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Billet de blog 6 juillet 2022

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Débora Arango, une artiste colombienne ou la résistance par la peinture (3)

Troisième volet d'une série de quatre articles sur la peintre Débora Arango, censurée pendant de longues années en Colombie et encore très peu connue en dehors de ce pays. Son regard lucide et sa résistance face à l'ordre moral conservateur en font une figure d'une grande modernité.

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(NOTA: veuillez lire les articles précédents: le premier, le second)

Débora dans l’Histoire ou la résistance active

La censure, dès le premier jour, de cette exposition, qui fut décrochée le lendemain, sera la première d’une longue série d’agressions et de tentatives d’imposer le silence.

Elle confronta Débora Arango, alors âgée d’une trentaine d’années, aux autorités politiques et ecclésiastiques parmi les plus influentes du pays. Ainsi par exemple, l’évêque de Medellin fut chargé de mener des enquêtes sur les mœurs de Débora et de sa famille (mais, celle-ci étant catholique et d’un bon niveau social, il se limita à lui coller l’étiquette de « folle »). 

Le chef du parti conservateur, un des hommes les plus influents en Colombie dans les années 1930-1950, Laureano Gómez, en fit sa cible dans son journal El Siglo. Cette exposition lui donnait une nouvelle possibilité d’attaquer le parti libéral (au pouvoir depuis 10 ans pour la première fois au XXème siècle), ainsi que le ministre de l’Education (Gaitan) et sa politique culturelle. Dans son journal, il lança ses invectives contre l’artiste, qu’il considérait comme une sorte de marionnette entre les mains de ses vrais rivaux, les hommes politiques libéraux :

La série de grotesques que le Ministère de l’Education a inauguré vient d'être pseudo enrichie avec l'exposition d'aquarelles présentée au Théâtre Colomb par Mademoiselle Débora Arango Pérez. Après avoir contemplé une à une les peintures qui y sont exposées, le visiteur non averti ne peut savoir si le sentiment qu'il éprouve est celui de la colère et du ridicule dont il a été victime, ou celui de la compassion face à l'optimisme décomplexé et fier de Mademoiselle Arango Pérez. Qu'une jeune femme sans goût artistique, qui montre qu'elle ne possède même pas les notions élémentaires de dessin et qui ignore la technique de l'aquarelle, ose sans vergogne se déclarer artiste, c’est un cas sans importance compte tenu de la gravité que constitue le fait que ce soit le Ministère de l’Éducation lui-même qui parraine l'exposition des épouvantails artistiques dont est auteur cette demoiselle. (…) Ce qu'on appelle l'art moderniste n'est en réalité qu’un signe clair de paresse et d'incapacité chez certains artistes (…) Les aquarelles exposées au Théâtre Colomb n'atteignent même pas ce degré minimum de contenu artistique. Elles constituent une véritable atteinte à la culture et à la tradition artistique de notre capitale, elles sont un défi au bon goût du public et -nous n'hésitons pas à le déclarer- elles constituent un manque de respect pour le lieu aristocratique où elles sont exposées.

Le désaveu public de son œuvre, les attaques personnelles, les obstacles pour l’exposition de ses tableaux rendirent de plus en plus difficile son acceptation par le milieu artistique. Ainsi, quelques jours plus tard, lors du premier Salón Anual de Artistas Colombianos, première exposition collective des artistes colombiens, et alors qu’elle avait été sélectionnée, Débora ne réussit pas à faire accrocher ses deux tableaux, un nu féminin appelé « Montagnes » et une représentation des travailleurs des abattoirs de la région de Medellin. De même, vers 1941, son ancien professeur Pedro Nel Gomez, responsable d’une autre exposition collective, confina son tableau La procesión (La procession) dans un recoin pour éviter des problèmes. Ce tableau représentait la dévotion d’une femme qui est l’objet de la lascivité des jeunes curés et qui subit la réprobation des dames de la société. L’évêque semble également embarrassé. De fait, la reproduction de ce tableau dans la Revista municipal de Medellin en 1942 entraîna un litige entre les hauts prélats et les éditeurs. Les plaintes des autorités ecclésiastiques trouvèrent un écho au sein du Conseil Municipal, de sorte que la revue dut être retirée des kiosques.

Illustration 1
La procesión (La procession, aussi appelé l'Evêque), 1942

Mais ce traitement n’était pas exclusif de Medellin. A Cali, Débora fut l’objet d’un traitement similaire : le commissaire de l’exposition censura certaines de ses œuvres pour « éviter des scandales ».

Par la suite, sous la pression de l’évêque de Medellin, son père lui suggéra de continuer à peindre à condition de ne pas exposer ses travaux. Encore mieux : il lui conseilla de partir à l’étranger, ce qu’elle envisageait de faire depuis plusieurs années, spécialement pour apprendre la technique alors inconnue en Colombie de la peinture murale. Plus tard, elle évoquera ce vœu comme « le fait de vouloir toucher la lune avec les mains » : elle ne réussit jamais à l’exaucer, malgré ses efforts.

Progressivement, elle est écartée du milieu artistique et ne sera plus invitée à exposer ses tableaux –même pas au Premier Salon d’Art Féminin, réalisé en 1951 au Musée National de Bogotá. Ainsi, au cours des années 50 –pourtant une décennie productive– Débora ne réussit à participer qu’à deux expositions –mais dans toutes les deux ses œuvres seront retirées à peine quelques jours après l’inauguration. En 1955, et alors que plusieurs personnalités de la culture la soutenaient, ses tableaux furent enlevés le lendemain de leur vernissage à l’Institut de Culture Hispanique de Madrid. L’Espagne de Franco ne l’épargnait pas. En 1957, dans sa ville natale de Medellin, les événements politiques nationaux l’obligent à décrocher elle même ses travaux.

Les différents mécanismes ayant concouru à cette mise au ban de l’artiste dès les années 1940 ont duré trente ans. Débora, cependant, ne fléchit pas. Dans sa maison de Medellin, en dehors des cercles artistiques et du monde des expositions, en dehors de la critique, elle continua à peindre, à observer le monde qui l’entourait et à y laisser son œuvre. Il a fallu attendre longtemps pour que l’on s’intéresse à elle. Encore dans les années 1990 et 2000, ses tableaux n’étaient pas toujours les bienvenus. Ainsi, l’artiste et curatrice colombienne soulignait son exclusion des expositions internationales organisées par le gouvernement colombien pour promouvoir les artistes nationaux, sous le prétexte qu’elle nuirait à « la bonne image » du pays.

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