Avertissement :
Dans ce billet, dans un souci d’allègement du texte, j’utilise les termes « communauté des neurologues » ou «neurologues ». Ils désignent l’immense majorité des membres de la profession dès lors qu’il est question de la procédure d’autogreffe de cellules souches hématopoïétiques (ACSH) et des patients-SEP en recherche d’ACSH. Les positions qui y sont décrites ne valent que dans ce contexte précis. Il existe bien entendu des exceptions, des neurologues « dissidents », ouverts à ce traitement et prêts à aider leurs patients à l’obtenir, dans leur pays ou à l’étranger. Leurs noms, très peu nombreux, figurent sur une liste internationale de neurologues « ACSH friendly » que les patients qu’ils ont soutenus recommandent pour leur compétence et leur humanité.
C’est dans le même esprit qu’il est fait référence aux « malades », aux « patients » et « patients-SEP » : ces termes désignent les personnes souffrant de sclérose en plaques qui souhaitent bénéficier d’une autogreffe. L’information sur cette procédure étant actuellement peu accessible, elles représentent une minorité de patients.
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Les neurologues formulent trois principales objections à l’utilisation de l’ACSH pour le traitement de la sclérose en plaques (SEP) : un rapport bénéfices-risques défavorable (voir ici la démonstration de l’inexactitude de cet argument), l’absence d’indication thérapeutique (lire là pour prendre la mesure de la complexité de cette question) et le nombre insuffisant d’études sur l’ACSH. C’est de ce dernier aspect que traite ce billet.
Selon une majorité de professionnels de la neurologie, donc, les études sur l’autogreffe de moelle osseuse ne seraient pas assez nombreuses et les conclusions des méta-analyses insuffisamment probantes, en conséquence de quoi la conduite d’essais cliniques contrôlés et randomisés ACSH / Traitement de Fond (TdF) serait nécessaire afin d’en confirmer – ou pas – les résultats.
Chacune de ces affirmations, lourdes de conséquences pour les malades, mérite d’être examinée.
L’examen sera rapide concernant la sentence de défaut de validité scientifique des méta-analyses. En effet, si comme toute démarche visant à vérifier une hypothèse elles peuvent comporter des biais, elles se situent néanmoins au sommet de la pyramide des méthodes statistiques : en synthétisant plusieurs études retenues pour leur qualité, elles multiplient le nombre de patients sur lesquels les thérapies sont testées, permettent de dépasser les résultats parfois contradictoires des études de petite taille qu’elles compilent et d’en dégager des conclusions globales significatives. Jusqu’ici, la méthode de la méta-analyse a été notamment utilisée pour comparer l’efficacité de l’ACSH avec celle des autres traitements du fait du modeste investissement qu’elles requièrent, contrairement aux essais comparatifs randomisés, comme nous le verrons plus loin. J’évacue donc ici et maintenant la critique spécieuse qui en est faite par les neurologues, sans autre forme d’arguments.
Deux affirmations restent à discuter : celle de la nécessité de mettre en place des essais cliniques contrôlés et randomisés ACSH / TdF et celle du trop faible nombre d’études sur l’ACSH.
La conduite d’essais cliniques contrôlés et randomisés ACSH / Traitement de fond (TdF), qui seraient confrontés aux méta-analyses, soulève des questions qui sont à la fois d’ordre « technique » (quid de leur faisabilité?) et d’ordre éthique.
Sur la faisabilité des essais comparatifs et randomisés autogreffe vs traitements standards
Mais de quoi est-il exactement question ?
On parle d’essai clinique contrôlé (ou comparatif) lorsque le traitement étudié est comparé à un médicament de référence. La référence utilisée peut être un placebo ou un médicament déjà reconnu efficace. Et l’essai est randomisé lorsque les malades sont répartis dans différents groupes recevant des traitements différents, la répartition dans les groupes étant réalisée par tirage au sort.
Ainsi de l’essai clinique comparatif randomisé ACSH / Lemtrada qui a débuté en janvier 2018, pour une durée de 2 ans, et pour lequel 200 patients en forme rémittente-récurrente sont en cours de recrutement au Danemark, en Norvège, aux Pays-Bas et en Suède. Ainsi également de l’essai ACSH / Ocrevus pour lequel le Centre Médical Universitaire de Hamburg-Eppendorf (UKE), en Allemagne, est en train de constituer des groupes de malades. Ou encore de l’essai BEAT MS qui, sur 2019-2028, aux Etats-Unis et au Royaume-Unis, rapprochera les résultats obtenus avec l’ACSH de ceux atteints avec les meilleurs traitements disponibles : Tysabri, Ocrevus, Rituximab et Lemtrada.
La conduite d’études de ce type est récente et relativement rare. Afin de comprendre pourquoi, un détour par la publication de Murano, Saccardi & al parue dans Nature Reviews[1] (2017) est essentiel. Ses auteurs - qui figurent parmi les médecins et chercheurs européens les plus pointus sur la question – y établissent la liste des freins à la mise en œuvre de tels protocoles. En voici la traduction.
