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Billet de blog 20 janv. 2021

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Coronafolie

L’état d’urgence sanitaire est en passe d’être prorogé jusqu’au 1er juin 2021, avec en filigrane de nouveaux confinements ou couvre-feux, alors que le bilan coût/avantage des multiples mesures de police sanitaire d’un autoritarisme sans précédent n’a pas encore été réalisé. Au 20 janvier 2021, une telle prorogation n’apparaît justifiée ni en droit, ni en fait.

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L’accoutumance aux restrictions inouïes portées à nos libertés du quotidien au nom de l’ordre public sanitaire engendre un tel engourdissement de notre capacité critique individuelle et collective qu’elle nous conduit à prendre pour acquises des perspectives dont, dans le pays de la Déclaration des droits de l’homme, il faudrait a minima interroger la pertinence.

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C’est ainsi que, dans l’indifférence sinon l’approbation passive majoritaire, l’Assemblée nationale et le Sénat, saisis en procédure accélérée, sont en passe de voter le bref projet de loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire qui leur a été transmis le 13 janvier 2021 par le Conseil des ministres, et qui est examiné en séance publique à l’Assemblée nationale les 20 et 21 janvier.

Les cinq articles de ce texte – réduits à quatre par la commission des Lois de l’Assemblée nationale – ne comportent formellement que des reports de dates fixées par des lois précédentes relatives à l’état d’urgence sanitaire ; mais très au-delà de cet aspect technique, les enjeux substantiels qu’ils véhiculent sont majeurs.

D’une part, ils autorisent le Premier ministre à édicter des mesures de confinement/couvre-feu jusqu’au 1er juin 2021, alors que l’état d’urgence sanitaire décrété en Conseil des ministres le 14 octobre 2020 doit normalement prendre fin le 16 février 2021, ainsi que l’avait décidé l’article 1er de la loi n° 2020-1739 du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire. Pourtant, lorsque trois semaines auparavant le Conseil des ministres a entendu ancrer l’état d’urgence sanitaire dans le droit commun, le projet de loi en ce sens du 21 décembre 2020 « instituant un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires » – piteusement retiré le lendemain après les critiques de l’obligation vaccinale que le texte comportait – n’envisageait pas la prorogation au-delà du 16 février 2021 de ce régime juridique très contraignant.

D’autre part, ces articles prévoient que le régime juridique de l’état d’urgence sanitaire créé par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 d’une manière « provisoire » jusqu’au 1er avril 2021, date à laquelle il aurait dû devenir caduc (qui a pu croire un seul instant à ce bobard législatif ?), sera prolongé… jusqu’au 31 décembre 2021, ce qui revient à pérenniser de fait cette législation exceptionnelle.

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En ce triste début d’année 2021 où tout tourne autour de la nécessité de ne pas contribuer à la propagation d’un virus à la fois invisible et omniprésent dans l’espace public comme dans les médias, peut-on encore, sans être accusé de vivre dans un monde parallèle, oser discuter la pertinence de cette seconde/deuxième prorogation par le Parlement de l’état d’urgence sanitaire, dont les innombrables et durables effets secondaires calamiteux se font chaque jour sentir davantage, y compris sur le terrain de la santé publique ?

N’est-il pas désormais trop tard pour soutenir qu’une politique publique déterminée d’augmentation immédiate et « quoi qu’il en coûte » des capacités hospitalières notamment en réanimation, couplée à l’adoption de mesures nationales de police administrative moins contraignantes (protocoles sanitaires renforcés, augmentation du télétravail, port du masque sanitaire dans l'espace public…) que celles que nous subissons depuis le 29 octobre 2020 (confinement, puis couvre-feu, fermetures d’établissements recevant du public sur l’ensemble du territoire national), permettraient de lutter contre la propagation du virus en respectant beaucoup mieux toutes ces molécules de l’ADN de la dignité de la personne humaine qui ont aujourd’hui disparu (liberté de mouvement dans l’espace public sans risquer une amende de 135 euros, accès à la culture, à un enseignement supérieur de qualité, à des lieux de sociabilité tels que les universités, les cafés et les restaurants, à des loisirs nécessaires tels que les salles cinémas ou de sport y compris en montagne pour celles et ceux qui le peuvent, à l’emploi) ?

