Rédiger correctement un texte de loi est primordial …
Ce qui frappe, dans ce long combat qui oppose depuis cinq mois le gouvernement et le Parlement sur la question de la réforme des retraites, c’est la médiocre qualité juridique des textes débattus.
Ne parlons pas du projet de loi bâclé présenté en janvier par le gouvernement pour faire passer au forceps sa « réforme » sur les retraites, un projet de loi fondé sur un détournement de procédure flagrant et truffé d’insincérités manifestes[1]. Ne parlons pas davantage de la décision du Conseil Constitutionnel qui a tièdement validé cette loi en fermant les yeux sur ces deux déficiences majeures, entérinant implicitement la volonté affichée du pouvoir exécutif de tordre, à son seul avantage, le principe fondamental de la séparation des pouvoirs[2].
Mais il faut reconnaître que les parlementaires opposés à cette « réforme » ne se sont pas non plus distingués par leur savoir-faire juridique et leur capacité à rédiger correctement des amendements et des propositions de loi.
Preuve en est du RIP dont on sait quel en a été le sort, faute d’une analyse juridique préalable rigoureusement menée, une carence qui a signé un échec prévisible[3].
C’est bien dommage, car il suffisait de jeter un coup d’œil sur une décision du Conseil Constitutionnel d’octobre dernier pour s’apercevoir qu’un RIP ne peut, à la date où il est déposé, se borner à confirmer une disposition législative existante, en l’espèce l’âge de départ à la retraite encore fixé à cette date à 62 ans.
Un texte d’une portée normative plus large qui n’aurait trouvé aucun équivalent dans la législation existante, du genre « Aucune mesure fixant l’âge de départ à la retraite ne saurait être instaurée dans le cadre d’une simple loi de financement de la sécurité sociale prise selon la procédure de l’article 47-1 de la Constitution », n’aurait probablement pas subi la même sanction devant le Conseil Constitutionnel : le texte ainsi rédigé aurait en effet proposé une vraie réforme au sens de l’article 11 de la Constitution, outre qu’il aurait permis, en cas de succès du référendum, de faire disparaître d’un coup d’un seul l’intégralité de la loi de financement rectificative litigieuse et, par voie de conséquence, tous ses articles portant sur les retraites.
Alors, quel pourrait être le sort de la proposition de loi d’abrogation dans la version qui semble avoir été retenue ?
La seule difficulté à résoudre est celle de la recevabilité financière de la proposition de loi au sens de l’article 40 de la Constitution :
Le Parlement peut toujours abroger une loi ou certaines de ses dispositions, une telle initiative étant sans doute plus intéressante et efficace que celle de proposer un RIP approximativement rédigé. De plus, le gouvernement ne s’est pas aperçu, dans sa précipitation à faire le choix d’une loi de financement de la sécurité sociale rectificative, qu’il est tombé dans un piège juridique qu’il s’est lui-même tendu et qui rendra particulièrement ardue sa quête en irrecevabilité.
Dans le cas présent, la seule question qui se pose et sur laquelle le Conseil Constitutionnel pourrait être amené à se prononcer est donc celle de savoir si cette proposition de loi est recevable au regard des seuls critères de l’article 40 de la Constitution.
Rappelons que selon l’article 40 de la Constitution, « Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique ».
S’agissant des ressources, l’emploi du pluriel signifie qu’une perte de recettes consécutive à un amendement ou une proposition de loi autorise sa compensation par l’augmentation d’une autre recette (par exemple, une baisse du produit des cotisations retraites peut être compensée par l’affectation d’une augmentation de telle ou telle taxe ou impôt). En revanche, s’agissant des charges, c’est-à-dire des dépenses, l’emploi du singulier interdit toute compensation. Enfin, il est important de préciser que la notion de charge est applicable aux objectifs de dépenses des lois de financement de la sécurité sociale[4].
