Proposition ou projet de loi ?
Mme Yaël Braun-Pivet, présidente de l'Assemblée Nationale, a déclaré que la proposition de loi visant à abroger la réforme des retraites est contraire à l'article 40 de la Constitution et s'apprête sans doute à opposer l'irrecevabilité financière de cette initiative parlementaire. Son raisonnement n'est pas juridiquement fondé [1], alors que tel n'aurait pas été le cas si elle avait affirmé que ladite proposition de loi ne respecte pas l'article 47-1 de la Constitution.
A l'évidence, elle ferme volontairement (ou involontairement) les yeux sur les caractéristiques juridiques de la loi « sur les retraites » qui vient d'être promulguée, et ne prend pas la peine d'approfondir le contenu et la portée des dispositions constitutionnelles applicables en l'espèce. Il est vrai que procéder à cet effort d'analyse et de réflexion l'aurait inéluctablement amenée à reconnaître le détournement de procédure qui a permis au gouvernement d'arracher cette loi des mains des députés de l'Assemblée qu'elle préside et de constater, au moins implicitement, à quel point la décision du Conseil Constitutionnel qui l'a validée pose un très grave problème de crédibilité juridique.
Pour comprendre les failles de ce raisonnement, il convient au préalable de rappeler la différence entre un projet de loi et une proposition de loi.
Un projet de loi émane du gouvernement et de lui seul. Il répond à des caractéristiques de procédure particulières énoncées à l’article 39 de la Constitution (par exemple de le soumettre à un avis préalable du Conseil d’État), cette initiative relevant des pouvoirs propres du gouvernement n’étant pas subordonnée à un contrôle de recevabilité financière au titre de l’article 40 de cette même Constitution, que son projet de loi implique ou non une perte de recettes ou une aggravation des charges publiques.
Une proposition de loi relève quant à elle de l’initiative parlementaire et répond à des critères de procédure préalables différentes (ainsi, l’avis du Conseil d’État est possible, mais pas obligatoire), sa recevabilité financière étant en revanche requise, comme l’exige l’article 40 de la Constitution.
Seul le gouvernement peut prendre l’initiative d’abroger cette loi ou certaines de ses dispositions.
Rappelons tout d’abord que la loi qui a été promulguée en avril dernier est juridiquement une loi de financement de la sécurité sociale rectificative même si, sur le terrain du discours politique, l’on peut comprendre qu’elle soit habituellement désignée comme étant une « loi sur les retraites ». C’est important, car ce sont les caractéristiques spécifiques d’une loi de cette nature, et elles seules, qui permettent de raisonner correctement et justifier la recevabilité de son abrogation ou, le cas échéant, de l’abrogation de l’une de ses dispositions.
Or, que prévoient la Constitution et les lois organiques prises pour son application, en particulier dans le domaine spécifique des lois de financement de la sécurité sociale ?
En premier lieu, l’article 47-1 de la Constitution dispose expressément que « Le Parlement vote les projets de loi de financement de la sécurité sociale dans les conditions prévues par une loi organique », ce qui signifie qu’une loi de cette nature (c’est également le cas des lois de finances) ne peut relever que de la seule initiative du gouvernement.
En d’autres termes, une loi de financement de la sécurité sociale ne peut pas émaner d’une initiative parlementaire : il n’y a là rien d’aberrant si l’on s’en tient à la finalité strictement financière de ces lois que l’on qualifie souvent de « lois de chiffres », mais le devient lorsqu’elle intègre, comme dans le cas présent, des règles qui réforment des pans entiers du droit de la sécurité sociale et qui, manifestement, n’y ont pas leur place (c’est ce qu’on appelle des « cavaliers sociaux », en l’espèce des cavaliers géants …).
Que disent, en second lieu, les lois organiques ?
- Tout d’abord, qu’une loi de financement rectificative a le caractère d’une loi de financement de la sécurité sociale (article LO 111-3 du code de la sécurité sociale), ce qui implique qu’une loi rectificative ne peut reposer que sur un projet de loi déposé par le gouvernement.
- Ensuite l’article LO 111-3-9 dispose que « Seule une loi de financement rectificative ou les dispositions rectificatives de la loi de financement de l'année suivante peuvent modifier en cours d'année les dispositions de la loi de financement de l'année … » : cela signifie qu’aucune modification d’une quelconque disposition de ces lois ne peut intervenir en dehors du cadre particulier d’un projet de loi présenté par le gouvernement.
