Depuis le 7 octobre, j’ai écrit une série de lettres auxquelles j’ai reçu de belles réponses. Aucune de ces réponses ne venait de leurs destinataires - successivement la France Insoumise, les antisionistes, Rima Hassan et les sionistes. J’ai d’ailleurs réuni des personnes que j’aime, les unes sionistes et les autres antisionistes, dans une unanime désapprobation. Aurais-je un petit complexe messianique ? J’ai cru avoir quelque chose à dire à des personnes qui savent très bien ce qu’elles pensent, pourquoi elles se détestent, et qui n’ont aucune intention de se réconcilier. Cependant au fil de ces lettres et des réactions qu’elles ont suscitées, je crois avoir mieux compris les deux camps en présence et ce qui les sépare. Je tenterai ici d’exposer les enjeux d’un dialogue de sourd. Commençons par définir schématiquement les camps en présence, ou plutôt par en faire des portraits archétypaux.
D’un côté, l’ « antisioniste ». Le 7 octobre au matin, il a jubilé en croyant assister à la « libération de la Palestine ». Il a déchanté en découvrant l’ampleur des massacres mais n’en reste pas moins déterminé à affirmer le droit des Palestiniens à la résistance. Il participe à tous les mouvements de soutien, dont il subit la criminalisation. Constatant le biais pro-israélien des grands médias qu’il qualifie de « sionistes », il dénonce le paradigme de la « guerre des civilisations » et s’alarme de la montée de l’islamophobie. Cet antisioniste est parfois Juif et tient à s’exprimer en tant que tel pour se désolidariser des crimes d’Israël : il considère le sionisme comme la cause principale de l’antisémitisme, qu’on ne peut donc combattre qu’en étant antisioniste.
De l’autre, le « sioniste ». Bouleversé par le 7 octobre, il désapprouve Netanyahou et la droite israélienne, mais se cabre à toute remise en cause de la légitimité d’Israël. Depuis plusieurs mois, son attention ne se porte pas prioritairement sur les événements à Gaza mais sur la façon dont on en parle. Il voit les puissants mouvements estudiantins, constate la pénétration rapide de l’antisionisme dans les milieux de gauche et s’en inquiète, car il devine, derrière la dénonciation d’Israël et du sionisme, un retour en force de l’antisémitisme. Cela l’inquiète d’autant plus qu’il est de gauche et n’est pas dupe de la conversion de l’extrême-droite à la lutte contre l’antisémitisme ; si la gauche l’abandonne, où ira-t-il ?
Deux adversaires, donc, qui se meuvent dans des univers mentaux différents. Deux adversaires très instruits et persuadés que l’autre est un ignorant. Le conflit en Israël/Palestine étant le conflit le plus étudié au monde, ils fondent chacun leur position sur un large corpus, mais ne connaissent pas celui de l’autre : l’antisioniste n’a pas lu les mémoires de Saul Friedländer ni le sioniste les écrits de Raja Shehadeh. Si j’ai certainement moins lu que chacun d’eux, j’ai sur eux l’avantage que mes lectures sont transversales. C’est pourquoi je sais qu’ils ont tous deux raisons. Résumons brièvement ce que l’autre ignore.
- Ce que l’antisioniste ignore
Les antisionistes ont développé un discours que l’on peut résumer sous sa forme la plus radicale et la plus extrême dans les termes suivants. Le sionisme, disent-ils, fut d’emblée une idéologie nationaliste, conservatrice, raciste et coloniale. Elle fut longtemps minoritaire parmi les Juifs, qui lui préféraient l’intégration ou la révolution. Se projetant dans le passé comme s’il était présent, les antisionistes s’identifient aux bolcheviks, au Bund ou au « Yiddishland révolutionnaire » contre le sionisme. Dès le début du XXe siècle, les sionistes savaient pertinemment que la Palestine n’était pas « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » et se sont vendus à l’impérialisme britannique pour la conquérir. Avec l’aide des Britanniques, ils ont maté dans le sang les révoltes Arabes de 1929 et 1936 et finalement expulsé les Palestiniens lors de la Nakba, en 1948. Depuis, la Nakba continue : de l’occupation de la Cisjordanie aux diverses attaques contre Gaza, elle s’est intensifiée pour culminer logiquement dans le génocide en cours. Israël est parvenu à faire admettre ses crimes grâce à l’action de puissants lobbies qui exploitent la mauvaise conscience occidentale née de la Shoah. Pourtant les plus audacieux des antisionistes affirment que nazisme et sionisme sont des idéologies jumelles puisqu’elles promeuvent la pureté ethnique de la nation : il n’est donc pas surprenant que les sionistes aujourd’hui commettent des crimes de même nature que les nazis hier, exterminant un peuple qu’ils ont longtemps vu comme un ramassis de terroristes fanatiques et qualifient aujourd’hui d’ « animaux humains ».
