Paul Cassia (avatar)

Paul Cassia

Professeur des universités en droit

Abonné·e de Mediapart

205 Billets

0 Édition

Billet de blog 29 décembre 2017

Paul Cassia (avatar)

Paul Cassia

Professeur des universités en droit

Abonné·e de Mediapart

Le Conseil d’Etat décode Schengen

Le 28 décembre 2017, le Conseil d’Etat a validé la décision du gouvernement français de maintenir les contrôles aux frontières intérieures jusqu’au 30 avril 2018. Au prix d’une interprétation biaisée du Code frontières Schengen ?

Paul Cassia (avatar)

Paul Cassia

Professeur des universités en droit

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1. La question posée par l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFÉ) et deux autres associations au Conseil d’Etat était simple : le gouvernement pouvait-il légalement, comme il l’a fait par une décision du 3 octobre 2017 sobrement intitulée « note des autorités françaises », maintenir jusqu’au 30 avril 2018 le contrôle aux frontières intérieures en dérogation au principe de libre circulation des personnes posé par le « Code frontières Schengen » du 9 mars 2016 ?

Ces contrôles aux frontières intérieures ont été provisoirement rétablis pour la « sécurisation » de la COP 21 en novembre 2015, puis sans interruption en raison de la « menace terroriste » depuis.

La dérogation devait cesser au 1er novembre 2017, et c’est précisément pour prendre le relais de ce rétablissement du principe de libre circulation des personnes que la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a étendu les contrôles d’identité sur une large partie du territoire français (v. Emmanuel Macron, européen dans le discours, souverainiste dans les actes).

Las ! Au moment même où cette loi était sur le point d’être votée par le Parlement, le gouvernement informait la Commission européenne de sa volonté de proroger la dérogation à la libre circulation des personnes pour sept mois supplémentaires, jusqu’au 30 avril 2018.

Par son arrêt Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers e. a. (n° 415291), le Conseil d’Etat a jugé que cette décision gouvernementale avait été prise conformément au « Code frontières Schengen », et que partant elle était conforme au droit de l’Union européenne.

Il a estimé que la solution du litige était à ce point claire qu’elle ne nécessitait pas que la Cour de justice de l’Union européenne soit saisie pour donner une interprétation « authentique » du « Code frontières Schengen ».

Le Conseil d’Etat n’est pas infaillible, et a très souvent mal (volontairement ou involontairement) appliqué le droit de l’Union européenne (v. Le fiasco de la contribution de 3% sur les dividendes vu par l’IGF ; v. aussi : Jean-Marc Sauvé, L'autorité du droit de l'Union européenne : le point de vue des juridictions constitutionnelles et suprêmes, mis en ligne le 26 décembre 2017, qui relève que « il est arrivé que le Conseil d’État se reconnaisse une autonomie lui permettant de s’écarter de l’appréciation de la Cour de justice », alors que comme juge du droit de l'Union européenne, le Conseil d'Etat n'a pas plus d'autonomie en la matière que le tribunal d'instance de Bourg-en-Bresse ou d'Antony).

L’arrêt du 28 décembre 2017 paraît devoir être ajouté à la liste des erreurs - volontaires - commises par le Conseil d’Etat, lequel a sciemment contourné la procédure du renvoi préjudiciel en interprétation devant la Cour de justice de l'Union européenne ; cet arrêt serait susceptible le cas échéant d’engager la responsabilité de l’Etat français devant cette Cour si la Commission européenne avait le courage politique (ce qu’elle n’aura pas) de former une action en manquement contre la France, tant sa lecture du « Code frontières Schengen » est tout sauf convaincante, sinon manifestement contraire au droit de l'Union européenne.

2. Les faits d’abord, avant d’en venir au droit.

Il ne s’agit pas de nier la persistance de la menace terroriste, à l’origine de la décision du gouvernement français, que le Conseil d’Etat présente ainsi : « la préparation et la réalisation des attentats survenus en août, septembre et octobre 2017, respectivement en Espagne, en Grande-Bretagne et en France, ainsi que (...) l’évolution de la situation dans les zones de conflit armé en Irak et en Syrie, laissant craindre le retour sur le territoire français de personnes potentiellement dangereuses ».

Mais, d’une part, on reste stupéfait devant cette réalité : une poignée de fanatiques – 50, 100, 300, 500 peut-être, nul ne sait – est en mesure de faire durablement échec au principe de liberté de circulation vers et depuis la France, applicable aux quelque 400 millions d'habitants de l'espace Schengen.

D’autre part, on aurait aimé avoir des informations plus précises sur la préparation ou la réalisation d’attentats en France entre août et octobre 2017, dont les contrôles aux frontières intérieurs alors existants n'ont pu empêcher la survenance. Une motivation plus explicite - dates et autres données concrètes à l'appui - aurait été bienvenue, pour que le Conseil d'Etat éclaire l'opinion publique.

Enfin, le Conseil d’Etat ne dit pas en quoi le retour en France de personnes se trouvant au Moyen-Orient ne pourrait pas être suffisamment prévenu ou neutralisé par le contrôle aux frontières extérieures de l'Union organisé dans le cadre de Schengen.