Car si, s’extrayant de la seule lecture notariale des chiffres quotidiens nationaux relatifs aux nombres de contaminations, de morts et d’hospitalisations attribués au covid-19, l’on fourni l’effort de considérer la situation juridique et sanitaire d’une manière factuelle, objective, globale, c’est-à-dire au-delà de la myopie qui consiste à ne voir que les seules urgences sanitaires du moment, et non dans l’affolement, la précipitation et le conformisme intellectuel sanitaro-centré qui prévalent depuis qu’a été annoncée la « deuxième vague » de l’épidémie et l’attente hypothétique d’une « troisième vague » propulsée par les variants du covid-19, si donc l'on procède à une telle réflexion, alors un constat s’impose : au 20 janvier 2021, aucun élément n’accrédite la nécessité de proroger cette législation exorbitante qu’est l’état d’urgence sanitaire après le 16 février et jusqu’au 1er juin, ni en droit, ni en fait.

1. Sur le terrain de la norme juridique d’abord, la précipitation à envisager dès la mi-janvier de proroger l’état d’urgence sanitaire au-delà du 17 février n’est pas justifiée, quelle que soit la gravité de la situation sanitaire.

En effet, à législation actuelle constante, c’est-à-dire à supposer que le projet de loi du 13 janvier ne soit pas voté par le Parlement, il n’existerait pas de vide juridique après le 17 février 2021.

Trois régimes juridiques exceptionnels seraient alors alternativement et même cumulativement applicables – quatre même, puisque le Conseil d’Etat a admis que, pour tenir compte de circonstances sanitaires exceptionnelles, le Premier ministre est habilité en raison de ses pouvoirs de police administrative propres à décréter un confinement national strict avec assignation à domicile 23h/24 tel que celui que nous avons connu du 17 au 23 mars 2020 (Conseil d’Etat, 22 décembre 2020, n° 439800).

1.1. Le premier est celui de l’état d’urgence sanitaire issu de la loi du 23 mars 2020, aux rigueurs duquel nous sommes soumis en cet hiver morose de restrictions en tous genres, dont un couvre-feu national de 18h à 6h depuis le 16 janvier 2021.

Ce régime juridique a été conçu comme provisoire et est censé disparaître le 1er avril 2021 – ainsi qu’indiqué, le projet de loi du 13 janvier repousse cette disparition (qui se transformera inéluctablement en pérennisation) au 31 décembre 2021. A l’instar des circonstances ayant conduit le président de la République à décréter l’état d’urgence sanitaire le 14 octobre 2020, si, au 16 février 2021, les conditions sanitaires apparaissent particulièrement dégradées, le président de la République sera là encore en capacité de prendre un second décret en Conseil des ministres déclarant l’état d’urgence sanitaire pour un mois (soit jusqu’au 16 mars). Au cours de cette période de quatre semaines, le Parlement pourra décider ou non de proroger cet état d’urgence sanitaire pour la durée raisonnable qu’il fixera au vu de la situation épidémiologique du moment.

1.2. Le deuxième régime est celui là encore présenté comme transitoire (quand les pouvoirs publics cesseront-ils de prendre les citoyens pour des imbéciles ?) de la « sortie organisée » de l’état d’urgence sanitaire, issu de la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020.

Il a été mis en œuvre du 10 juillet au 16 octobre, et demeure applicable jusqu’au 1er avril 2021 en vertu de l’article 2 de la loi du 14 novembre 2020.

Ce régime juridique est un jumeau quasi-parfait de celui de la loi du 23 mars 2020, à la différence notable qu’il ne permet pas au Premier ministre de prendre des mesures générales d’interdiction de sortie de nos domiciles pendant tout ou partie de la journée. En clair, sous le régime de la « sortie organisée » de l’état d’urgence sanitaire, il ne peut y avoir ni confinement, ni couvre-feu, mais s’il s’avère que ces interdictions sont nécessitées par la situation sanitaire sur une partie ou l’ensemble du territoire de la République, le déclenchement de l’état d’urgence sanitaire par décret du président de la République pris en Conseil des ministres est alors permis.

