Première partie: «Midi à sa porte, minuit à celle du voisin - I: midi».
On en revient à la question de l'unanimisme et du divisionnisme. Ils sont indissociables mais de deux manières: ils sont complémentaires et opposés. Et ils le sont de deux manières: ils sont conjoints ou consécutifs. La première est la manière bonne, la seconde celle mauvaise; s'ils sont conjoints, leur coexistence est ce qui permet à un ensemble de se maintenir, s'ils sont consécutifs le second causera la perte du premier, ce qui résultera en la disparition de l'ensemble si celui-ci ne trouve pas le moyen de les concilier.
Considérez le cas du racisme et de l'anti-racisme: le premier est un divisionnisme, le second un unanimisme. Si l'on accepte de considérer qu'ils sont indissociables, on peut trouver moyen de faire qu'ils coexistent de manière complémentaire, si on le refuse, l'unanimisme résultera en un divisionnisme, et l'unanimisme en un divisionnisme. Pour exemple, les deux grands projets politiques du XX° siècle, qu'on peut étiqueter, l'un “communisme”, l'autre “fascisme”, et leurs deux versions extrêmes “soviétisme” ou “stalinisme” et “nazisme” ou “hitlérisme”: ces idéologies sont, la première unanimiste, la seconde divisionniste. On peut aussi dire, l'une inclusiviste, l'autre exclusiviste. Le principe unanimiste est une sorte d'anti-racisme en ce sens qu'il suppose une conversion de l'ensemble des humains en faveur de l'unité non exclusive, celui divisionnisme une sorte de racisme et dans ses réalisations, s'il ne l'est pas initialement il finit toujours par intégrer une forme quelconque de racisme, car il vise toujours à exclure de l'humanité la part des humains considérée inassimilable, les “pas comme nous”.
Mais, que faire, quand on porte un projet unanimiste, avec la part de l'ensemble qui refuse d'y adhérer ou que “la majorité” refuse d'intégrer? L'exclure. Or, l'unanimisme est un but inatteignable, car il y a toujours une part de l'ensemble “non assimilable” donc non assimilée, soit qu'elle refuse d'être, soit que les adeptes du projet et surtout leurs promoteurs refusent qu'elle le soit ni que, puisque “non assimilable”, on accepte la coexistence, puisque cette non-assimilabilité apparaît comme un ferment de division. Résultat: le projet unanimiste devient exclusiviste. Et plus le temps passe, plus la part assimilable se réduit, jusqu'à ultimement résulter en l'unanimisme d'un seul.
L'autre cas est différent dans son processus mais similaire dans son aboutissement. Dès le départ, un projet divisionniste suppose qu'une part de l'ensemble est inassimilable, à exclure. Il y a un principe commun aux deux processus, qu'on peut nommer purification: dans celui unanimiste il s'agit de celle des âmes ou des esprits, dans celui divisionniste de celle des corps. Or, un corps individuel impur n'est pas purifiable, Donc celui à purifier est “le corps social”, on doit l'épurer en éliminant les corps impurs qui le corrompent – en symétrie bien sûr les unanimistes souhaitent purifier “l'âme sociale” (“l'esprit de corps”, du corps social) et supposent qu'une âme individuelle est, elle, susceptible de purification. Il y a une logique dans ces deux présupposés, celui de la généalogie de ces instances: pour un unanimiste le corps est fils de l'âme, pour un divisionniste l'âme est fille du corps. D'où la supposition des uns qu'une épuration de l'âme est possible, et qu'elle impossible selon les autres, le corps étant ontologiquement impur il n'est qu'une manière de l'épurer, l'extraire du corps social, comme on en extrairait une tumeur, ou une cellule malade.