Dans sa décision du 3 octobre 2017, le gouvernement a affirmé que « les contrôles aux frontières nationales de la France ont fait ces derniers mois la preuve de leur utilité ». Aurait-il été possible d’en avoir ne serait-ce qu’une seule illustration concrète, sur le terrain de la lutte contre le terrorisme (et non contre l’immigration irrégulière) ?

Mais passons. Acceptons la-persistance-de-la-menace-terroriste-à-un-niveau-toujours-plus-élevé, comme cela est affirmé par les pouvoirs publics successifs depuis le 14 novembre 2015.

3. Venons-en alors au droit, et plus précisément à la durée de la dixième dérogation décidée par le gouvernement français depuis le 13 novembre 2015.

En droit, la décision du gouvernement français n’est légale qu’à condition que le « Code frontières Schengen » autorise un Etat à proroger le rétablissement aux frontières intérieures, pour une nouvelle période de six mois, tant que dure la menace terroriste.

Au point 4 de son arrêt, le Conseil d’Etat restitue ainsi le contenu de l’article 25, paragraphe 4, du « Code frontières Schengen » : « La durée totale de la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures, y compris toute prolongation prévue au titre du paragraphe 3 du présent article, ne peut excéder six mois... ».

3.1. « Six mois… », écrit le Conseil d’Etat. Trois petits points. Mais qu’y a-t-il derrière les « … » ?

Il y a une seconde phrase au paragraphe 4 de l’article 25 du « Code frontières Schengen », qui prévoit ceci : « Dans les circonstances exceptionnelles visées à l’article 29, cette durée totale peut être étendue à une durée maximale de deux ans conformément au paragraphe 1 dudit article ».

L’article 29 du « Code frontières Schengen » institue une « procédure spécifique en cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global » de l’espace Schengen. Il permet à un Etat membre de réintroduire un contrôle aux frontières intérieures pour quatre périodes de six mois, soit deux ans au maximum. Au-delà, le contrôle aux frontières intérieures n’est plus autorisé sauf, prévoit le paragraphe 2 de cet article, si le Conseil de l’Union européenne (les représentants des gouvernements des Etats membres) recommande une prolongation.

L’article 29 n’est pas cité par le Conseil d’Etat. C’est donc qu’il a considéré que cet article n’était pas applicable en l’espèce, à juste titre puisque la menace terroriste n’est pas considérée par les autres Etats parties à Schengen comme mettant en péril le fonctionnement global de l’espace Schengen.

C’est donc que, comme elle l’énonce explicitement (« la France renouvellera les contrôles aux frontières intérieures françaises du 1er novembre 2017 au 30 avril 2018 (…) conformément au paragraphe 1er de l’article 25 (…) du Code frontières Schengen »), la décision du gouvernement français a pour seul fondement l’article 25, paragraphe 1, du « Code frontières intérieures », qui prévoit des prolongations pour 30 jours pour une durée maximale totale de six mois.

3.2. L’unique question qui demeure est alors de savoir si la décision gouvernementale du 3 octobre 2017 est conforme ou pas à la première phrase du paragraphe 4 de l’article 25 du « Code frontières Schengen ».

a. Le « Code frontières Schengen » est dune grande clarté relativement à la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure d’un Etat membre : 1/ cette réintroduction peut être décidée pour 30 jours ou pour la durée de la menace grave à l’ordre public si elle est supérieure à 30 jours (article 25, paragraphe 1) ; 2/ cette réintroduction peut être prolongée « pour des périodes renouvelables ne dépassant pas trente jours» (article 25, paragraphe 3), et en aucun cas pour six mois consécutifs comme l'a fait la décision gouvernementale contestée ; 3/ la durée totale de la « réintroduction initiale + prolongations » ne peut excéder six mois.

Cela aurait dû suffire à condamner la décision du gouvernement français, qui a pour effet de porter à 2 ans, 5 mois et 15 jours la période totale de réintroduction ininterrompue du contrôle aux frontières métropolitaines françaises.

b. Mais les six mois évoqués par la première phrase de l’article 25, paragraphe 4, du « Code frontières Schengen » sont-ils vraiment un maximum ?

De toute évidence, une réponse positive s’impose, à la seule lecture de ce texte limpide - de même qu'une vitesse de circulation maximale autorisée ne peut légalement être dépassée, bien qu'un véhicule soit en capacité mécanique d'aller largement au-delà. Il n'est pas besoin d'être juriste pour le comprendre. Il suffit de savoir lire.

Cependant, le Conseil d’Etat a puisé dans une recommandation (UE) 2017/1804 de la Commission européenne du 3 octobre 2017 matière à juger que cette période de six mois est… reconductible.

Au point 7 de son arrêt, le Conseil d’Etat a en effet décidé que : « si l’article 25 précité limite la durée maximale de la réintroduction d’un contrôle aux frontières intérieures à six mois, il ne fait pas obstacle, en cas de nouvelle menace ou de menace renouvelée pour l’ordre public ou la sécurité intérieure, à la mise en place à nouveau d’un contrôle aux frontières pour une autre période d’une durée maximale de 6 mois, ainsi d’ailleurs que le relève expressément la Commission dans sa recommandation du 3 octobre 2017 sur la mise en œuvre des dispositions du « code frontières Schengen » relatives à la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures de l’espace Schengen ».