On signalera à cet égard que ces méthodes de limitations drastiques de nos interactions sociales, d’autant plus brutales que leur manquement est assorti d’une amende de 135 euros avant une peine de prison en cas de triple récidive dans les 30 jours, ne sont éventuellement « efficaces » du point de vue sanitaire (ce qui n’a jamais été scientifiquement démontré : v. pour le couvre-feu : « Dans les Alpes-Maritimes, une situation inquiétante malgré le couvre-feu », lemonde.fr, 18 janvier 2021) que de manière instantanée, afin le cas échéant de « désengorger » des services publics hospitaliers exsangues par vingt années de gestion entrepreneuriale : lorsque ces mesures d’assignation à domicile sont levées en tout ou partie, le virus recommence inéluctablement à se propager durant les plages horaires rendues à nos libertés. Au surplus, alors que le couvre-feu peut lui-même être un facteur d’augmentation de la propagation du virus puisqu’il faut que chacun assure en un temps limité ses activités du quotidien dans des espaces publics, les effets négatifs de tous ordres – culturels, sociaux, économiques, psychologiques, sanitaires – de cette mesure comme du confinement paraissent, en l’état de la situation sanitaire nationale relativement stable, disproportionnés par rapport à ses très hypothétiques bénéfices sanitaires.

1.3. Enfin, le troisième régime juridique est celui des menaces sanitaires graves prévu par le premier alinéa de l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique, tel que complété par la loi du 23 mars 2020.

Il porte sur une configuration où l’état d’urgence sanitaire a pris fin mais où, malgré les mesures déployées, persiste une menace sanitaire ; dans ce cas, il appartient au ministre chargé de la Santé de prendre les mesures réglementaires qui s’imposent (autres que celles interdisant les sorties de domicile à tout ou partie de la population) « afin d’assurer la disparition durable de la crise sanitaire ».

Ainsi, face à une situation sanitaire très évolutive et imprévisible, l’adoption par le Parlement d’une législation dont l’unique objet est de proroger pour trois mois et demi l’état d’urgence sanitaire quatre semaines avant son terme normal est très prématurée - il faut rappeler à cet égard que la loi du 23 mars 2020 créant de toutes pièces le régime de l'état d'urgence sanitaire a été adoptée en quatre jours seulement.

2. Sur le terrain factuel ensuite, on peine à accepter que, pour préoccupante qu’elle soit, la situation épidémiologique puisse au 19 janvier 2021 être qualifiée de « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » (art. L. 3131-12 du Code de la santé publique), seule à même de justifier le déclenchement et le maintien de l’état d’urgence sanitaire par le Conseil des ministres comme sa prorogation par le Parlement.

L’exposé des motifs du projet de loi du 13 janvier 2021 indique que « eu égard à la situation sanitaire actuelle et aux prévisions qui peuvent être faites pour le premier semestre, cette prorogation apparaît indispensable ».

Or, sauf à être mieux informé, l’analyse de ces deux éléments n’est pas de nature à caractériser l’existence d’une situation de « catastrophe sanitaire » au 17 février 2021, date de l’entrée en vigueur de la nouvelle prorogation de l’état d’urgence sanitaire.

2.1. Les « prévisions » pandémiques sur la période courant du 13 janvier au 30 juin 2021 faussent toute rationalité dans la lutte contre l’épidémie, car le principe de précaution, la crainte de poursuites pénales en cas d’inaction ainsi que – accessoirement – le confort pour un exécutif impopulaire de mettre toute une population sous cloche, poussent les pouvoirs publics à privilégier les restrictions de libertés au nom de l’ordre public sanitaire.

Quoi qu’il en soit, ces prévisions purement intuitives ne devraient certainement pas être prises en compte dans le déclenchement ou la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, lequel aux termes de la loi du 23 mars 2020 n’est applicable qu’en cas de catastrophe sanitaire avérée et non de risque sanitaire : il est impensable que des mesures de police administrative aussi destructrices de toutes les libertés publiques que celles que nous subissons aujourd’hui soient prises par le Premier ministre sur la base d’une hypothèse par construction invérifiable, sauf à accepter collectivement les contraintes d’un état d’urgence sanitaire permanent – avec le changement civilisationnel que ce paradigme sanitaro-centré implique.

Au demeurant, nul n’est capable d’anticiper de manière un tant soit peu réaliste où en sera demain la diffusion d’un virus encore inconnu il y a à peine un an.

