Dans le supplément « Idées » du quotidien Le Monde du 14 octobre 2017 (p. 7), M. Robert Menasse, présenté comme « l’un des plus grands intellectuels de l’Autriche » (la taille de cet essayiste n’est toutefois pas précisée), considère que « on peut critiquer le président français sur bien des points (on aurait voulu savoir lesquels), mais on ne peut que saluer l’énergie avec laquelle il fait pression pour obtenir des avancées (en matière d’intégration européenne) et sa lucidité sur le caractère stérile du repli national ».
A l’analyse toutefois, il apparaît qu’au-delà de la communication élyséenne, le président de la République française participe à sa manière au mouvement généralisé, profond et délétère de « repli national ».
La dernière illustration procède d’un important document en date du 3 octobre 2017 établi par le gouvernement français et officiellement adressé à ses partenaires européens, qui montre de manière définitive qu’au-delà des lyriques envolées des discours d’Athènes du 7 septembre 2017 et de la Sorbonne du 26 septembre 2017, le président de la République n’est dans les faits, pas l’européen qu’il affirme être en paroles.
Ce document, qui doit être lu en parallèle à l’adoption prochaine par le Parlement français de l’article 10 de la loi renforçant la sécurité intérieure, est relatif au « Code frontières Schengen ».
Pour en saisir la portée, quelques brefs rappels s’imposent.
Au 1er janvier 1993, en application de l’Acte unique européen de 1986, les anciens postes de douanes ont disparu, pour mettre en œuvre les dispositions de l’actuel article 67 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, l’Union assure l’absence de contrôle des personnes aux frontières intérieures. En parallèle, sur le fondement à l’origine de l’accord de Schengen (Luxembourg) signé par 5 Etats le 14 juin 1985 et de sa convention d’application du 19 juin 1990, un certain nombre d’Etats membres de la Communauté économique européenne (aujourd’hui, 22 des 28 Etats membres de l’Union européenne ainsi que 4 autres Etats non membres de l’Union européenne) ont graduellement supprimé les contrôles des personnes aux frontières intérieures, en ce sens que celles-ci peuvent désormais en principe être franchies sans que des vérifications soient effectuées, les contrôles étant reportés uniquement aux frontières extérieures de l’Union. 25 ans plus tard, en 2018, on ne réalise plus assez le caractère révolutionnaire d’une telle suppression des barrières physiques entre Etats, qui concerne chaque jour des centaines de milliers de transfrontaliers.
Mais ce principe de liberté de circulation n’est pas absolu, car l’Union n’est pas un Etat fédéral. C’est ainsi que l’article 72 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne reconnaît une compétence aux Etats membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure.
L’article 77 de ce traité dispose que le Parlement européen et le Conseil adoptent les mesures portant sur l’absence de tout contrôle des personnes lors du franchissement des frontières intérieures. Ces mesures doivent donc agencer la suppression du contrôle aux frontières intérieures qui résulte de la libre circulation des personnes avec les compétences de police des Etats pour le maintien de l’ordre public.
Cette combinaison figure dans le « Code frontières Schengen », issu d’un règlement du Parlement européen et du Conseil n° 2016/399 du 9 mars 2016, dont l’objet est de développer « l’acquis de Schengen » dans le cadre de l’Union européenne. Pour tenir compte de la liberté de circulation, il insiste, dès le deuxième paragraphe de son exposé des motifs, sur l’importance symbolique et pratique du libre franchissement des frontières intérieures : « l’absence de tout contrôle des personnes lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures est un élément constitutif de l’objectif de l’Union, visant à mettre en place un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des personnes est assurée ». L’article 22 de ce « Code » indique que « les frontières peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité ». Mais pour tenir compte de la préservation de l’ordre public dans l’Union européenne, des vérifications sont toutefois permises, dès lors qu’elles ne peuvent pas être analysées comme un contrôle aux frontières déguisé. C’est ainsi qu’en France, sur le fondement de l’article 78-2 du Code de procédure pénale tel qu’adopté en 1993, un régime particulier de contrôle d’identité a été organisé pour les zones frontalières : les contrôles d’identité la police de l’air et des frontières peuvent toujours intervenir « à l’improviste » dans une bande de 20 km entre la frontière terrestre de la France avec les États de l’espace Schengen, ainsi que dans les espaces publics des infrastructures de transport ouvertes au trafic international. Il appartient aux seules autorités françaises de décider de l’intensité de ces contrôles, pourvu que, par leur fréquence matérielle et temporelle, ils n’aient pas un effet équivalent à celui de vérifications systématiques aux frontières.