Dans ce billet je m'appuie sur Conscience contre violence parce que je l'ai découvert il y a peu, que je suis en train de le lire (oui, ne pas trop croire un lecteur impénitent de mon genre quand il écrit, «Pour être honnête je ne le lis pas vraiment, la lecture de son introduction me suffit», c'est impossible, mais vous l'aviez déjà compris je suppose en constatant que je cite des passages qui assez clairement ne proviennent pas de l'introduction), et que je le trouve brillant dans son exposition du “processus totalitaire” mais, parlant de généalogie, ce billet n'est pas né de ce livre, il se trouve que quand je retrouve mes analyses et mes concepts chez un auteur et que sa manière de les exposer me semble très pertinente j'apprécie de faire part de ma découverte et, d'une manière rhétorique (un peu sophistique, je l'admets, même si au service de la dialectique), je ne dédaigne pas de m'appuyer sur le nom d'une personne reconnue (ici Zweig, avant, parmi d'autres, Emmanuel Berl ou Domenico Losurdo) pour “donner du poids” à mes propres considérations – sans en abuser, je ne dédaigne pas l'argument d'autorité. Cela dit, en général quand je me surprends à donner dans la sophistique je ne manque pas de le signaler. J'en parle car je me préparais à faire référence à certains de mes billets dans lesquels je développe des considérations proches de celles de Zweig, or l'argument d'autorité est à double tranchant, en soi il permet de se prévaloir de cette autorité pour étayer un propos en cours mais croisé avec un propos antérieur il peut donner l'impression que l'auteur tente de donner à ce propos une valeur qu'il n'a pas en le couvrant du masque de cette autorité, voire à masquer un emprunt à cette autorité. Quand je dois à un auteur, je le dis – avec Gregory Bateson, René Descartes, Henri Laborit par exemple c'est souvent le cas, il m'arrive de développer des propositions à partir des leurs mais je ne m'y réfère ni comme arguments d'autorité, ni comme masques.
Donc, des propos antérieurs de Ma Pomme. Du coup, en allant dans un de mes travers, les digressions, je ne me rappelle plus de quoi je voulais me vanter. Ah oui! Un très vieux texte, un article de mon tout premier site personnel, et non un billet de ce blog. Ce texte, «Kiki je t'aime!» (un titre ironique, ainsi que la brève présentation qui apparaît quand on survole le lien sur mon site, «Je ne comprends pas l'acharnement de Charlie Hebdo envers Christine Boutin: elle dit des choses raisonnables et elle aime les gens. Que souhaiter de mieux»), est une analyse critique d'un article de Fiammetta Venner paru dans Charlie Hebdo, «Christine boutin veut créer des cellules psy anti-IVG». Désolé, je ne puis vous indiquer quel numéro et quelle date, ayant oublié de l'indiquer dans l'article. Celui-ci date de janvier-février 2005 (il y a une erreur dans l'article, j'y écris «Les médias français de 2006 [etc.]», ce qui est peu vraisemblable, ça m'a pris quelque jours de le rédiger, au plus deux semaines, et non pas un an). Tiens ben, je vais tenter de retrouver la date de publication de l'article de Venner. Trouvé! Le Charlie du 26 janvier 2005.
En tant que supposée analyse critique de l'article ce texte vaut ce qu'il vaut, à mon avis pas grand chose, c'est plutôt un article polémique, faut dire que ladite Venner m'énerve souvent (raison pourquoi d'ailleurs j'ironise sur son nom: en italien “fiammetta“ signifie “petite flamme”, et en verlan “venner” ou “vénère” ou autre graphie signifie “énervé”, du coup je l'ai surnommé “Petite Flamme Énervée”…) donc un article de Ma Pomme sur un de ses articles ne peut manquer d'une certaine partialité qui frôle souvent la ligne de la mauvaise foi et parfois la dépasse, mais ce n'est pas cet aspect du texte qui m'a fait m'en remémorer, c'est plutôt ce passage:
«Christine Boutin, je n'en pense ni bien ni mal, d'un sens je “partage” beaucoup de ses convictions: je pense que le PACS est une mauvaise chose, je suis contre le “mariage homosexuel”, trouve anormal qu'en France une grossesse sur quatre donne lieu à une I(pm)VG – une Interruption (plus ou moins) Volontaire de Grossesse –, et pense souhaitable de tout faire pour trouver des solutions alternatives ou offrir aux candidates à l'IVG un soutien social et moral qui leur permettre d'assumer leur grossesse et de la mener à terme. Je me rappelle de plusieurs de ses interventions où elle faisait des propositions qui me paraissaient de bon sens. D'une certaine manière… En fait, si mes conclusions sont “les mêmes”, j'ai une analyse presque inverse de la sienne, et en bonne logique, je souhaite des solutions presque inverses.