Les points cardinaux de la thèse antisioniste sont vrais. Pourtant la thèse d’ensemble est absurde. Il est vrai que les sionistes, comme l’écrit Pierre Vidal-Naquet, ont parié sur « l’impossibilité de l’assimilation, la vanité de la révolution, la pérennité de l’antisémitisme ». Mais ce qu’oublient les antisionistes, c’est que ces trois paris furent gagnés – raison pour laquelle le sionisme, minoritaire pendant longtemps, a fini par s’imposer. Il est d’ailleurs égarant de présenter les Juifs du vingtième siècle répartis en groupes antagonistes, le Bund contre les sionistes et les bolcheviks. Si ces trois partis se menaient une lutte féroce, les individus, eux, hésitaient, de sorte que, pour citer encore Vidal-Naquet, on pouvait être bolchevik le matin, Bundiste à midi et sioniste le soir. Et pour cause : on ne choisissait pas seulement selon des préférences éthiques mais selon les chances de survie offertes par chaque option. Il n’était pas aisé de savoir laquelle était la bonne.
Les antisionistes se trompent encore quand ils analysent la création d’Israël comme le produit de l’activisme sioniste. Ils se trompent même doublement. D’abord parce que les militants sionistes ont longtemps été fort peu nombreux en Palestine – la maigreur de l’immigration les faisait craindre que leur projet n’aboutisse jamais. Il a fallu la montée du nazisme pour précipiter en Palestine des foules qui n’étaient pas mues par l’idéologie mais par l’instinct de survie, en des années où ni l’Europe, ni les Etats-Unis ne voulaient les accueillir. Quand on parle des Israéliens, on ne parle donc pas des sionistes mais d’un ensemble de gens qui se sont trouvés en Palestine pour des raisons qui avaient peu à voir avec l’idéologie. Si les Etats-Unis avaient ouvert leurs portes aux victimes du nazisme de 1933 jusqu’à l’après-guerre, les sionistes ne seraient sans doute jamais parvenus à leurs fins. L’Etat britannique n’était pas unanime dans son soutien au sionisme, et la guerre provoqua une conflagration décisive : la Grande-Bretagne diminua drastiquement l’immigration Juive pour se concilier les pays Arabes, sans parvenir à empêcher l’immigration clandestine. Les sionistes ne sont parvenus à la souveraineté qu'en menant contre les Britanniques une offensive terroriste, et parce que les puissances européennes ont préféré leur abandonner la Palestine plutôt que d'accueillir les rescapés de la Shoah.
Dès 1948, la population israélienne ne saurait donc être réduite aux « sionistes ». Elle est composée dans sa grande masse de réfugiés des années trente, de rescapés de la Shoah, ainsi que des Juifs orientaux chassés de leurs pays d’origine. Certes, cette population originellement divisée (notamment entre Juifs d’Europe et Juifs d’Orient) fera très rapidement bloc autour de l’idéologie des fondateurs. Mais si ce bloc se forme, ce n’est pas seulement parce que l’Etat y œuvre de toutes ses forces : c’est parce que les habitants n’ont nulle part où aller, nulle part où revenir, et qu’ils n’ont d’autre choix que de faire corps. Et si les Juifs de la diaspora, majoritairement hostiles au sionisme avant la guerre, s’attachent à Israël, ce n’est pas tant parce qu’ils se rallient à l’idéologie que par solidarité avec ces naufragés. Raymond Aron peut ainsi écrire qu’il n’est pas sioniste mais ne « marchandera pas » sa solidarité à Israël. Pierre Vidal-Naquet, exemplaire militant pour l’indépendance de l’Algérie, n’était pas non plus sioniste. Il a vu très tôt l’impasse dans laquelle s’enferrait la société israélienne ; jamais il n’a eu la sottise de considérer qu’Israël aurait pu ne pas exister. Saul Friedländer, rescapé de la Shoah, d’abord pénétré de la mythologie sioniste, devint un opposant opiniâtre aux politiques colonialistes d’Israël et un militant pour la paix ; il finit même par quitter son pays ; jamais il n’eut la sottise de réduire Israël au produit d’une entreprise criminelle. Dans mes textes précédents, j’ai tenté d’esquisser d’autres aspects de l’attachement des Juifs de la diaspora à Israël et je n’y reviens pas. Cependant je tire de tout cela une conclusion : il est absurde de reprocher à Israël d’exister et aux Juifs d’y être attachés.