En outre, lorsqu’elles ont été énoncées, ces prédictions anticipatrices à la Cassandre se sont révélées fausses ; il suffit à cet égard de relire, à la lumière des données sanitaires au 19 janvier 2021 :

* l’avis rendu le 23 décembre 2020 par le Conseil scientifique Covid-19 : « il est possible qu’un surcroît de contaminations intervienne en fin d’année, notamment à l’occasion des fêtes, propices à des rassemblements familiaux et amicaux [qui pourrait] provoque[r] à horizon de quelques semaines une reprise incontrôlée de l’épidémie, une forte augmentation des hospitalisations, des placements en réanimation et des décès » ; il était aussi possible que les français désormais très soucieux de la situation sanitaire soient prudents dans leurs interactions sociales, et donc qu’il y ait une stabilité de l’épidémie, mais le Conseil scientifique ne paraît pas avoir envisagé cette éventualité – trop positive peut-être ;

* les motifs qui ont conduit le Conseil d’Etat à valider la fermeture de l’ensemble des lieux culturels dans sa décision du 23 décembre 2020 : « il résulte des données scientifiques disponibles qu’à la date du 22 décembre 2020, 2 490 946 cas ont été confirmés positifs au virus covid-19, en augmentation de 11 795 dans les dernières vingt-quatre heures, le taux de positivité des tests se situe à 4,4 % et 61 702 décès liés à l’épidémie sont à déplorer, en hausse de 386 personnes dans les dernières vingt-quatre heures. Le taux de reproduction du virus est de 1,03 et le taux d’incidence de 139,62. Le taux d’occupation des lits en réanimation par des patients atteints de la covid-19 demeure à un niveau élevé avec une moyenne nationale de 54,1 %, mettant sous tension l’ensemble du système de santé. Ces données qui, montrent une dégradation de la situation sanitaire au cours de la période récente à partir d’un plateau épidémique déjà très élevé, pourraient se révéler encore plus préoccupantes au début du mois de janvier » (CE, référé, 23 décembre 2020, n° 447698, pt 14 ; v. « Fermeture des théâtres et cinémas : comédie au Conseil d’Etat », 26 décembre 2020). On va le voir, ces données scientifiques sont 20 jours plus tard comparables sinon meilleures (un taux de positivité des tests-covid de seulement 4,4% est excellent et rassurant, contrairement à ce que dit le Conseil d’Etat, puisqu’il implique que 95,6% des tests effectués se sont révélés négatifs !), et à vrai dire on ne comprend pas sur quelle base et au nom de quelle justification le Conseil d’Etat a privilégié une anticipation pessimiste de l’évolution de la pandémie alors que les mesures restrictives des libertés prises pouvaient donner prise à un optimise raisonnable.

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En dépit de ces précédents, le professeur Arnaud Fontanet, épidémiologiste et membre du Conseil scientifique, est à même de déclarer sans vergogne, le 17 janvier 2021 à l’émission Le Grand Jury : « il n’y a pas eu de reprise épidémique aussi sévère que ce à quoi on s’attendait, mais il y a quand même eu un pic ». Un pic… Cela ne veut rien dire, un pic ! Pourquoi cet expert ne s’excuse-t-il pas et ne tire-t-il pas, pour lui-même et pour l’avenir, les conséquences de l’erreur d’appréciation qu’il a cautionnée sur la sévérité d'une éventuelle reprise épidémique, erreur qui a des effets concrets considérables sur les vies quotidiennes de 67 millions de personnes depuis plusieurs semaines ? Loin d’apprendre de ses errements et de faire preuve d’un minimum d’humilité, ce même expert n’a pas hésité à prédire que « une poussée de l’épidémie de Covid-19 est probable en mars, avec l’arrivée en France de nouveaux variants du coronavirus ».

Bien qu’aucune de ces prédictions scientifiques affolantes et concordantes ne se soit réalisée, on retrouve cette même technique très alarmiste dans l’étude d’impact annexée au projet de loi du 13 janvier 2021, où on lit que, selon l’exécutif, la situation sanitaire à cette date « laisse craindre une nouvelle reprise de l’épidémie dans les semaines à venir, qui pourrait être amplifiée par les risques de contamination accrus lors de la période de Noël » (p. 28). Encore raté, puisqu’il n’y a pas eu de reprise épidémique depuis la nuit « de liberté » sans couvre-feu du 24 décembre que le Premier ministre a magnanimement accordé à l’ensemble de la population française.

Il est au surplus nécessaire de rappeler (v. le point 1.2 ci-dessus) que l’état d’urgence sanitaire peut à tout moment être déclenché pour une durée d’un mois (jusqu’au 1er avril 2021) avec une rapidité extrême, en cas de nécessité, puisqu’il suffit pour cela que le président de la République signe un décret en Conseil des ministres : il n’est donc à cet égard pas indispensable de proroger, en situation sanitaire non-catastrophique, un régime juridique pouvant être réactivité sans aucun formalisme par l’exécutif.