Fiammetta Venner, je n'en pense ni bien ni mal, d'un sens je “partage” beaucoup de ses convictions: je considère que les femmes doivent avoir la liberté, sinon le droit, d'avorter; je pense que les homosexuels doivent avoir les mêmes droits – et devoirs – que les “non homosexuels” (ce qui ne se résume pas aux hétérosexuels) et suis partisan d'une forme de contrat social permettant aux personnes “en couple” d'avoir, quel que soit ce couple, le même statut. Je me rappelle de plusieurs de ses interventions où elle faisait des propositions qui me paraissaient de bon sens. D'une certaine manière… En fait, si mes conclusions sont ”les mêmes”, j'ai une analyse presque inverse de la sienne, et en bonne logique, je souhaite des solutions presque inverses.
Fiammetta et Christine ont ceci en commun: pour toutes deux l'important c'est “l'esprit” – Christine dirait “l'âme”. Le corps n'est rien, l'esprit, tout. Elles se séparent en ce que Christine est idéaliste, Fiammetta matérialiste. Ceci induit que pour Christine, les événements sont des “créations de l'esprit”, donc que toute action sur le corps est une atteinte de l'âme; pour Fiammetta, les événements se passent indépendamment de la “vie de l'esprit”, donc ce qui atteint le corps n'a pas d'incidence sur l'esprit. Relisant son texte, vous verrez assez bien la chose. Dans la logique de Christine, il faut à toute fin préserver le fœtus puisque, le corps n'étant guère qu'un réceptacle de l'âme, chaque “enfant à naître” est un “âme” à préserver; dans celle de Fiammetta, les fœtus ne sont que de la matière, des “corps sans âmes”, donc s'en débarrasser n'a pas plus d'importance que déféquer, ou que jeter un aliment périmé, ou une machine en panne».
Et cet autre passage, après des considérations sur l'esclavage et l'esclavagisme:
«Il peut donc y avoir une manière idéaliste de dire qu'un être dont la substance a des caractéristiques le rapprochant de l'humanité n'est pas humain dans son essence, ou ne l'est que circonstanciellement. Vous l'aurez remarqué, les idéalistes tendent à s'attacher à la corporéité des êtres pour déterminer leur degré d'humanité: tout être a une âme mais tout être n'est pas individu, et seuls les individus animés sont humains. L'esclavagisme matérialiste, en miroir, déterminera ses catégories en fonction de l'âme: les négriers ne contestaient pas l'humanité formelle des esclaves, c'est même leur intérêt premier que d'être des individu dotés des mêmes capacités physiques et mentales que le maître; en revanche, il y eut tout au long de la traite négrière une indétermination: les noirs ont-ils une âme? Dans l'ensemble la réponse fut, “probablement non, mais dans le doute baptisons-les et formons-les dans la religion, et Dieu reconnaîtra les siens”. Pour le matérialiste “l'âme” est l'organe de la moralité, ou quelque chose comme ça; l'être humain étant justement défini comme “être moral”, on comprendra alors pourquoi ce critère lui sert à déterminer si tel corps est ou non un humain. La “moralité” c'est, en gros, la capacité à comprendre, respecter et appliquer les règles de la société, “la loi”».