Cette communication de la Commission européenne n’a aucune valeur juridique. Que le Conseil d’Etat la mentionne ne lui en confère pas davantage.

Surtout, le Conseil d’Etat lui a fait dire ce qu’elle ne dit pas, et même... le contraire de ce qu'elle dit.

Voici, afin que chacun puisse se faire son opinion en toute connaissance de cause, ce qu’a énoncé la Commission européenne au deuxième considérant de sa recommandation :

« Les dispositions en vigueur du code frontières Schengen prévoient la possibilité de réintroduire rapidement un contrôle aux frontières intérieures temporaire lorsqu'une menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure exige une action immédiate dans un État membre, pendant une durée ne pouvant excéder deux mois (article 28). Le code prévoit également la réintroduction d'un contrôle aux frontières pour répondre à une menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure en cas d'événements prévisibles, pendant une durée ne pouvant excéder six mois (article 25). L'application combinée des articles 28 et 25 du code frontières Schengen permet de maintenir un tel contrôle pendant une durée pouvant aller jusqu'à huit mois au total. En outre, une nouvelle menace pour l'ordre public ou la sécurité intérieure entraîne une nouvelle application des règles (et, partant, un nouveau calcul de la durée de réintroduction du contrôle) » (non souligné).

Autrement dit, selon la Commission européenne, à menace de même nature pour l’ordre public, la dérogation peut durer huit mois au total. Un Etat ne peut réintroduire un contrôle aux frontières intérieures qu’en cas de menace pour l’ordre public d’une nature différente (« nouvelle ») par rapport à la première.

En outre, la Commission européenne a tout aussi clairement énoncé aux considérants 4 à 6 de sa recommandation que, dans sa version actuellement applicable, le « Code frontières Schengen » ne permet pas une prolongation du contrôle aux frontières intérieures pour une durée totale supérieure à huit mois, à menace constante pour l’ordre public :

« (4) Alors que, dans la grande majorité des cas, les délais actuellement en vigueur se sont révélés suffisants, il a été constaté récemment que certaines menaces graves pour l'ordre public ou la sécurité intérieure, telles que les menaces terroristes ou d'importants mouvements secondaires incontrôlés au sein de l'Union, pouvaient persister bien au-delà des durées précitées.

(5) Une proposition visant à modifier les dispositions concernées du code frontières Schengen, pour répondre à ces menaces persistantes à l'avenir, a été adoptée par la Commission. Elle modifie les délais fixés à l'article 25 du code frontières Schengen en cas d'événements prévisibles et reconnaît ainsi qu'il peut être justifié de prolonger la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures au-delà des délais en vigueur pendant une durée ne pouvant excéder deux ans. En outre, la proposition prévoit également la possibilité de prolonger encore ce contrôle lorsque la menace spécifique pour l'ordre public ou la sécurité intérieure persiste même au-delà de ce délai.

(6) Ces nouveaux délais sont assortis d'exigences procédurales supplémentaires auxquelles les États membres doivent satisfaire avant de réintroduire ou de prolonger des contrôles aux frontières intérieures » (non souligné).

Et la Commission européenne d’enfoncer le clou au septième considérant de sa recommandation : « Dans l'attente de l'adoption de la proposition de modification du code frontières Schengen, décrite ci-dessus, il est essentiel que tous les États membres ayant l'intention de réintroduire temporairement le contrôle aux frontières intérieures respectent pleinement les exigences des dispositions existantes du code frontières Schengen ».

Or qu’ont fait le Conseil d’Etat et le gouvernement français ? Ils ont appliqué par avance le futur « Code frontières Schengen II » tel qu'envisagé par la Commission européenne, et non tel qu’il est aujourd’hui en vigueur.

Ils ont transposé à l'actuel « Code frontières Schengen » le raisonnement qui a justifié les prolongations successives de l’état d’urgence du 14 novembre 2015 au 1er novembre 2017 : en France, un régime juridique explicitement présenté comme « temporaire », dérogatoire ou exceptionnel peut durer. Longtemps. Très longtemps.

Et tout cela pour quoi faire ?

Il est vraisemblable que la décision du gouvernement français de réintroduire le contrôle aux frontières intérieures est, en pratique, totalement déconnectée de la menace terroriste : les frontières métropolitaines sont toujours aussi facilement franchissables, et après l'expérience de deux années de réintroduction du contrôle aux frontières intérieures, on n’a pas eu connaissance de l’arrestation (ou à plus forte raison de la condamnation par le juge pénal) d’une seule personne venant d'un Etat transfrontalier en raison de l’attentat qu’elle serait susceptible d'avoir commis ou même eu l'intention de commettre sur le territoire français.

Il est tout aussi vraisemblable que cette réintroduction vise en premier lieu non à combattre le terrorisme, mais à tenter d’endiguer l’immigration irrégulière vers la France, ainsi que le soutenaient les associations requérantes devant le Conseil d’Etat.

Illustration 1

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.