soutien ardent de la primaire « populaire », publiée 4 jours avant le 1er tour de 2017, destinée à convaincre les électeurs potentiels de Jean-Luc Mélenchon de l’absence de crédibilité économique de son programme, quitte à mobiliser des arguments et critiquer des principes économiques pourtant souvent défendus par Alternatives économiques. Publier une telle chronique à cet instant démontre une conception assez particulière de l’union de la gauche. https://www.alternatives-economiques.fr/guillaume-duval/programme-economique-de-jean-luc-melenchon-credible/00078458?fbclid=IwAR2F3pDcKifZyEq7vh1XAakyVD3HUo5B_zyIJPR7dZkHbqTS0JyqZCKu-u4
[8] Je reprends ici les termes du site de la Primaire « populaire »
[9] https://www.frustrationmagazine.fr/taubira/
[10] Doutes exprimés plusieurs fois sur ce blog, notamment là : https://blogs.mediapart.fr/noam-ambrourousi/blog/100619/france-insoumise-crise-ou-implosion et là : https://blogs.mediapart.fr/noam-ambrourousi/blog/111020/le-sondage-melenchon-et-les-chimeres-de-la-candidature-unique-gauche
[11] Une de Libération du 6 mai 2017 intitulée « Faites ce que vous voulez mais votez Macron ».