Cet autre encore:
«Cet exemple (qui s'appuie sur une affaire réelle) montre encore une fois, mais c'est assez logique quand on y pense, que les idéalistes sont très attachés à la matérialité, tandis que les matérialistes défendent les idées. C'est logique en ce sens que, si je me pense comme “une âme” j'aurai la conviction de savoir quoi faire de cette âme, et qu'en revanche j'aurai un rapport distant donc une moindre maîtrise de mon “corps”, et donc, inversement pour le matérialiste. Reporté à la Déclaration [des droits de l'Homme et du citoyen], “l'âme” serait ce que l'on désigne en général comme “l'esprit” d'un texte, et “le corps”, sa lettre, cette fois sans guillemets. Dans mon histoire, Louis est le matérialiste, donc il n'a pas une très grande considération pour la propriété privée qui ne concerne “que” la matière, mais il en a beaucoup pour la liberté de circulation, qui concerne l'esprit; Jean l'idéaliste a au contraire un grand attachement à sa propriété par un enchaînement logique propre aux idéalistes: j'ai acquis cette propriété par le fruit de mon travail; mon travail a des fruits grâce à mes talents; mes talents viennent de ma qualité d'âme; ‘donc’ ma propriété est une extension de mon âme. C'est en gros ce que racontaient les “pères fondateurs” de la pensée libérale, les Smith et consorts, en un peu plus sophistiqué: au lieu de parler de “qualité d'âme” ils parlaient de “mérite”, et là-dessus bâtissaient tout un tas de théories sur les flux et reflux de ce mérite, avec calculs savants et pondérations fines, puis à la fin, constataient que tout ça fonctionnait surtout grâce à… “la main invisible”. On en dira autant pour les matérialistes, évidemment».
Pour l'exemple mentionné, et les référence à “la Déclaration”, voir l'article – ou non, ça n'a pas grand intérêt dans la discussion en cours. Il me semblait que ce que je cherchais précisément ce trouvait dans cet article mais appatemment non, je vérifie encore…
Pas là, du coup je cherche d'une autre manière. Trouvé!
J'ai un problème double: au cours des vingt-deux dernières années j'ai créé au moins une quinzaine de “sites personnels”, et le les ai nourris «sans ordre ni méthode», du coup, si je sais à-peu-près situer un article précis, je ne sais pas toujours dans laquelle des trois ou quatre mille pages publiées (plus les quelques milliers que j'ai glanées un peu partout et republiées sur mes sites) se trouve une digression ou une partie non digressive d'un texte, mais j'ai une manie heureuse, ce que je ne rédige pas à domicile avant de le mettre en ligne, je le récupère sur mes disques durs, et comme j'ai deux ou trois outils de recherche très efficaces, dont mon cerveau, je finis presque toujours par trouver ce que je cherche. Le propos se trouve dans un article intitulé «Bonjour, je suis Louise Machinchouette et je vous appelle… (première partie)» (oui, il y en a deux – addendum: comme celui-ci mais je ne l'ai appris qu'après avoir tenté de publier l'autre partie et m'être fait dire par le système de gerstion du site qu'il était trop long). Comme le thème de cette courte série est les centres d'appel qui tentent de vendre des trucs inutiles par téléphone, difficile pour moi comme pour quiconque je suppose d'espérer y trouver un truc moitié philosophique, moitié socio-anthropologique en rapport avec l'idéalisme et le matérialisme. Imaginez que je veuille chercher un passage digressif sur la difficulté de chercher un truc dans un texte qu'on a écrit quelques temps (entre un jour et vingt-deux ans) auparavant, est-ce que j'irais spontanément vers ce billet intitulé «Midi à sa porte, minuit à celle du voisin» et comportant ce texte en introduction; «Ai-je plus raison que mon voisin, détiens-je plus que lui la Vérité? En toute hypothèse non. Un ancien l'a dit, le bon sens, ou raison, est la chose du monde la mieux partagée»? Ben non, je n'irais pas chercher là. Donc, un propos qui se trouve dans «Louise Machinchouette» (les rares fois où je pense à cet article je lui donne ce nom), et que voici:
«Je l'expliquais dans un texte à propos d'autre chose, il y a un paradoxe apparent avec les idéalistes et les matérialistes: pour les premiers, ce qui importe ce sont les corps, pour les seconds ce sont les âmes. Comme dit, ce n'est qu'une apparence de paradoxe, il y a une logique là-dedans. Une logique certes biaisée mais une logique tout de même: le but premier d'un idéaliste est de parfaire les âmes, un processus généralement long qui requiert donc que l'âme réside dans son corps aussi longtemps que possible; le but premier d'un matérialiste est de parfaire les corps, ce qui se fait en s'adressant aux âmes pour orienter leurs capacité et leur volonté vers un certain but. De ce fait, l'idéaliste souhaite que les corps soient préservés, le matérialiste que les âmes lui soient dévouées. Le matérialiste attache cependant de l'intérêt à un corps particulier, le sien, l'idéaliste à une âme particulière, la sienne. Raison pourquoi le matérialiste peut tuer s'il pense que son corps est en péril, l'idéaliste mourir pour préserver son âme. Enfin un matérialiste attache peu d'importance aux corps, ceux des autres, parce que, et bien, des corps on en trouve facilement en cherchant un peu, un idéaliste peu d'importance aux âmes car le résultat de son travail ne dépend pas de lui mais de la qualité intrinsèque de cette âme. Là où idéalistes et matérialistes peuvent s'entendre et faire des compromis, et bien, c'est sur la question du réalisme, même s'ils n'ont pas le même point de vue là-dessus.
Disant qu'un matérialiste s'intéresse peu aux corps je parlais de manière générale, que vous soyez matérialiste, idéaliste ou autre chose, vous savez comme moi que si l'on souhaite faire faire quelque chose à quelqu'un et bien il faut l'en persuader, et pour cela s'adresser à son âme, ou son esprit, ou sa conscience, bref, à ce qui en lui fera mouvoir ce corps. On peut souhaiter faire faire bien de choses à un corps, de la plus simple à la plus complexe, de la plus matérielle à la plus intellectuelle. Compte non tenu du temps durant lequel un corps est indisponible, de sa naissance à, selon activité, deux ou trois à six ou huit ans, parfois plus, rarement moins, le temps de formation de l'âme peut aller de presque instantanément à plusieurs lustres. D'évidence, si de manière générale les corps importent peu, plus le temps de formation des âmes est long plus le corps importe. Pour être clair, tel qui sera destiné à faire tourner une roue ou pousser une manette, un chariot, aura un temps de formation assez ou très bref. Celui-là n'importe pas et on peut le tuer à la tâche sans problème, pour autant qu'on dispose d'un stock de corps disponibles, tel qui sera destiné à être guerrier, copiste ou diplomate devra durer le temps de sa formation et, au-delà, au moins autant de temps que celui de sa formation, si possible autant que son âge en fin de formation. De ce fait, il existe pour le matérialiste des corps aisément remplaçables et d'autres qui le sont moins.