⌈Manque de financements
- L’ACSH n’utilise pas de nouveaux traitements brevetés et ne bénéficie pas du soutien de l'industrie pharmaceutique.
- Concurrence en temps, en patients et en ressources avec des essais qui sont bien soutenus par l'industrie pharmaceutique
- Fardeau réglementaire et administratif de plus en plus lourd, rendant les essais universitaires à faible financement particulièrement intenables.
Facteurs liés aux cliniciens (lire « neurologues », ndlr)
- Préoccupations en matière de sécurité fondées sur les premières données relatives à la mortalité liée aux transplantations (5 à 10 %) et non mises à jour par rapport aux chiffres actuels (0,2 %)
- Intérêts concurrents liés au soutien à la recherche et au développement de services cliniques et/ou à la rémunération personnelle par l'industrie pharmaceutique qui réduisent l'incitation à développer l'ACSH
- Perception que l'ACSH n'est pas une intervention immunitaire sélective, élégante ou "intelligente".
- Refus de collaborer avec d'autres spécialistes ou de se fier à eux pour l'administration d’un traitement contre la sclérose en plaques.
Facteurs liés au patient
- Faible acceptation de la randomisation de la part des patients qui participent à un essai clinique et qui veulent une autogreffe (cela renvoie à la dimension éthique que nous allons aborder un peu plus loin, ndlr)
Difficultés de conception de l'étude
- Impossibilité du double aveugle[2]
- Introduction continue de nouveaux traitements de plus en plus efficaces contre la SEP au cours des 15 dernières années.⌋
Le meilleur accès à l’ACSH est donc subordonné à la réalisation d’études dont la mise en place se heurte à de considérables obstacles financiers et méthodologiques. Mais c’est lorsqu’on en vient aux facteurs humains, liés aux cliniciens, que ces limites prennent un caractère inextricable : les neurologues, ceux-là même qui font état d’un déficit d’essais cliniques contrôlés, n’en sont pas, loin s’en faut, des promoteurs déterminés. Tout en faisant, par ailleurs, la critique des méta-analyses.
Sur l’inacceptabilité éthique des études comparatives
Sigbjørn Rogne est médecin gériatre, gastroentérologue et conseiller auprès du Département de Médecine Clinique de l’Hôpital Universitaire de Norvège du Nord. Il était atteint de sclérose en plaques et a bénéficié, avec succès, d’une ACSH. En 2014, il a publié un article particulièrement remarqué – du moins par les patients – intitulé : Le fait pour les neurologues de ne pas proposer d'autogreffe de moelle osseuse aux patients-SEP est contraire à l’éthique.
Je reproduis ci-dessous la traduction de certaines parties de cet article, qui éclaireront le lecteur sur la position qu’il défend. L’intégralité de son texte, en anglais, est consultable ici.
« Depuis près de 20 ans, les protocoles de chimiothérapie avec greffe de cellules souches autologues dans la sclérose en plaques se sont améliorés. Les résultats du traitement sont bons et la mortalité et les effets secondaires se situent à un niveau acceptable. Dans les établissements expérimentés, la mortalité liée au traitement est bien inférieure à 1 % (et bien inférieure à 0,5 % pour les protocoles de chimiothérapie non myéloablatifs (…)»
« Depuis plus de dix ans, les hématologues et les neurologues qui ont mené des recherches sur l’ACSH pour le traitement de la sclérose en plaques, ont demandé des financements pour des essais cliniques comparatifs randomisés. Pendant ce temps, les résultats phases 2 d’études disponibles ont été de plus en plus nombreux.
Lorsque des études de phases 1 - 2 pour des maladies graves montrent qu'un nouveau traitement est modérément ou considérablement meilleur que les traitements établis, les essais contrôlés randomisés prospectifs sont contraires à l’éthique. A leur place, il est possible d’utiliser, par exemple, des contrôles historiques[3], afin de garantir que le plus grand nombre possible de patients recevra le meilleur traitement, le plus rapidement possible.
L’une des conditions éthiques préalables à la randomisation d'essais cliniques comparatifs est qu’il n’existe pas à l’avance d’indication claire sur le groupe auquel le traitement bénéficiera le plus : le groupe recevant le traitement ou le groupe de contrôle.
Je pense que cette condition n’est pas remplie quand on en vient au traitement de la sclérose en plaques par ACSH. Les contrôles historiques des études portant sur les traitements de fond de la maladie (données issues de plusieurs milliers de patients atteints de sclérose en plaques) constituent une base de contrôle suffisante. »
Pour Sigbjørn Rogne, le premier manquement éthique dans la mise en œuvre d’essais cliniques comparés réside donc dans leur méthodologie. Celle-ci requiert de construire, par tirage au sort, 2 groupes de patients : l’un recevra l’ACSH, l’autre un traitement de fond dont on sait déjà, méta-analyses à l’appui, qu’il est moins efficace que l’autogreffe de moelle.