J’ai dit dans un texte que la réduction d’Israël à l’idéologie sioniste était une forme de négationnisme. Cette réduction passe en effet par pertes et profits toute l’histoire dont Israël est né, depuis les pogroms et Drancy jusqu’à Auschwitz. Comment ne pas comprendre qu’un tel réductionnisme soit, pour bien des Juifs, intolérable ? Il l’est d’autant plus qu’il s’inscrit dans une longue histoire de l’antisionisme dont les antisionistes d’aujourd’hui, je l’ai souvent constaté, ignorent tout. Soucieux d’inscrire leurs discours dans une généalogie qui les protège des accusations d’antisémitisme, ils insistent sur l’antisionisme Juif et soulignent que le sionisme a été soutenu par des antisémites, ce qui est vrai. Il n’en est pas moins vrai que dès le premier Congrès sioniste de 1897, le sionisme est assimilé au Protocole des Sages de Sion. Les antisémites de l’époque ne se soucient guère de la Palestine : ils sont convaincus que les disciples de Herzl complotent pour prendre le contrôle du monde. Il y a donc bien eu, dès l’origine, un antisionisme antisémite, dont j’ai esquissé dans ma lettre aux sionistes la pénétration dans le monde musulman puis dans la mouvance anticolonialiste. Il faut donc savoir faire la différence entre les antisionismes. Or l’antisioniste antisémite se caractérise par la rémanence de tropes aisément reconnaissables. Ceux qui postent sur les réseaux sociaux les memes représentant le serpent sioniste étouffant le monde ne savent pas que dans les années trente, les antisémites disaient qu’Israël serait la « tête du serpent » Juif.
Les antisionistes semblent ignorer qu’à l’extrême-droite comme à l’extrême-gauche, le révisionnisme est très tôt venu en soutien de l’antisionisme : les chambres à gaz n’avaient jamais existé, elles n’étaient qu’une invention destinée à légitimer Israël et extorquer de l’argent à l’Allemagne. Le négationnisme est, du reste, une tentation naturelle des antisionistes : comment ne pas être tenté de saper l’argument idéologique premier de l’adversaire ? C’est ainsi que Noam Chomsky a pu préfacer Faurisson sans se contenter, comme le prétendent ses zélateurs, de défendre sa liberté d’expression mais le qualifiant de chercheur respectable autorisé à publier ses « découvertes ». C’est ainsi qu’Asa Winstanley put accuser, dans un livre récent célébré par toute la gauche anglaise, les sionistes d’avoir financé la solution finale. Les antisionistes ne savent pas dans quelles traces ils mettent leur pas : autrement comment pourraient-ils s’étonner du scandale que suscitent leurs expressions à l’emporte-pièce ?
Dans ma lettre aux antisionistes, je distinguais deux dimensions de leur discours : la dimension de soutien aux Palestiniens, éminemment légitime, et la dimension de critique d’Israël, beaucoup plus contestable. Le génocide en cours à Gaza renforce cette deuxième dimension de façon très dangereuse. Jusqu’à présent, la meilleure façon d’interroger les soubassements de l’antisionisme était de souligner l’intensité particulière de la haine suscitée, entre d’autres Etats également criminels, par Israël. La violence du génocide, qui justifie cette haine, en masque les racines et semble valider le réductionnisme idéologique déjà prédominant : les crimes d’Israël prouvent que le sionisme est le Mal absolu.