Disant qu'un idéaliste s'intéresse peu aux âmes je parlais de manière générale, que vous soyez matérialiste, idéaliste ou autre chose, vous savez comme moi que si l'on souhaite parfaire les âmes, ou esprits, ou consciences, bref, cette chose intangible qui réside dans un corps, et bien, comme dit, le résultat de ce travail ne dépend pas de l'éducateur mais de la qualité intrinsèque des âmes. Savoir si une âme est ou peu être sauvée, préservée, parfaite, est un calcul. L'idéaliste absolu ne renoncera jamais, celui relatif va se fixer des critères pour déterminer si telle âme est sauvée ou si elle n'est plus ou pas corrigeable. Dans l'un et l'autre cas, ce corps n'a plus d'importance. L'exemple de l'inquisition (celle en titre, catholique, ou ses équivalents chez les protestants) est intéressant de ce point de vue, contrairement à la caricature qu'on en donne aujourd'hui, les inquisiteurs n'étaient le plus souvent pas des sadiques qui se délectaient de la souffrance de leurs victimes mais de bons chrétiens qui voulaient le bien de leurs ouailles, d'ailleurs ce n'était pas une charge qu'on sollicitait mais une fonction où on était désigné, d'où l'on peut être assuré qu'il devait y avoir autant et probablement plus de non sadiques que de sadiques qui se faisaient nommer. Quelle est proprement la fonction d'un inquisiteur? On lui confie des personnes soupçonnées ou avérées de se trouver en état de péché mortel, charge à lui de déterminer si c'est bien le cas et, si donc c'est le cas, charge à lui de tenter de redresser ou de sauver cette âme. L'idée est précisément que cette âme est torse et perdue. De ce point de vue la torture est le moyen de parvenir à la première fin: si on a une âme torse dans un corps droit, en tordant le corps on a des chances de redresser l'âme. Reste à la sauver. Si l'inquisiteur a l'intime conviction que l'âme a été redressée, et bien le corps sera libre. Certes ‘un peu’ endommagé mais libre. S'il n'a pas cette conviction, il va très souvent prononcer une peine qui devrait parvenir au résultat espéré, qui est donc de sauver cette âme. De ce point de vue,le bûcher est une peine assez logique: si ce corps connaît “les peines de l'enfer” (ici, être brûlé vif) sur cette Terre, il a des chances d'y échapper “dans l'autre monde” et d'aller au purgatoire».
Cela dit, le tout début du passage, «Je l'expliquais dans un texte à propos d'autre chose», laisse à penser que j'ai raconté un truc de ce genre (ou non – disons, un truc sur les idéalistes et les matérialistes, et plus ou moins en rapport) précédemment. Ce passage me va, je ne chercherai pas l'autre, d'autant que je n'en dis rien de plus que cette mention sibylline
J'ai conservé la partie sur “les bons inquisiteurs” soucieux de la préservation des âmes parce qu'elle a quelque rapport au livre de Zweig, et aussi parce que je la trouve plaisante et assez bien tournée. Quand je m'intéresse à des “autres que moi”, je tente souvent de comprendre quel “bien” motive leurs actes, car quoi qu'une personne fasse, elle suppose le faire “pour le bien”. En tout premier, pour un “bien” public ou privé? Comme dit dans ce passage, il se peut qu'un inquisiteur déterminé vise en premier un “bien” privé, par exemple, pour un sadique, la satisfaction de ses penchants sadiques; en revanche, cette institution, l'inquisition est conçue par ses inventeurs et une bonne part de ses membres en vue du “bien” public, pour le bien de tous, et “sauver les âmes” est le bien le plus haut, donc il faut considérer qu'en effet, soit-il ou non animé d'intentions sadiques, un inquisiteur agit, du point de vue de l'institution, pour le bien public. Pour mon compte j'estime que cette institution n'agit jamais pour le bien public parce qu'elle part de prémisses fausses mais ça ne m'empêche pas de considérer que de son point de vue il en va autrement. Pour revenir brièvement sur son ouvrage, Stefan Zweig concède lui aussi à Jean Calvin une intention “bonne” même quand il agit sciemment “pour le mal”, c'est-à-dire en contradiction avec ses propres principes, par exemple en tentant de livrer, par des manœuvres sournoises, un réformé à l'inquisition catholique qu'il ne cesse d'accabler dans ses prêches, précisément parce qu'elle poursuit, torture et tue des réformé et le fait au nom de l'institution honnie qu'est l'Église catholique, puis quand, ses manœuvres échouant, il se charge lui-même (par l'entremise de ses sbires) de la tâche d'assassiner ce “frère en religion”. Il doit concéder à Calvin, y compris quand, dans sa poursuite de certains individus, on peut aisément discerner un motif nettement moins noble que “la défense de la foi” et “le respect du à Dieu”, une recherche du “bien de tous” – qu'il agit “moralement” même quand ses décisions ont un caractère clairement immoral.