Par conséquent, la conduite d’études comparées amène les médecins-chercheurs à sciemment administrer aux malades appartenant au groupe de contrôle une thérapeutique à la balance bénéfices-risques moins favorable que l’ACSH. Dans ces conditions, on conçoit aisément qu’il soit difficile de recruter des patients et de conserver ceux qui échouent dans ce groupe pendant toute la durée de l’essai clinique. En revanche, il est plus difficilement compréhensible que des praticiens médicaux faillissent à leur devoir de faire bénéficier les malades des traitements leur offrant les meilleures chances de guérison.
Sur l’inutilité scientifique des études supplémentaires
La deuxième faute éthique dépasse l’inacceptabilité des groupes de contrôle et s’étend à l’exigence même d’essais cliniques supplémentaires. Car la nécessité de ces études n’est pas démontrée ; le fait qu’elles soient réclamées par des neurologues ne suffit pas à justifier de leur impératif scientifique.
En effet, au cours des 25 dernières années, un grand nombre d’essais cliniques et de méta-analyses ont déjà apporté la preuve de la sûreté et de l’efficacité de l’ACSH dans la sclérose en plaques, et de sa supériorité sur les traitements existants. C’est en 1995, à l’Université de Thessalonique, en Grèce, que le premier essai clinique d’autogreffe de moelle osseuse pour la sclérose en plaques a été conduit. Un quart de siècle d’études et de pratique ont suivi en Angleterre, au Brésil, au Canada, aux États-Unis, en Israël, en Italie, au Mexique, aux Philippines, en Russie, à Singapour, en Suède, et la liste n’est pas exhaustive. Les publications ont été si nombreuses qu’il est difficile de toutes les recenser. Elles ont été constantes dans leurs conclusions sur l’efficacité remarquable de l’ACSH sur la SEP : A.S. Fassas et al, 1995-2002 ; Atkins 2010 ; Hamerschlack, 2010 ; Saccardi et al, 2012 ; Burman, 2014 ; Jury et al, 2015 ; Atkins, 2016 ; Curro et Mancardi, 2016 ; Burt, 2017 ; Cul et al, 2017 ; Murano et al, 2017 ; Nash, 2017 ; Burt et al, 2019… Elles ont aussi mis en évidence la baisse drastique des chiffres de la mortalité obtenue grâce à l’amélioration des protocoles : d’une moyenne de 7 % il y a quelques années, elle est à présent de 0,2%.
Dans la mesure où les preuves existent déjà, il n’est pas médicalement nécessaire ni éthiquement admissible de retarder encore un large accès à cette procédure, au chef que des études supplémentaires devraient renforcer des connaissances déjà robustes. En outre, il n’est pas inutile de souligner qu’aucun des traitements standards utilisés aujourd’hui dans la sclérose en plaques n’a fait l’objet d’autant d’investigations, sans qu’il soit pour autant crié au loup. Aussi, à moins qu’une définition transparente du «nombre suffisant d’études » ne soit établie et que ce seuil soit appliqué à tous les traitements sans exception, il n’est ni juste ni raisonnable d’exiger toujours davantage de garanties en faveur de l’autogreffe quand il en existe déjà plus que pour n’importe quelle biothérapie.
Pour conclure sur l’inutilité scientifique et l’inacceptabilité éthique de la multiplication des essais cliniques, je citerai le paragraphe, aussi court qu’éloquent, que l’on peut lire sur le site de la MS Society - la Société américaine de la sclérose en plaques : « les médicaments et procédures utilisées dans le cadre de l’ACSH sont déjà approuvés par la FDA[4]. Des publications sur les résultats d’études cliniques rigoureuses encourageront sa meilleure acceptation et son utilisation par la communauté médicale. » En d’autres termes, aux États-Unis comme ailleurs, et particulièrement en France, les freins à l’utilisation de l’ACSH par les neurologues relèvent moins de facteurs médicaux que d’une réaction bien connue en sociologie des organisations : la résistance au changement.
Le temps nécessaire à la conduite des études n’est pas l’allié des personnes atteintes de maladies évolutives. Nombreux sont les patients qui estiment ne pas pouvoir s’offrir le luxe de se plier au temps des études appelées par la communauté des neurologues, à fortiori si ce temps est en réalité nécessaire afin que les médecins s’accoutument à l’usage d’un traitement qui bouscule leurs pratiques et, plus largement, toute l’économie de la sclérose en plaques.
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[1] Paolo A. Muraro, Roland Martin, Giovanni Luigi Mancardi, Richard Nicholas, Maria Pia Sormani et Riccardo Saccardi - “Autologous haematopoietic stem cell transplantation for treatment of multiple sclerosis” in Nature Reviews / Neurology – 16 juin 2017
[2] Dans les essais cliniques en double aveugle, ni les patients ni les chercheurs ne connaissent les patients recevant un traitement ou l'autre
[3] Lors de l’utilisation d’un contrôle historique, tous les sujets de l’essai reçoivent le médicament à l’étude ; les résultats sont comparés à l’historique du patient (par exemple, un patient vivant avec une maladie chronique) ou à un groupe de contrôle d’une étude précédente.
[4] Food and Drug Administration