La Cour de justice de l’Union européenne a déjà eu l’occasion, dans un retentissant arrêt Melki et Abdeli du 22 juin 2010, de constater que l’article 78-2 du Code français de procédure pénale était contraire au droit de l’Union européenne en ce qu’il autorisait des contrôles d’identité indépendamment du comportement de la personne concernée et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public. A la suite de cet arrêt, une loi du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (sic) a encadré ces contrôles, en prévoyant qu’ils ne pouvaient ni être réalisés pour une durée supérieure à 6 heures consécutives dans un même lieu, ni être systématiques.
Au surplus, à titre ponctuel et indépendamment de sa législation relative aux contrôles d’identité, en cas de menace grave pour l’ordre public, un Etat peut, à titre exceptionnel, réintroduire un contrôle à ses frontières intérieures, pour une période de 30 jours (lorsque des manifestations ponctuelles se produisent dans un Etat, telles des rencontres sportives, des réunions politiques, des sommets internationaux...) pouvant être renouvelée pour une durée totale de 6 mois voire, selon les articles article 25, paragraphe 4, et 29, paragraphe 1, du « Code frontières Schengen », pour « une durée maximale de deux ans », « en cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l’espace sans contrôle aux frontières intérieures du fait de manquements graves persistants liés au contrôle aux frontières extérieures ».
Concrètement, ces contrôles d’identité ne prennent pas la forme d’un rétablissement des barrières physiques d’avant 1993. Ils peuvent toutefois être soit mobiles, soit statiques ; ils peuvent porter sur des personnes à l’égard desquelles ne pèse aucun soupçon qu’elles pourraient attenter à l’ordre public ; ils ne sont pas soumis à une limite temporelle tant que les frontières intérieures sont rétablies. A certains passages, des contrôles systématiques peuvent même être instaurés – comme par exemple à la gare ferroviaire de Menton. Ces contrôles plus fréquents voire systématiques ont conduit à ce que 63 000 décisions de non-admission sur le territoire français ont été prononcées par les forces de l’ordre en 2016, contre 15 000 en 2015 et 11 000 en 2014.
Le 3 octobre 2017 est le jour où l’Assemblée nationale a adopté en première lecture le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dont l’article 10 étend considérablement les contrôles d’identité dans les zones transfrontalières.
Ce même 3 octobre 2017, le gouvernement français a adressé une note au secrétariat général du Conseil de l’Union européenne informant les 21 autres Etats membres de sa volonté d’exercer un contrôle aux frontières intérieures pour six mois, du 1er novembre 2017 jusqu’au 30 avril 2018, « au titre de la persistance de la menace pour la sécurité intérieure ». Parallèlement, l’Allemagne a fait de même pour des motifs migratoires, demandant le maintien du contrôle à sa frontière avec l’Autriche et dans ses aéroports pour les passagers débarquant de Grèce. Et d’autres Etats – comme la Suède ou le Danemark – ont également demandé le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.
Les parlementaires français n’ont pas été informés de l’existence de cette note, ce qui n’est pas neutre, on y reviendra, sur la portée de l’article 10 de la loi renforçant la sécurité intérieure.

Source : Sénat, rapport n° 484 du 29 mars 2017
La « note des autorités françaises » en date du 3 octobre 2017 montre « en creux » la continuité de la politique européenne de la France entre les quinquennats Hollande et Macron (et même avec le septennat de Jacques Chirac, lequel avait décidé le 5 septembre 1995 le renforcement des contrôles aux frontières en raison de la menace terroriste pesant sur la France), le « nouveau monde » prenant soin sur ce point comme sur tant d’autres de se caler dans les pas du « monde ancien », pour, en pratique, ne former qu’un seul (im)monde sur le terrain sécuritaire.
Au fond, la prolongation du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures françaises décidée le 3 octobre 2017 appelle les quatre remarques suivantes.
1 – Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures françaises sera doublement irrégulier, à partir du 13 novembre 2017 minuit.