Ces citations issues de textes anciens (2005 pour le premier, 2017 pour le second – bien que je le suppose un peu plus ancien d'un ou deux ans), pour mettre en exergue la complexité de l'idéalisme et du matérialisme, de l'unanimisme et du divisionnisme, et je l'espère, faire comprendre pourquoi, au bout du compte, ces deux types d'idéologies aboutissent à quelque chose de très similaire en partant de présupposés en théorie contradictoires. Qui s'intéresse à ces questions peut constater que les victimes du fascisme et du nazisme (sa version extrême) se voient bien, le plus souvent, comme des victimes et en tiennent leurs bourreaux et ceux qui les dirigent pour responsables, alors que celles du soviétisme et du stalinisme sont nombreuses à se considérer coupables et se tenir pour responsables de leur situation: le “communisme” à la sauce Lénine saveur Staline (ou Mao ou autre) se dit unanimiste donc inclusif, et suscite l'adhésion non pour sa propre satisfaction mais pour celle de tous, alors que le “fascisme” sous toutes ses saveurs est une promesse de satisfaction de “soi”, certes un “soi” collectif mais par son exclusivisme, il ne promet en rien le bien universel (cet universel serait-il limité à une seule nation, un seul peuple) donc un individu passant de la position d'oppresseur à celle d'opprimé aura plus souvent, aura presque toujours tendance à en attribuer la cause à son oppresseur.
Qu'on parte d'un exclusivisme ou d'un unanimisme la conséquence est la même: la part de l'humanité qui n'est pas acceptable en est exclue, ce qui divise, et par opposition la part de l'humanité acceptable est inclue, ce qui unit. dans le billet «Une vieillerie très actuelle», après avoir parlé de «l'instauration d'une “dictature douce” (ou molle)», j'ajoutais un peu plus loin, «Dictature douce ou molle, manière de dire: une dictature est toujours dure». J'ajoutais encore qu'elle «peut en un premier temps se donner les apparences, sinon de la douceur, du moins de la modération» mais ça concerne un autre type de dictature, celle qui ne met pas en cause les fondements de la société et prétend vouloir concilier les tendances unanimiste et divisionniste toujours à l'œuvre dans un corps politique. Sous bien des aspects le projet politique porté par le personnage public “Macron” (du nom de son représentant, car le personnage public Emmanuel Macron n'est que l'image d'une personne morale, sans aucun doute la personne physique Emmanuel Macron a un projet politique et un “agenda”, une anticipation sur la manière de le réaliser, qui est possiblement mais non nécessairement celui mis en œuvre par la personne morale incarnée par le personnage “chef de l'État” qu'il devint virtuellement en mai 2016 quand il se déclara candidat, effectivement un an plus tard en étant élu) est fondamentalement divisionniste mais en acceptant la contrainte d'un respect formel du projet politique de la V° République, énoncé dans le préambule de la Constitution, et réel de la Constitution, “Macron” et ses prédécesseurs, qu'ils fussent divisionnistes ou unanimistes, ont dû se limiter à un autoritarisme parfois musclé, souvent soucieux de limiter le plus possible les libertés publiques et privées, mais jamais proprement dictatorial.
Le projet politique de “Macron”? Il est déjà ancien, fut brillamment exposé par un certain Denis Kessler, et n'est que la continuation sous une nouvelle forme d'un très ancien projet, celui oligarchique. Aussi ancien que son antagoniste unanimiste, celui démagogique. Dans un article paru en 2007, qui eut à l'époque beaucoup d'écho, mais qu'hélas on ne discute plus trop, «Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde!». Il y est exposé en deux phrases:
«La liste des réformes? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952,sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance!».