- Enfin, l’article LO 111-5 (et ceux qui suivent) prévoit que « Sous l'autorité du Premier ministre, le ministre chargé de la sécurité sociale prépare les projets de loi de financement de la sécurité sociale, qui sont délibérés en conseil des ministres », y compris par conséquent les lois rectificatives.
De ces dispositions constitutionnelles et organiques, il coule de source que la loi de financement rectificative qui vient d’être promulguée ne peut être modifiée que par un projet de loi, qu’il s’agisse de supprimer, de corriger ou d’ajouter tel ou tel article de cette loi. Ainsi, abroger son article 10 (celui qui fixe à 64 ans l’âge de départ à la retraite), c’est le supprimer pour l’avenir, quel que soit son contenu : mais il s’agit alors d’une rectification de la loi promulguée qui, en l’espèce, la modifie substantiellement, ce qui ne peut relever que d’un projet de loi et, par voie de conséquence, de la seule initiative du gouvernement.
Dans ces conditions, la proposition de loi émanant du Parlement ne repose pas sur une base constitutionnelle juridiquement fondée. En ce sens, cette proposition de loi visant à abroger l’article 10 de la loi de financement de la sécurité sociale, dite « loi retraites », n’apparaît pas recevable au regard e l’article 47-1 de la Constitution, et le Conseil Constitutionnel ne manquerait sans doute pas d’invalider en trois ou quatre lignes, sur ce fondement, cette loi d’abrogation dans l’hypothèse où elle serait votée.
Mais la partie n’est pas encore forcément perdue.
La décision du Conseil Constitutionnel est dépourvue de toute crédibilité juridique.
Dans cette affaire, le gouvernement et les parlementaires qui le soutiennent ne manqueront évidemment pas de se réfugier derrière la décision du Conseil Constitutionnel qui a validé l’utilisation par le gouvernement de la procédure de l’article 47-1 pour faire passer en force sa réforme des retraites. Or, cette décision alambiquée dans sa forme pose sur le fond de graves problèmes constitutionnels[2].
Pour se justifier, le Conseil fait en effet valoir qu’il lui « appartient seulement de vérifier » si les dispositions facultatives de la loi rectificative « se rattachent à l’une des catégories mentionnées à l’article L.O. 111-3-12 du code de la sécurité sociale », tout en rappelant que les dispositions de cet article fixent « les catégories de dispositions facultatives relatives à l’année en cours qui peuvent figurer dans une telle loi ». Or l’article LO 111-3-12 n’admet pas les mesures, permises dans une loi de financement initiale, « ayant un effet sur les recettes et les dépenses de l’année, de l’année et d’une ou plusieurs autres années à venir, ou des années postérieures, à condition qu’il s’agisse de mesures ayant un caractère permanent », ce qui est le cas des mesures relatives à la réforme des retraites qui s’appliquent bien au-delà de la seule année en cours.
Rappelons une fois de plus que le Conseil d’État, dans son avis sur la loi organique relative à l’article 47-1, a souligné que « les dispositions présentées au point 23 étendent significativement le domaine facultatif des lois de financement de la sécurité sociale (LFSS) et dérogent au principe de l’annualité des lois financières alors que le Constituant, en définissant aux articles 39 et 47-1 de la Constitution une procédure dérogatoire d’adoption des LFSS, a entendu leur assigner un domaine limité. Il considère que cette limitation vise notamment à faciliter le contrôle du Parlement et à éviter que les lois de financement de la sécurité sociale ne servent de vecteurs à des réformes susceptibles de soulever des questions délicates dont l'examen n'est pas compatible avec les délais et les règles de procédure régissant ces lois ».
Alors, comment le Conseil Constitutionnel peut-il affirmer, sans autres explications, que « si les dispositions relatives à la réforme des retraites … auraient pu figurer dans une loi ordinaire, le choix qui a été fait à l’origine par le Gouvernement de les faire figurer au sein d’une loi de financement rectificative ne méconnaît, en lui-même, aucune exigence constitutionnelle » ? C’est paradoxal, mais surtout incompréhensible !