C’est à compter du 13 novembre 2015 que la France a, pour la première fois dans la période récente, rétablit les contrôles d’identité à ses frontières, initialement dans l’objectif de « sécuriser » la COP 21. Ce rétablissement devait prendre fin le 13 décembre 2015. Mais le soir même des attentats de Paris et Saint-Denis, François Hollande, en même temps qu’il proclamait l’état d’urgence, décidait « la fermeture des frontières » (« nous devons nous assurer que personne ne pourra rentrer pour commettre quelque acte que ce soit. Et en même temps que ceux qui auraient pu commettre les crimes qui sont hélas constatés puissent également être appréhendés, s’ils devaient sortir du territoire »). Cette pseudo « décision » était purement communicationnelle, puisqu’en tout état de cause, les contrôle aux frontières étaient déjà rétablis pour un mois au moment de l’allocution présidentielle, à la suite d’une notification en ce sens faite aux autorités européennes par le gouvernement français dès le 16 octobre 2015 ! Le rétablissement du contrôle aux frontières intérieures a depuis été systématiquement renouvelé (à huit reprises depuis le 8 décembre 2015), au nom de la menace terroriste.
a. A compter du 14 novembre 2017, le maintien du contrôle aux frontières intérieures sera irrégulier au regard de la durée maximale de deux années prévue à l’article 25, paragraphe 4, du « Code » Schengen.
Cette irrégularité a d’ailleurs été formellement reconnue par les députés, la commission des Lois de l’Assemblée nationale indiquant à plusieurs reprises dans son rapport n° 164 du 14 septembre 2017 que le rétablissement des contrôles aux frontières françaises « ne pourra perdurer au-delà du mois de novembre prochain » (et plus loin : « La France ne (peut) prolonger au-delà de novembre 2017 le rétablissement du contrôle aux frontières qu’elle avait décidé le soir des attentats du 13 novembre 2015 » - on a vu que cette décision avait été prise en octobre, et indépendamment des attentats terroristes). Et pourtant, il perdurera ! En toute illégalité !
b. Il sera également irrégulier au regard du motif retenu par la France – la menace terroriste – pour réintroduire le contrôle aux frontières intérieures. Le point 30 de l’exposé des motifs du « Code frontières Schengen » prévoit que cette réintroduction n’est permise qu’en cas « de manquements graves persistants liés au contrôle aux frontières extérieures». L’article 29, paragraphe 1, du « Code frontières Schengen » reprend explicitement cette condition : si le contrôle aux frontières intérieures peut être réintroduit pour une durée de 6 mois au maximum, c’est sous réserve que l’Etat invoque « des manquements graves persistants liés au contrôle aux frontières extérieures».
Or, l’existence de telles insuffisances dans le contrôle aux frontières extérieures de l’Union n’est même pas alléguée par le gouvernement français. Les motifs d’ordre public qu’il invoque – la menace terroriste – permettent des réintroductions du contrôle aux frontières intérieures pour une durée de 30 jours renouvelables (article 25, paragraphe 3), et non de 6 mois.
2 – Cette réintroduction du contrôle aux frontières est fondée sur deux éléments de faits erronés.
a. L’un tient à la pseudo-efficacité de l’état d’urgence.
Il est écrit par le gouvernement que « le projet de loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui a été adopté par l’Assemblée nationale ce mardi 3 octobre, comporte plusieurs mesures de police administrative inspirées de mesures qui ont fait leur preuves pendant l’état d’urgence et qui ont vocation à assurer une action efficace des services de sécurité intérieure français pour prévenir la commission d’actes de terrorisme à partir du 1er novembre 2018 ».
Or, le président de la République a affirmé à plusieurs reprises maintenant, et de manière très nette, que l’état d’urgence avait été inefficace dans la prévention du terrorisme : « Je souhaite que cette loi importante nous permette de sortir d’un état d’urgence qui dure depuis trop longtemps et qui n’a pas permis d’éviter les attentats » (v. Etat d’urgence : des contradictions dans le premier discours de Versailles ? ; Loi de sécurité intérieure : l’état d’urgence permanent en marche). C’est aussi ce qu’a soutenu le ministre de l’Intérieur au cours des débats parlementaires relatifs à la loi renforçant la sécurité intérieure. Les autorités publiques françaises ont donc, sur le même sujet, deux discours différents, un pour Bruxelles vantant l’efficacité de l’état d’urgence et un autre pour les français déplorant l’inefficacité de l’état d’urgence.
b. L’autre tient à la pseudo-efficacité des contrôles aux frontières intérieures dans la prévention de la menace terroriste.