Il parle des réformes proposées mais en partie seulement mises en œuvre sous la présidence de Nicolas Sarkozy – quand il publie cet article, en octobre 2017, on est au début du quinquennat et il ne parle pas de celles faites mais de celles proposées, en supposant, à tort bien sûr, qu'elles seront réalisées intégralement parce qu'il part d'une prémisse fausse: la France de 2007 n'a plus rien en commun avec celle de 1945. Certes il y a quelques décennies déjà que ce travail de démantèlement a commencé mais comme on dit, il y a loin de la coupe aux lèvres, supposer que ce qui ne fut pas possible en quatre ou cinq décennies se réalisera en moins de cinq ans, et tout simplement se réalisera, dans le cadre institutionnel de la V° République, c'est faire preuve d'une certaine naïveté ou du moins d'une capacité limitée d'analyse politique. Sans certitude cela dit, car il est difficile de déterminer le degré de sincérité ou de crédulité d'un propagandiste: quand il prétend parler de la réalité, y croit-il ou la croit-il plus convaincante, donc plus susceptible de susciter l'adhésion à son idéologie, qu'une description plus exacte de la réalité?
Kessler a raison sur un plan événementiel quand dans son article il affirme que la mise en place du programme du CNR, du Conseil national de la Résistance, durant la période 1944-1952 résulte d'un compromis, mais il raconte n'importe quoi quand il postule que ce compromis résulte d'«un pacte politique entre les gaullistes et les communistes»: le programme du CNR a été négocié avant que le gaullisme en tant qu'idéologie politique n'existe et que le communisme en tant que force politique prenne de l'ampleur, et sa réalisation fut poursuivie après que le gaullisme s'affaiblisse jusqu'à presque disparaître en tant que force politique, et que le communisme, bien que toujours fort électoralement, cesse d'être une menace sous les efforts conjugués de “Staline” (de la direction du PCUS, du Parti communiste d'union soviétique) et des partis “modérés” français, héritiers de ceux qui s'étaient disqualifiés juste avant et, pour certains, pendant la période 1940-1944, on attribue souvent plus de discernement, et donc plus de malveillance volontaire, à un propagandiste habile quand il travestit la réalité, qu'il n'en a, car souvent aussi on sous-estime la part d'aveuglement volontaire chez lui, et on surestime sa science, notamment sa science historique: Denis Kessler n'est pas un historien de formation, et n'a pas nécessairement d'appétence pour l'Histoire, il se peut que la version très inexacte du “compromis de 1945” que propose son article, il la suppose assez exacte. Ce qui ne change rien cela dit, il y aurait alors une volonté de sa part mais d'autre sorte, de celle la plus commune, celle donc de l'aveuglement; si c'est le cas, alors c'est tout autant une faute plutôt qu'une erreur que de proposer cette version si clairement inexacte de la séquence 1944-1952 en France que si c'était une falsification délibérée. Mais dans un discours propagandiste les éléments factuels, exacts ou non, censés justifier un certain projet ne servent que d'arguments“objectifs” donnant un vernis de véracité à ceux subjectifs (sans guillemets), et un vernis d'admissibilité, souvent d'inéluctabilité, au projet politique proposé. En fait, tout est dit du projet dans le titre, dans la brève introduction qui n'en est que le commentaire, et dans le premier alinéa, qui “explique” le présent (les projets de réforme de la majorité présidentielle issue des législatives de juin 2007) à partir d'un passé honni, celui de ce supposé compromis gaullistes-communistes. Sans vouloir l'accabler (enfin si, en voulant l'accabler, paix à ses cendres), Denis Kessler était vraiment un sale type…
On dira que ce billet est terminé, si vous ne le supposez pas tel, libre à vous de le continuer.