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Billet de blog 12 février 2016

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Prorogation « bis » de l’état d’urgence : difficultés juridiques en perspective ?

La coïncidence de la nouvelle prorogation de l’état d’urgence et de l’examen, par le Conseil constitutionnel, de la constitutionnalité des perquisitions administratives, n’est pas sans poser question.

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Pendant que les députés, le Premier ministre et le Garde des Sceaux dilapidaient leur temps et leur crédibilité à discuter de la révision constitutionnelle la plus inutile jamais proposée sous la Vème République, le Sénat faisait diligence en adoptant, le 9 février 2016, avec une célérité remarquable, le projet de loi de prorogation de l’état d’urgence jusqu’au 26 mai 2016. C’est la première fois dans l’histoire que le Parlement est appelé à proroger un état d’urgence déjà prorogé (par la loi du 20 novembre 2015).

Loin de l’habituelle logorrhée législative, ce texte fort bref, désormais entre les mains des députés, prévoit en son unique article que :

« I. - L'état d'urgence déclaré par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et le décret n° 2015-1493 du 18 novembre 2015 portant application outre-mer de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, prorogé par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions, est prorogé pour une durée de trois mois à compter du 26 février 2016.

II. - Il emporte, pour sa durée, application du I de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.

III. - Il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l'expiration de ce délai. En ce cas, il en est rendu compte au Parlement ».

Ce texte pose au moins trois questions juridiques.

1 – Le Parlement peut-il proroger « au carré » l’état d’urgence ?

Le texte de l’article 3 de la loi du 3 avril 1955 l’interdit expressément, en prévoyant que « la loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l’état d’urgence fixe sa durée définitive ». Cette loi est celle du 20 novembre 2015 fixant la durée « définitive » de l’état d’urgence au 26 février 2016. Au cours des travaux préparatoires à cette loi, il a été explicitement rappelé par le rapport de l’Assemblée nationale que « le Parlement fixe la durée maximale de l’état d’urgence », une nouvelle prorogation n’étant pas envisagée à droit constant.Si le législateur voulait à nouveau proroger l’état d’urgence, l’intelligibilité du droit aurait supposé qu’il le fasse en modifiant concomitamment l’article 3 de la loi du 3 avril 1955 – en supprimant le mot « définitive ». Sans cette suppression, la logique de la loi du 3 avril 1955, qui repose sur le caractère temporaire de l’état d’urgence, aurait voulu qu’il soit déclaré par décret, pour douze jours, par le gouvernement, à compter du 27 février 2016.

Dans le cadre de la prorogation « au carré » de l’état d’urgence, le Sénat a considéré (p. 47) que l’article 3 de la loi du 3 avril 1955 était « ambigu », ce qu'il n'est pas, et que sa rédaction mériterait « d’être révisée car une lecture stricte de cette disposition pourrait sembler interdire des prorogations successives de l’état d’urgence ». On ne saurait mieux dire ! Il est stupéfiant que le Sénat n’ait pas immédiatement procédé à cette réécriture – et que le Conseil d’Etat, dans son avis du 2 février 2016, n’ait pas même évoqué cette question.

Il faut donc considérer que la prorogation « au carré » de l’état d’urgence emporte abrogation implicite de l’article 3 de la loi du 3 avril 1955.

2 – Quel est le sort des mesures administratives (essentiellement des assignations) prises au titre de l’état d’urgence ?

Il est résolu par la décision du Conseil constitutionnel du 22 décembre 2015, qui a jugé que : « si le législateur prolonge l'état d'urgence par une nouvelle loi, les mesures d'assignation à résidence prises antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées ». Or, la lettre même de la loi du 3 avril 1955 ne prévoit pas cette obligation de renouvellement, puisque l’article 14 dispose que : « les mesures prises en application de la présente loi cessent d'avoir effet en même temps que prend fin l'état d'urgence ». Le Conseil constitutionnel, dans sa sagesse, a décidé sur on ne sait quelle base constitutionnelle de réécrire, au fond, la loi du 3 avril 1955, en ce sens que son article 14 signifie désormais que les mesures prises au titre de cette loi « cessent d’avoir effet au plus tard à l’expiration de la durée de l’état d’urgence telle que fixée par la loi applicable au moment où la mesure administrative a été adoptée ». Tant mieux pour les quelques 300 personnes toujours assignées, dont la situation devra être réexaminée le soir du 26 février 2016.

3 – Que se passera t-il si le Conseil constitutionnel déclare que le régime des perquisitions administratives est contraire à la Constitution ?

Près de 90% des mesures administratives prises au titre de l’état d’urgence ont été des perquisitions administratives, sur le fondement de l’article 11-I de la loi du 3 avril 1955. On a déjà dit ici à quel point ces mesures, qui échappent au contrôle effectif du juge administratif, sont contraires à la Constitution. Le rapport précité du Sénat (p. 39) sur la prorogation « au carré » de l’état d’urgence pointe également ces inconstitutionnalités manifestes (pour un résultat disons vaporeux puisque des 3 299 perquisitions administratives, il n’est résulté qu’une seule ouverture pour information judiciaire avec  mise en examen pour terrorisme, et que, pour reprendre les termes du rapport, « seules 15% des perquisitions ont permis la découverte d’objets illicites et entraîné des procédures judiciaires incidentes ») : méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif, violation de l’article 66 de la Constitution qui fait de l’autorité judiciaire la gardienne des libertés individuelles, violation du droit au respect de la vie privée, de la vie familiale normale, du respect du domicile, du droit à la protection des données personnelles, de la dignité humaine. Rien que cela ! Par comparaison, les rapports parlementaires préalables à la loi du 20 novembre 2015 n’évoquaient à aucun moment les graves problèmes de constitutionnalité posés par le régime des perquisitions administratives.

Et pourtant, le Sénat autorise la prorogation de telles mesures au II de l’article 1er du texte qu’il a adopté, alors qu’il avait la possibilité – et même le devoir – d’en modifier le régime.

Le Conseil constitutionnel a tenu une audience publique le 11 février 2016 sur la constitutionnalité des perquisitions administratives.

Si, avec l’ingéniosité dont son service juridique est capable et « inspiré » par la défense du Secrétariat général du gouvernement, le Conseil constitutionnel réussi le tour de force de ne pas déclarer le régime des assignations administratives contraire à la Constitution, il n’en restera pas moins qu’en fait, toutes les inconstitutionnalités relevées par le Sénat lui-même demeureront, ainsi que la violence faite aux personnes perquisitionnées, disproportionnée par principe lorsque la perquisition n’a rien donné, comme cela a été le cas pour 85% d’entre elles.

Si, comme il serait logique, l’article 11 de la loi de 1955 modifiée autorisant les perquisitions administratives est déclaré en tout ou partie inconstitutionnel, le Conseil constitutionnel peut « sauver » les perquisitions administratives prises sur le fondement de la loi du 20 novembre 2015. Mais pour celles à venir, la prorogation « au carré » ne servira à rien, sauf à « rassurer » sur un plan psychologique ceux de nos concitoyens qui se sentent « protégés » par le fait de vivre « sous » état d’urgence : il ne sera pas possible aux préfets, à court terme et dans l’attente d’une nouvelle rédaction de l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, de prendre cette « mesure phare » de l’état d’urgence… Un état d’urgence d’affichage, en quelque sorte.

Réponse du Conseil constitutionnel le 18 février 2016.

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