Il est écrit que « le franchissement des frontières intérieures de l’UE demeure (sic) une stratégie des groupes (sic) terroristes, qui n’hésitent pas (sic) à préparer un attentat sur le territoire d’un Etat membre pour le perpétrer dans un Etat membre frontalier. Les récents attentats perpétrés en Espagne, à Barcelone et Cambrils, les 17 et 18 août 2017, ont révélé que les terroristes avaient réalisé plusieurs déplacements en Belgique et en France. Dans ce contexte, les contrôles aux frontières nationales de la France (sic) ont fait au cours des derniers mois la preuve de leur utilité ».
Il est regrettable qu’un ou plusieurs agents de l’Etat soient, sur commande du pouvoir politique, rémunérés pour écrire de pareilles inepties, communiquées à 25 autres Etats et aux institutions européennes. Les terroristes d’Espagne ont voyagé en France alors que les dérogations à l’absence de contrôle aux frontières entre la France et l’Espagne étaient en vigueur, ce qui suffit à montrer leur inutilité ! Par ailleurs, on n’a jamais été informé qu’en deux années d’application, un seul attentat aurait été déjoué en France grâce au rétablissement du contrôle aux frontières intérieures. Enfin, les dernières actions terroristes – ou supposées telles – mentionnées par le gouvernement dans sa note, à savoir le meurtre de masse de Nice du 13 juillet 2016, l’agression d’un policier sur le parvis de Notre-Dame du 6 juin 2017 et l’affreux meurtre de deux jeunes filles devant la gare Saint-Charles de Marseille le 1er octobre 2017, auquel on peut ajouter la tentative d’attentat aux bonbonnes de gaz dans un immeuble du 16èe arrondissement de Paris le 30 septembre 2017, ont toutes été commises par des personnes résidant en France, en plein état d’urgence de surcroît.
Autrement dit, la France ne démontre pas que les contrôles « normaux » ou même intensifiés de police dans les zones transfrontalières, sur le fondement de l’article 78-2 du Code de procédure pénale, sont insuffisants à prévenir la menace terroriste, et qu’il est nécessaire pour cela de rétablir le contrôle éventuellement systématique aux frontières intérieures sur le fondement des articles 25 et 29 du « Code fontières Schengen ».
3 – Le « Code frontières Schengen » est en train d’être détricoté
Si le gouvernement français invoque la date du 30 avril 2018 comme butoir de sa énième décision de réintroduction du contrôle aux frontières intérieures, il est fort probable que, la menace terroriste étant appelée à persister au-delà, une nouvelle dérogation sera notifiée aux instances européennes. Au surplus, la France s’active à Bruxelles pour assouplir les conditions de mise en œuvre des dérogations contenues dans le « Code frontières Schengen ».
Face à ces coups de boutoirs venant en particulier de la France contre « l’acquis de Schengen », la Commission européenne a esquissé des propositions visant à sauver l’espace de libre circulation des personnes sans frontières intérieures. A cette proposition, voilà ce que répond le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, cité par Le Monde le 13 octobre 2017 : « Nous allons discuter de l’intéressante proposition de la Commission, qui représente un pas en avant. Mais il s’agit toutefois de préserver la souveraineté nationale sur une question essentielle, celle du terrorisme ». La dernière fois que l’on avait entendu, de la part d’un ministre de l’Intérieur, des propos aussi contraires à l’intégration européenne, c’était dans la bouche de Charles Pasqua…
La France qui tire à hue et à dia : en Sorbonne, Emmanuel Macron est à fond pour la souveraineté européenne ; en même temps, à Bruxelles, son ministre de l’Intérieur est à fond pour la souveraineté nationale. Côté scène, Emmanuel Macron reconnaît le drapeau et l’hymne européen ; côté coulisses, il défait l’acquis de Schengen.