Raison de plus pour ne jamais céder sur l’Histoire, car c’est de ce réductionnisme que procèdent les pires inductions: Israël aurait été fondé par une secte soutenue par des forces occultes malfaisantes, dont les crimes sont approuvés par un très grand nombre de gens qui, par conséquent, sont eux-mêmes malfaisants. Le « sionisme » est érigé en « cancer de l’humanité », les sionistes en cellules cancéreuses vouées à la chimiothérapie, et les «bons Juifs» réduits à ceux qui détestent Israël. Cela laisse assez de mauvais Juifs pour que cet antisionisme-là ressemble étrangement à l’antisémitisme. Raison pour laquelle, dans tous mes textes depuis le 7 octobre, je n’ai jamais minoré les souffrances des Palestiniens mais cependant tenté de restituer un peu d’épaisseur, un peu de chair, à l’histoire d’Israël.
Peut-être ne l’ai-je pas fait assez clairement. J’ai déjà perdu un ami qui ne me pardonne pas d’avoir signé le texte de Ludivine Bantigny défendant Jean-Luc Mélenchon contre l’accusation d’antisémitisme. J’avoue qu’aujourd’hui je ne sais pas si j’ai bien fait. Je l’ai fait dans un élan de panique provoqué par la dissolution de l’Assemblée nationale : j’ai voulu me resolidariser à la première force de gauche. Il est par ailleurs certain qu’il entre dans les attaques contre la France Insoumise une part conséquente de calomnies. J'avais pourtant été scandalisé par la réaction de la France Insoumise au 7 Octobre. Je suis ulcéré par un Louis Boyard, un David Guiraud, ces gamins qui ne comprennent rien à la Shoah, donc rien au lien des Juifs à Israël, se demandent « Comment peut-on être sioniste? » comme d'autres « Comment peut-on être Persan? », parlent à tort et à travers avec une incroyable arrogance, blessant les uns, hystérisant les autres. Tout en réfutant des calomnies, le texte de Ludivine Bantigny laissait un espace ouvert pour l’autocritique de la gauche face à l’antisémitisme. J’ai dit dans ma lettre aux sionistes que j’attendais de la France Insoumise qu’elle adresse à ceux qu’elle a blessés un véritable discours sur l’antisémitisme. Jusqu’à présent, ses figures de proue se sont contentées de balayer avec indignation toutes les critiques. J’espère qu’elles se reprendront et je n’attendrai pas éternellement.
- Ce que le sioniste ignore
Mais les sionistes, qu’ignorent-ils ? Je suis tenté de dire que la réponse tient en un mot : Palestine. C’est évidemment trop simple. L’ignorance a ses degrés. Parfois, l’ignorance est une méthode : elle consiste à étudier la logique du discours antisioniste sans y intégrer aucun fait – c’est ce que font par exemple George Bensoussan dans « Négationnisme et antisionisme » et Alexandre Bande dans « Antisionisme et antisémitisme ». Si tous deux montrent très bien la filiation entre l’antisémitisme et l’antisionisme, leurs études éludent non seulement l’expérience palestinienne, mais également celle des militants propalestiniens : on croirait qu’on ne devient propalestinien que pour recycler son antisémitisme. Personne n’aurait vu à la télévision les images de la guerre du Liban, de la première intifada ou a fortiori des massacres à Gaza ; personne ne serait allé à Ramallah, personne n’aurait rencontré de Palestinien ni n’aurait pris leur parti par une sympathie naturelle et légitime envers des opprimés.
Sinon éludée, l’expérience palestinienne est souvent passée au prisme de l’historiographie israélienne. Mes amis sionistes ne sont pas de ceux qui ignorent le mot « Nakba ». Il en est pourtant qui accusent encore que les Arabes d’avoir refusé le plan de partage de 1947, ce qui fut peut-être une faute stratégique, mais sûrement pas une faute morale : pourquoi auraient-ils dû se résoudre à abandonner une partie de leur terre ? D’autres sont convaincus que les Arabes Israéliens jouissent de l’égalité des droits depuis 1948 alors qu’ils ont vécu sous régime militaire jusque dans les années soixante et qu’ils ne jouissent toujours pas aujourd’hui de la plénitude des droits civiques. Beaucoup sont convaincus que les Arabes ne veulent pas la paix et ignorent qu’aucun gouvernement israélien, pas même celui de Rabin, ne l’a sérieusement envisagée.