Ces dispositions « auraient dû », en effet, figurer dans une loi ordinaire, conformément à l’article 34 de la Constitution qui, dans sa première partie, énumère les matières relevant de la procédure d’élaboration des lois ordinaires, au nombre desquelles figure celle qui « détermine les principes fondamentaux … du droit de la sécurité sociale », le Conseil Constitutionnel ayant précisé en 2016 que ce droit recouvre « la détermination des prestations et des catégories de bénéficiaires ainsi que … la définition de la nature des conditions exigées pour l'attribution des prestations »[3] : ces conditions, ce sont par exemple celles qui portent sur l’âge de départ à la retraite, sur le nombre de trimestres cotisés ou encore sur le sort des régimes spéciaux. Telle était la jurisprudence du Conseil Constitutionnel qui invitait clairement, pour légiférer dans ces matières à caractère social, à emprunter cette voie ordinaire permettant au Parlement de prendre le temps qu’il faut pour en débattre. Mais dans la décision qu’il vient de prononcer, le Conseil a balayé d’un revers de plume sa propre appréciation de l’époque.
Aussi grave est cette conclusion par laquelle le Conseil Constitutionnel refuse, en fait, de contrôler sur ce point la conformité à la Constitution de la loi qui lui a été soumise en considérant qu’« Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur à cet égard, mais uniquement de s’assurer que ces dispositions se rattachent à l’une des catégories mentionnées à l’article L.O. 111-3-12 du code de la sécurité sociale » !
En d’autres termes, le gouvernement a pu faire ce qu’il veut, y compris se passer du législateur (en usant de l’article 49.3), sans que le Conseil Constitutionnel ne trouve utile d’au moins attirer l’attention sur les effets pervers de ce choix de procédure sur les prérogatives du Parlement, et notamment celui de le priver de toute possibilité constitutionnelle de prendre à l’avenir l’initiative de modifier telle ou telle disposition de la législation des retraites par une proposition de loi, comme il lui aurait été loisible de le faire si cette réforme des retraites avait été adoptée par un loi ordinaire. C’est évidemment inacceptable !
Mais le combat juridique n’est pas terminé !
Il reste que cette réforme des retraites enfermée de force dans une loi de financement inappropriée a manifestement le caractère d’un cavalier social hors norme, ce que le Conseil Constitutionnel a refusé d’examiner. Or, un cavalier social est une disposition qui, selon la jurisprudence du Conseil, n’a pas sa place dans la loi où il se trouve. C’est pourquoi, il me semble que les auteurs de la proposition de loi d’abrogation devraient tenter d’exploiter cette opportunité qui pourrait être de nature à neutraliser le cadre dans lequel se trouve enfermée cette réforme et ils devraient alors, sur ce terrain juridique, pousser le débat jusqu’au bout : il est fort probable que le gouvernement serait bien embarrassé pour répondre aux questions gênantes qui lui seraient enfin posées
De plus, le gouvernement ne pourra, de toute façon, éviter que ce débat puisse se poursuivre, cette fois en automne prochain. En optant pour la procédure de l’article 47-1 de la Constitution, il ne pourra faire autrement, en effet, qu’appliquer les dispositions de l’article LO 111-7-1 du code de la sécurité sociale au moment de l’élaboration de la prochaine loi de financement de la sécurité sociale.
Ces dispositions (dont la simplicité n’est pas la qualité principale …) concernent le vote de la loi future, celle pour 2024, qui suppose la validation préalable, par le Parlement et par un vote spécifique, des modifications intervenues au cours de l’année 2023.
Ainsi, une discussion et surtout un vote sur les effets de la loi rectificative qui vient d’être validée et promulguée, ne pourront être évités pour permettre de poursuivre le débat sur la loi pour 2024.
Il est probable que le gouvernement ne manquera pas d’actionner pour la énième fois l’article 49.3, mais le débat aura lieu, et les députés et sénateurs pourront saisir à nouveau le Conseil Constitutionnel qui sera lui aussi bien embarrassé pour répondre aux questions qu’il a éludées ou auxquelles il n’a pas jugé utile de répondre dans la décision qu’il vient de prononcer.
Dans cette affaire, le gouvernement n’a pas encore gagné la partie
NOTES :
[1] Voir mon article précédent : https://blogs.mediapart.fr/paul-report/blog/310523/l-abrogation-de-la-loi-retraites-est-elle-irrecevable
[2] Cette inquiétante décision a fait l’objet de l’article suivant : https://blogs.mediapart.fr/paul-report/blog/200423/loi-sur-les-retraites-l-inquietante-decision-du-conseil-constitutionnel
[3] Décision du Conseil Constitutionnel n° 2016-742 DC du 22 septembre 2016.