Qu’en est-il alors de la « situation sanitaire actuelle » ?

2.2. La situation sanitaire actuelle est établie à partir des chiffres publiés sur son site internet par l’établissement public Santé Publique France.

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© Nice-Matin, 16 janvier 2021

Relevons d’abord que ces chiffres officiels ne sont jamais vérifiés. Or quand exceptionnellement le quotidien Nice Matin (« Pourquoi le nombre de malades entre les données de Santé Publique France et celles des hôpitaux est si différent », Nice-Matin, 16 janvier 2021) a effectué une telle vérification pour les hospitalisations dans le département des Alpes-Maritimes (occupation des lits pour l’accueil de malades souffrant de formes graves du coronavirus), il s’est avéré que les données quotidiennement publiées par Santé Publique France étaient… deux fois plus élevées que celles, inédites, issues des hôpitaux : « À titre d’exemple, le 3 janvier dernier, Santé publique France comptabilisait 564 personnes hospitalisées avec un diagnostic Covid-19 dans le département des Alpes-Maritimes (dont 69 en réanimation), quand dans la réalité "seulement" 233 patients au total (dont 55 en service de réanimation) étaient ce jour-là hospitalisés dans l’un ou l’autre des établissements (privés ou publics). Comment comprendre cette différence d’un facteur 2.5 entre ces deux sources? Phénomène plus préoccupant, on observe de vraies divergences dans l’évolution des courbes, pendant des périodes déterminantes. Ainsi, alors que celles traduisant la progression des hospitalisations pour formes graves dans les Alpes-Maritimes, produites par les acteurs de terrain, font état d’une relative stabilité, voire d’une décroissance, à compter du 10 novembre et pendant plusieurs semaines, la courbe publiée par Santé publique France décrit une croissance constante de ces hospitalisations » !

Ces divergences considérables – et inquiétantes – pourraient, selon le quotidien régional, s’expliquer par une série de carences administratives dans le recueil des données par Santé Publique France, altérant leur fiabilité : la circonstance que « les malades de la Covid-19 qui quittent l’hôpital après un séjour en réanimation ou dans un autre service ne sont pas toujours sortis des bases. Comme Santé publique France fait des extractions de ces données, elles sont mathématiquement supérieures à la réalité » ; le fait que lorsque « des patients arrivent dans les services d’urgences avec une suspicion de Covid, ils sont aussitôt rentrés dans la base SI-VIC. Si le diagnostic n’est pas confirmé, ils doivent ensuite être retirés de la base, ce qui n’est là encore pas systématiquement fait » ; ou encore la pratique administrative qui fait que « des personnes testées positives alors qu’elles sont hospitalisées ou qu’elles résident dans des établissements sanitaires et sociaux, Ehpad en priorité, rejoignent la case des personnes ‘hospitalisées avec diagnostic Covid-19’ sur le site de Santé publique France ».  

Dans le doute et dans l’attente que des médias d’investigation ou des parlementaires vérifient la crédibilité des chiffres diffusés par Santé Publique France, prenons cependant ces données publiques nationales officielles au sérieux.

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A leur lecture, il ne peut alors aucunement être considéré, en dépit de ce qui est généralement perçu comme un fait établi, qu’au 19 janvier et à plus forte raison au 17 février 2021, tout ou partie de la République française est ou sera dans une situation paroxystique de « catastrophe sanitaire ».