Certains rejettent encore le qualificatif d’apartheid, déployant une subtile casuistique pour sauver Israël de l’assimilation infamante à l’Afrique du Sud, alors que la plus sommaire étude de l’oppression insoutenable subie par les Palestiniens de Cisjordanie montre que la seule façon dont Israël pourrait se soustraire à l’infamie est d’y mettre fin. Presque tous rejettent l’accusation de génocide parce qu’elle induit une insoutenable équivalence entre Israël et l’Allemagne nazie. Je ne sais pas s’ils ont lu la lettre publiée dans Lancet estimant le nombre de morts à 186.000, soit 8% de la population de Gaza. Ils veulent penser l’après-guerre quand les images aériennes suffisent à montrer qu’il n’y a pas d’après. Ils évoquent la solution à deux Etats, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent se résoudre à admettre qu’Israël fut toujours une contradiction dans les termes car un Etat ne peut être simultanément ethnique et démocratique. L’attachement à Israël, que je comprends et partage, induit nécessairement un degré d’aveuglement à la violence subie par les Palestiniens, mais aussi un déni des contradictions internes au sionisme.
Entre le sioniste et l’antisioniste, la querelle porte sur les mots et les choses. Le sioniste ne voit pas ce qui se passe réellement en Palestine. L’antisioniste n’entend pas ce que son discours charrie d’antisémite. Si cette analyse est exacte, le dialogue entre eux pourrait se renouer si chacun acceptait d’entendre ce que l’autre lui dit de lui-même. L’antisioniste doit amender son discours sur Israël, ce qu’il peut faire sans rien en rabattre quant à sa défense des Palestiniens. Inversement, le sioniste doit cesser de s’aveugler sur les crimes d’Israël, ce qu’il peut faire sans cesser de combattre la part d’antisémitisme que charrie l’antisionisme. Il faut, autrement dit, articuler correctement la reconnaissance de la complexité historique et l’exigence de clarté politique.
Les antisionistes détestent que l’on qualifie la situation en Palestine de complexe, car ils soupçonnent que la complexité ne sert qu’à masquer une oppression à sens unique. Indéniablement, les analyses prétendument complexes n’aboutissent souvent qu’à pérenniser le statu quo : pendant que les analystes se demandent comment départager deux peuples aspirant à la souveraineté sur une même terre, l’un continue de massacrer l’autre. Restituer la complexité des faits ne doit certes pas servir à éluder l’urgence de mettre fin à l’oppression des Palestiniens. Mais on ne peut parer cette manœuvre dilatoire en préférant à la complexité de l’analyse, un réductionnisme qui mène tout droit à l’antisémitisme et qui fausserait, de surcroît, toute réflexion politique sur la situation en Palestine. Car s’il est vrai que les Palestiniens sont opprimés, il est absurde d’envisager les Israéliens, dans une sorte d’éternel présent, comme des colons qui viendraient de mettre le pieds en Palestine et qu’on pourrait en chasser.
Si la complexité de l’histoire ne justifie nulle oppression, elle permet cependant de poser un fait : le seul objectif politique concevable est celui de la coexistence pacifique, de la rivière à la mer, de deux peuples vivant à égalité de droits. Il est parfaitement possible de se fixer cet objectif sans propager des discours insensés et dangereux. On ne saurait prendre prétexte de ces discours pour ne pas y tendre. Mes deux amis pourraient donc marcher ensemble vers la paix. Peut-être s’y décideraient-ils plus volontiers si celle-ci ne semblait pas, aujourd’hui, impossible. Je concluerai donc en osant quelques observations très hypothétiques quant à sa possibilité. Observations qui relèvent davantage de l'expérience de pensée que de la prospective politique.
Perspective: une impossible paix?