L’on signalera au surplus que l’organisme para-étatique France Stratégie, alors dirigé par Jean Pisani-Ferry, futur participant à la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, a chiffré, dans un rapport de février 2016, à 10 milliard d’euros/an le coût pour la France d’une restauration permanente des frontières dans l’espace Schengen.
4 - Cette réintroduction du contrôle aux frontières françaises vient se combiner avec les dispositions de l’article 10 de la loi renforçant la sécurité intérieure, qui permettent de procéder à des contrôles d’identité dans les zones transfrontalières.
Dans le droit commun, l’article 78-2 du Code de procédure pénale, précédemment évoqué, autorise les contrôles d’identité sur réquisitions du procureur de la République, ou sans ces réquisitions s’il s’agit de prévenir une atteinte à l’ordre public. Toutefois, dans les zones transfrontalières (la bande de 20km le long des frontières, l’intérieur des ports, aéroports ou gares ouverts au trafic international), ces contrôles peuvent être librement pratiqués par les forces de l’ordre, pour une durée n’excédant pas six heures consécutives dans un même lieu.
Dans le cadre de l’état d’urgence, l’article 8-1 de la loi du 3 avril 1955, inséré par une loi du 21 juillet 2016, permet aux préfets d’autoriser contrôles d’identité, fouilles de bagages et de véhicules, dans les zones qu’ils délimitent, pour une durée de 24 heures renouvelables. Des milliers d’arrêtés préfectoraux ont été pris sur ce fondement, parfois « à la chaîne » pour autoriser de manière continue les contrôles dans et aux abords de gares ou lieux de passages. Cet article 8-1 fait l’objet d’une QPC devant le Conseil constitutionnel (affaire n° 2017-677 QPC).
En son article 10, la loi renforçant la sécurité intérieure appelée à être définitivement votée le 18 octobre 2017 par le Sénat transpose partiellement dans le droit commun ces pouvoirs préfectoraux de l’état d’urgence.
Temporellement, les contrôles pourront être pratiqués dans toutes les zones frontalières pendant une durée de douze heures consécutives – et plus seulement de six heures. Nul ne sait très bien comment ce délai est compté, ni quelle instance est chargée de vérifier que le contrôle dans telle zone n’a pas dépassé le délai légal de six ou douze heures…
Géographiquement, les contrôles d’identité seront permis, y compris sans risques de troubles à l’ordre public, non seulement comme aujourd’hui dans la bande de 20 km et dans les ports, aéroports ou gares ouverts au trafic international, mais au surplus dans un rayon de 10 km autour de 118 points frontaliers dits sensibles, ainsi qu’aux abords (et plus seulement à l’intérieur) des 373 gares, aéroports et ports français.
Matériellement, la loi prévoit que ces contrôles ont pour objet « la recherche et la prévention des infractions liées à la criminalité transfrontalière », mais ajoute que la découverte, au cours du contrôle d’identité, d’une infraction d’un autre type pourra conduire à la mise en œuvre de l’action pénale. Autrement dit, en pratique, toute personne peut et pourra faire l’objet d’un contrôle d’identité dans la zone transfrontalière.
Pour justifier la conformité de cette extension considérable des contrôles transfrontaliers au regard du « Code frontières Schengen », les députés, en commissions des Lois réunie le 13 septembre 2017, ont fait valoir qu’elle venait prendre le relais du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures décidé par la France du 13 novembre 2015 au 13 novembre 2017 : « l’objectif est de mieux lutter contre l’immigration clandestine et le terrorisme et de prendre le relais du rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, mesure temporaire et dérogatoire au principe de libre circulation au sein de l’espace Schengen » ; « l’article 10 se justifie par la nécessité (…) de mettre fin au rétablissement temporaire des contrôles aux frontières décidé par la France en novembre 2015, faculté autorisée par le droit européen pour une durée maximale de deux ans » (rapport précité de la commission des Lois de l’Assemblée nationale). Or, on a vu que, par l’effet de la demande adressée le 3 octobre 2017 au Conseil de l’Union européenne, que par définition les députés ne pouvaient pas connaître au moment où ils examinaient en première lecture la loi renforçant la sécurité intérieure, ce rétablissement a vocation à se prolonger jusqu’au 30 avril 2018, en même temps que seront étendues les conditions d’exercice des contrôles d’identité.