D’ailleurs, l’exposé des motifs du projet de loi du 13 janvier autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire l’a explicitement reconnu : « la situation nationale demeure sous contrôle à ce stade » ; ces termes ont été repris à l’identique par le ministre des Solidarités et de la Santé lors de son audition du 13 janvier devant la commission des Lois de l’Assemblée nationale. En ce sens toujours, le Premier ministre Jean Castex, intervenant lors de sa conférence de presse du 14 janvier, a déclaré : « Les premières données dont nous disposons montrent que nous avons pu passer les fêtes de fin d’année sans flambée épidémique », ou au Sénat le lendemain : « Dois-je vous rappeler que nous avons aujourd'hui les taux d'incidence parmi les plus bas d'Europe, les taux de positivité des tests – qui est sans doute un indice meilleur – parmi les moins élevés d'Europe ? Nous avons confiné (...) avant les autres, et nous en avons tiré bénéfice (...) Je demande simplement que nous ne nous autoflagellions pas ». Le taux de positivité des tests est depuis plusieurs semaines désormais à un niveau tout à fait raisonnable de l’ordre de 6%, et les services hospitaliers de réanimation ne sont plus en situation d’alerte – là encore depuis plusieurs semaines, avec près de 2 600 patients concernés (v. déjà : « Enseignement supérieur et covid-19 : leçon du silence », 11 janvier 2021 ; au 18 janvier, le taux de positivité des tests réalisés en France était très bas et stable pour le cinquième jour consécutif à 6,6% – 93,4% des tests se révèlent donc négatifs –, et la veille 2 730 patients étaient en réanimation dans l’ensemble des hôpitaux français).

Dans son avis n° 401919 rendu le 11 janvier 2021 sur le projet de loi autorisation la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, le Conseil d’Etat a indiqué que « le nombre de reproduction effectif ‘R-effectif’ avoisine la valeur 1 au niveau national, dont le dépassement serait synonyme d’une tendance à l’augmentation du nombre de cas » (point 3) ; mais précisément, si le « R » est au 11 janvier 2021 inférieur à 1 au niveau national, c’est que le nombre de cas baisse ! Pourquoi le Conseil d’Etat a-t-il cru nécessaire d’évoquer un éventuel dépassement de 1 de la valeur du « R » ? Encore une fois, il faut s’en tenir aux faits tels qu’ils sont scientifiquement actés à la date de la prise de décision publique, et non à ceux déduits pour l’avenir de supputations au doigt mouillé. On ne joue pas à faire peur avec la santé publique !

S’agissant du nombre quotidien de personnes testées positives, évalué à environ 16 000 pour toute la France, « on s’aperçoit, en suivant la courbe issue des données des hôpitaux, que l’accroissement du nombre de positifs ne s’est pas traduit par une augmentation des hospitalisations dans des structures de soins, et n’a donc pas constitué une menace pour le système de santé » (Nice-Matin, article précité).

Bref, chiffres à l’appui, il est incontestable qu’il y a aujourd’hui en France une crise sanitaire, mais certainement pas une catastrophe sanitaire nationale susceptible de mettre gravement en danger la santé de l’ensemble de la population au sens de l’article L. 3131-12 du Code de la santé publique ; sur des bases factuelles aussi ténues et aléatoires, le Parlement ne devrait pas – comme il s’apprête pourtant à le faire – donner un nouveau blanc-seing à l’exécutif en prorogeant dès la mi-janvier l’état d’urgence sanitaire pour trois mois et demi supplémentaires à compter de la mi-février. 

*

*          *

Les législations sécuritaires sont des drogues normatives dures ; elles entraînent un pays entier dans un tourbillon collectif irrationnel, basé sur la crainte du danger.

L’actuel état d’urgence sanitaire comporte à ce titre les mêmes caractéristiques que l’état d’urgence sécuritaire (2015-2017), avec toutefois un effet terriblement grossissant car les normes s’empilent de manière extravagante (sept projets de loi relatifs à l’état d’urgence sanitaire ont été transmis au Parlement depuis mars 2020 ; la réglementation prise par le Premier ministre est d’une invraisemblable complexité et est hebdomadairement modifiée) et nous affectent directement au quotidien :

* des morts et des blessés, à la suite d’attentats ou d’infections ;

* un ennemi, sous la forme d’un terroriste barbu ou d’un virus à picots, susceptible d’atteindre chacun de nous à tout moment de manière soudaine ;

* une gestion des conséquences de la crise par une frénésie normative empilant la possibilité pour le gouvernement de prendre des mesures de police administrative restreignant voire annihilant les libertés publiques, adoptées en procédure accélérée dans une folle précipitation (le projet de loi du 13 janvier a été débattu le lendemain après-midi à la commission des Lois de l’Assemblée nationale) initialement présentées comme provisoires (le régime juridique de l’état d’urgence sanitaire créé par la loi du 23 mars 2020 devait prendre fin au 1er avril 2021…), mais devenant pérennes par leur prorogations successives avant que d’être intégrées dans le droit commun ;