Dès l’origine, Israël est miné par une contradiction élémentaire, qui saute aux yeux dans le discours d’indépendance prononcé par David Ben Gourion le 14 mai 1948. Ben Gourion proclame « l’établissement de l’Etat Juif en Palestine » et assure que cet état « maintiendra la pleine égalité politique et sociale de tous ses citoyens sans distinction de race, de religion ou de sexe ». Israël devait être un Etat Juif et démocratique, ce qui signifiait qu’il devait être peuplé majoritairement de Juifs. De ce seul fait, Israël se condamnait à opprimer sa minorité Arabe et s’interdisait toute normalisation de ses relations avec les réfugiés. Cette contradiction n’est pourtant pas insoluble : Israël pourrait garantir autrement son caractère Juif. Ben Gourion déclarait en 1948 que l’Etat serait « basé sur les préceptes de justice, de liberté et de paix, enseignés par les prophètes hébreux » : ces préceptes pourraient être inscrits dans une constitution protégée par un quorum extrêmement élevé. Avec tout le respect que j’ai pour les prophètes hébreux, ces préceptes ne différent guère des droits fondamentaux reconnus à tout être humain, parmi lesquels Ben Gourion lui-même comptait « la pleine liberté de culte ». L’essence Juive de l’Etat étant protégée des fluctuations démographiques, Israël pourrait donner la pleine nationalité aux Arabes de Cisjordanie et entretenir des relations d’émigration-immigration normales avec les Etats voisins.
La constitutionnalisation de la judaïté d’Israël est parfaitement compatible avec la création d’un Etat binational : aux valeurs juives s’ajouteraient les valeurs palestiniennes dont décideraient collectivement les intéressés. Israël/Palestine a besoin d’un double processus constituant. Dans un Etat binational et pluriconfessionnel, la clé de voûte de l’architecture constitutionnelle devrait évidemment être la laïcité, dont il faudrait définir l’extension : déterminer les questions communes qui doivent être réglées abstraction faite des croyances de chacun.
Toutes les questions ne seraient pas réglées d’un coup de baguette magique dans un Etat binational ainsi conçu. Israël ne deviendrait certes pas un Etat modèle, mais il deviendrait ce qu’il a toujours prétendu vouloir être, à savoir un Etat normal – aussi injuste que n’importe quel autre Etat-nation né de la violence fondatrice. On débattrait âprement des réparations. Les Palestiniens auraient peut-être autant de mal à faire valoir leurs droits que les Juifs français en ont eu, après la seconde guerre mondiale, pour rentrer dans leurs biens. Devenus citoyens de plein droit de l’Etat le plus riche de la région, certains Palestiniens deviendraient peut-être aussi hostiles à la main d’œuvre étrangère que le sont aujourd’hui de larges secteurs de la population noire sud-Africaine. Il n’est pas certain que tous soutiennent longtemps le droit au retour des réfugiés. Aussi les lignes de fractures se déplaceraient-elles pour ne plus séparer deux ethnies mais deux conceptions politiques, comme dans tout Etat démocratique : il y aurait un parti défendant les intérêts de la classe dominante, c’est-à-dire des Juifs et des nouveaux-riches Arabes, un autre défendant les classes dominées, qui seraient majoritairement mais pas exclusivement Arabes, contre les dominants et contre les étrangers ; un autre parti, enfin, défendrait les classes dominées et les étrangers. En Israël comme ailleurs, les positions politiques seraient déterminées par la tension entre l’égalité formelle et les inégalités réelles.
Cet horizon binational est aujourd’hui lointain, presqu’inconcevable, pour des raisons de trois ordres. La première est évidemment qu’Israël est aujourd’hui gouverné par une clique de fascistes, intégristes et racistes qui bénéficient du soutien de la plus grande puissance mondiale. Cela pourrait changer. D’abord parce que la puissance états-unienne est en déclin. Ensuite parce que si les Etats-Unis ont besoin d’un avant-poste au Moyen-Orient, Israël n’est pas leur seule option. Pendant longtemps, le Département d’Etat américain (appuyé par les industries pétrolières) a fait pression sur la Maison Blanche pour que celle-ci abandonne Israël qui compliquait ses relations avec l’Arabie Saoudite, l’Iran et l’Egypte. C’est pour des raisons de politique interne que la Maison Blanche a misé sur Israël. Or ces raisons perdent du poids à mesure que s’accélère la désaffection des Juifs américains, surtout des plus jeunes, envers Israël. Enfin, la situation en Israël même pourrait évoluer sous la pression de plusieurs facteurs.