En toute logique, ainsi que cela ressort des travaux préparatoires à l’article 10 de la loi renforçant la sécurité intérieure, ces dispositions législatives ne devraient plus avoir de raison d’être dès lors que la France persiste à rétablir ses contrôles aux frontières intérieures, ce que le législateur ne pouvait pas savoir avant le 3 octobre 2017 : c’est soit l’un, soit l’autre…
Or, d’ici à la fin octobre 2017, la France aura, à la fois : 1/ la loi sur la sécurité intérieure qui étend les possibilités de contrôles d’identité sur une bonne partie du territoire pendant des périodes de douze heures ; 2/ et le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures qui permet des contrôles d’identité systématiques aux frontières terrestres avec les autres Etats.
Cette combinaison de mesures restrictives de la liberté d’aller et de venir fissure, de manière pérenne, le système Schengen, dans le but non de prévenir le terrorisme, mais de contrôler l’immigration clandestine. Marine Le Pen en rêvait, Emmanuel Macron l’a fait…
Toutefois, ainsi qu’il a été rappelé, dans l’affaire Melki et Abdeli précitée, la Cour de justice de l’Union européenne a déjà constaté l’illégalité de l’article 78-2 du Code de procédure pénale dans une version où il avait un effet équivalent à celui d’une vérification aux frontières et, partant, portait atteinte au principe fondamental de libre circulation des personnes dans l’Union européenne. Il pourrait en aller de même demain pour les dispositions de la loi renforçant la sécurité intérieure, dans la mesure où, précisément, comme cela ressort des travaux préparatoires, l’article 10 de cette loi a concrètement pour objet de pérenniser la dérogation à l’absence de contrôle aux frontières intérieures : la loi renforçant la sécurité intérieure est aussi contraire au « Code frontières Schengen » que l’est la prolongation demandée par la France le 3 octobre 2017. L’article 10 de la loi de sécurité intérieure a les mêmes effets pratiques que cette prolongation, et même les aggrave en ce qu’il permet que les contrôles quasi-systématiques soient réalisés au delà du 30 avril 2018.
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La menace terroriste n’étant pas appelée à prendre fin le 30 avril 2018, il faudra bien à un moment donné se demander ce qu’il reste de « l’acquis Schengen » si, à l’instar de la France, de l’Allemagne, du Danemark, etc., nombre d’Etats invoquent cette menace ou les insuffisances des contrôles aux frontières extérieures de l’Union pour rétablir, sur six mois supplémentaires éventuellement renouvelés, les contrôles aux frontières intérieures.
Que dirions-nous si, au nom de la menace terroriste persistante en France, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, l’Espagne, décidaient de rétablir leurs contrôles aux frontières avec notre pays ? Le système Schengen repose sur la confiance mutuelle ; la méfiance mutuelle y met fin.
Faut-il rappeler que le rétablissement des frontières est l’une des principales revendications portées par l’extrême-droite en Europe, et en France par Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle ?
Penser les Etats comme des forteresses, c’est faire d’un coup le jeu des terroristes comme des nationalistes, évidemment sans aucune garantie pour la sécurité publique tant il existe des possibilités de contourner les 2 900 km de frontières terrestres et 5 853 km de côtes françaises. L’Europe du chacun pour soi, c’est la mort du projet visionnaire initial d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples des Etats membres.
L’Union européenne actuelle est très imparfaite, comme l’est d’ailleurs toute organisation politique, y compris notre Vème République. Mais au regard de l’histoire du continent européen, son existence même relève du miracle. Il faut chercher à l’améliorer, et certainement pas à en saborder les principes cardinaux – ici celui de la libre circulation des personnes.
On ne pourra donc pas suivre l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis lorsqu’il considère, dans le supplément « Eco & entreprise » du Monde du 14 octobre 2017, que « Emmanuel (Macron) et moi sommes d’accord : le fédéralisme est la solution ».
Le président de la République française est souverainiste. C’est son droit le plus absolu, car ainsi qu’il l’affirme à l’hebdomadaire Der Spiegel du 13 octobre 2017, il dit et fait « ce qui lui plaît » (« Ich sage und tue was Ich mag »). Mais qu’il se présente ou qu’on le présente comme « fédéraliste » relève de l’imposture ou de l’ignorance.