* la lutte contre la menace par l’édification de lignes Maginot humaines individuelles (les assignations à résidence) puis collectives (le couvre-feu/confinement) très intrusives sur les libertés personnelles (tel n’est pas le cas pour les gestes-barrières et le dépistage, assis sur la civilité) ;

* l’absence absolue d’action des pouvoirs publics sur les causes à l’origine du danger, de nature à prévenir sa résurgence et tarir ses sources - il est significatif à cet égard qu'un an après le début de la crise du covid-19, le nombre de lits dans les services de réanimation n'ait pas été fortement augmenté, ce dont personne ne paraît s'indigner ;

* une analyse à la « Madame Irma », sur la base d'indices appréciés de manière très subjective, de la dangerosité supposée de personnes physiques ou, pour l’état d’urgence sanitaire, d’une éventuelle reprise de l’épidémie ;

Illustration 13

* une présentation dramatiquement anxiogène de la situation par l’exécutif, qui gouverne alors en se présentant comme un bouclier contre la peur - la peur, ce « sentiment qui prend le dessus sur toutes les autres émotions », ainsi que le décrit si bien l’auteure franco-libanaise Dima Abdallah (Mauvaises herbes, Sabine Wespieser éditeur, 2020, p. 153) - qu’il contribue à susciter : en 2015-2017, la menace terroriste aurait été mois après mois sans cesse plus élevée, en provenance notamment des pays du Proche et du Moyen-Orient ; depuis mars 2020, la « guerre » sanitaire est officiellement déclarée à un virus, et même quand les chiffres donnés par Santé Publique France sont stables voire s’améliorent, ils sont présentés de manière orientée en axant par exemple sur le nombre journalier de contaminations par le covid-19 important en valeur absolue (16 000 environ, mais moins de 4 000 le 18 janvier 2021) plutôt que sur le faible taux relatif de tests se révélant positifs (6,5% environ), étant entendu qu’il est toujours possible de se faire des frayeurs supplémentaires avec par exemple le vrai-faux « rebond » des contaminations vainement annoncé après les repas (on ne peut pas dire les fêtes…) de fin d’année ou les souches mutantes du virus anglaises, sud-africaines ou brésiliennes ;

* une apathie de la quasi-totalité de la population, soit par indifférence, soit par nécessité d’être rassuré, soit par acceptation consensuelle car « on-ne-peut pas-faire-autrement », soit parce que soutenir une opinion ultra-minoritaire sur la pertinence de l’état d’urgence sanitaire serait ipso facto perçu comme voulant la mort de dizaines de milliers de personnes contaminées, tout comme hier interroger l’efficacité de l’état d’urgence sécuritaire impliquait de se faire complice du terrorisme islamiste.

Le résultat de la mise en œuvre pendant plus d’un an de l’état d’urgence sanitaire sera probablement comparable à l’expérience de l’état d’urgence sécuritaire : de même qu’une assignation à résidence ne peut en aucune manière empêcher une personne déterminée de commettre un acte terroriste, ne serait-ce que dans la rue où elle a son domicile, nul confinement national, quelles que soient sa durée et son intensité, ne bloquera à coup sûr la diffusion d’un virus, dès lors qu’il suffit qu’au jour du déconfinement, un seul individu, y compris un ressortissant venant d’un Etat tiers, en soit porteur pour que tous puissent de nouveau en être atteints.

L’auto-hypnose sanitaire/sécuritaire collective repose sur l’effet de ciseaux entre le sentiment d’insécurité né d’une situation dangereuse et le sentiment de sécurité procuré par la réponse des pouvoirs publics via des mesures coercitives de police administrative ; celles-ci deviennent, pour une population infantilisée par les responsables publics qui les présentent toujours très avantageusement, l’équivalent des « doudous » réclamés à corps et à cris par les tout-petits : « doudou confinement, j'veux mon doudou confinement ! ».

Le mirage sécuritaire étant par construction inatteignable dans un espace public où le risque zéro n’est pas une option, la croyance frénétique qu’il est possible de l’atteindre par la coercition (« terroriser les terroristes », « faire la guerre à un virus ») nous crée des œillères mentales, nous fait perdre tout sens commun, est porteuse de renoncements déraisonnables et nous rend myope aux réalités. Loin de nous sauver, elle contribue à nous perdre, comme nous en faisons désormais l’expérience heure par heure en ce début d’année tellement pénible qu’il paraît constituer le treizième mois de l’annus horribilis précédente.

Quand et comment s’arrêtera cette spirale mortifère ?

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