Le plus important est extérieur : c’est le mouvement BDS. Un collègue Sud-Africain me racontait que lorsque l’Afrique du Sud fut soumise au boycott international, l’apartheid fut contesté par la jeunesse blanche éduquée, non par solidarité pour les Noirs mais parce que cette jeunesse voulait voyager, aller étudier en France et aux Etats-Unis. Pour l’heure, la majorité de la population israélienne semble s’enferrer dans un isolationnisme paranoïaque. Il n’empêche que les Israéliens, peuple paradoxal, ont un besoin existentiel de pouvoir circuler dans les univers auxquels ils sont culturellement attachés. Sommés de choisir entre la paix et la libre circulation, on peut penser qu’ils feront le bon choix, non par sympathie pour leurs voisins mais par intérêt propre.
L’attitude de la majorité des Israéliens envers les Palestiniens s’est dégradée au cours des décennies. La première Intifada avait radicalisé l’extrême-droite israélienne, mais aussi fait naître le mouvement pour la paix ; depuis, celui-ci est réduit à peau de chagrin. Depuis que les Palestiniens sont parqués derrière un mur, rares sont les rencontres qui puissent mettre les fantasmes haineux à l’épreuve de la réalité de l’autre. Avant le 7 octobre, des sondages révélaient déjà un racisme quasi universel, que le 7 octobre n’a fait que renforcer – comment s’en étonner ? Un choc d’une telle violence n’est jamais propice à une prise de conscience. Cependant la société israélienne est profondément divisée entre les fascistes théocratiques et les laïques démocrates. Certes, les seconds ne veulent pas savoir qu’il ne peut exister de démocratie sans les Palestiniens. Mais ce fait incontournable pourrait finir par venir à la conscience si, comme beaucoup le pensent, la tension en Israël mène à la guerre civile – qui ne pourrait manquer de se déclencher si la pression internationale contraignait un gouvernement israélien à évacuer tout ou partie des territoires occupés. Si toute révolution est une guerre civile, les guerres civiles peuvent aussi mener à des révolutions : les alliances de circonstance permettent des rencontres transformatrices. Les petits noyaux pacifistes, qui existent bel et bien, peuvent alors prendre de la consistance.
En esquissant cette perspective bien incertaine, je ne prétends nullement prédire l'avenir. Mes conjectures ne satisferont d'ailleurs ni les sionistes, ni leurs adversaires. Le tableau que je fais d'un Etat binational est bien en-deça de la "décolonisation de la Palestine" à laquelle aspirent les antisionistes. Qu'il puisse naître d'une guerre civile est, d'un point de vue sioniste, terrifiant. Pourtant s'il est impossible à l'Etat hébreu de persister en l'état, il me semble également impossible que la Palestine soit, comme le rêvent les antisionistes, le théâtre d'un grand basculement du monde dans l'ère post-nationale et post-impérialiste. La réalité ne sera probablement pas telle que je l'imagine, mais les deux camps doivent se préparer au démenti qu'elle opposera certainement à leurs idéaux. Une chose est certaine cependant : la lutte pour la paix en Palestine est indissociable de la lutte contre l’antisémitisme dans le monde. Or lutter contre l’antisémitisme, c’est aussi prendre acte de la complexité d’Israël et de sa signification. Que cela nous plaise ou non, l’attachement à Israël de nombreux Juifs de la diaspora s’enracine dans le traumatisme de la Shoah, l’expérience de l’antisémitisme et la crainte de sa résurgence à grande échelle. Il est évidemment absurde d’exiger des Juifs qu’ils se détachent d’Israël tout en tenant des discours qui confirment leurs craintes.
Hannah Arendt, après avoir renoncé au sionisme, n’en pensait pas moins que la destruction d’Israël serait la plus grande catastrophe de l’histoire du peuple Juif : je connais bien des Juifs qui pensent aujourd’hui la même chose. Si le martyr des Palestiniens nous oblige, il ne peut nous faire oublier nos obligations envers eux. Sauf à penser, comme Manuel Valls, que comprendre, c’est justifier, il n’y a d’ailleurs aucune contradiction entre lutter pour la Palestine et comprendre Israël. Faire les deux en même temps nous donne une chance de mener la tragédie de Palestine, non à la catastrophe, mais au dénouement.