Sous quelques réserves qui pourraient être aisément levées, la proposition de loi d’abrogation soumise au vote du Parlement apparaît répondre à ces critères.
C’est le cadre de la loi de financement rectificative qui favorise la recevabilité de la proposition de loi d’abrogation
Il est important de souligner que la loi qui a été promulguée en avril dernier est juridiquement une loi de financement de la sécurité sociale rectificative même si, sur le terrain du discours politique, l’on peut comprendre qu’elle soit habituellement désignée comme étant une « loi sur les retraites ». C’est important, car ce sont les caractéristiques spécifiques d’une loi de cette nature qui permettent de raisonner strictement et justifier la recevabilité financière de son abrogation ou, le cas échéant, de l’abrogation de l’une de ses dispositions.
Les députés qui ont déposé la proposition de loi d’abrogation ont, semble-t-il, hésité entre deux versions. L’une d’entre elles (proposition n° 1165) prévoyait l’abrogation pure et simple de la loi du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023. Cette formule aurait sans doute été judicieuse avec l’avantage de remettre tous les compteurs à zéro, et surtout de ne pas reconnaître le bien-fondé de l’usage d’une loi de financement rectificative pour réformer le système des retraites. Mais il est vrai que la démonstration de sa recevabilité supposait un travail d’analyse assez complexe qui, cependant, aurait pu aboutir dans un sens favorable.
Selon le site de l’Assemblée nationale, c’est la seconde version qui a été choisie (proposition n° 1164), celle qui prévoit l’abrogation du seul article relatif au recul de l’âge effectif de départ à la retraite. Elle ne concerne par conséquent et essentiellement que la branche vieillesse de la sécurité sociale, son impact financier ayant alors pour effet de revenir à la situation des prévisions d’objectifs de dépenses et de recettes antérieures, à savoir celles qui ont été adoptées dans la loi de financement initiale promulguée en décembre dernier.
Ce qui est alors intéressant, dans le cas présent, c’est que ces dispositions de la loi de financement rectificative ont été, selon l’annexe relative à son étude d’impact, juridiquement et explicitement fondées sur l’article LO 111-3-12 de la sécurité sociale selon lequel « Peuvent figurer dans la loi de financement rectificative les dispositions relatives à l'année en cours », ce qui signifie qu’une loi de cette nature ne peut pas comporter des mesures nouvelles, qui plus est facultatives et qui trouveraient des effets au cours des années ultérieures à 2023.
En d’autres termes, il me semble que la recevabilité financière de la proposition de loi devrait être appréciée, en toute rigueur, au seul niveau des dépenses et des recettes de l’exercice 2023.
Or, en comparant les chiffres de la loi rectificative (tableau de l’article 7 de cette loi) et ceux de la loi initiale (tableau de son article 23), c’est-à-dire, en matière d’assurance vieillesse, en revenant à la situation antérieure, que constate-t-on ?
S’agissant des dépenses approuvées, la proposition d’abrogation aurait normalement pour effet une baisse globale de charges de 400 millions d’euros : l’article 40 de la Constitution serait évidemment parfaitement respecté. En revanche, en matière de recettes, l'on constate une baisse de 100 millions d'euros, soit un montant négligeable au regard du montant total des prévisions (0,03 %), un montant qui pourrait être facilement compensé conformément à ce que permet la Constitution.
Il resterait bien sûr à affiner ces chiffres pour déterminer avec plus de précisions l’impact exact en 2023 de l’article de loi abrogé. Mais il est fort probable que cet impact n’est pas important, voire insignifiant.
Il faudrait alors que cette proposition de loi puisse être complétée par quelques corrections, en ajoutant tout d’abord à l’exposé des motifs les éléments de raisonnement précités permettant d’expliquer sa recevabilité financière dans le contexte juridique des limites d’une loi de financement de la sécurité sociale rectificative. Ensuite, il me semble que l’article 3 qui prévoit que « La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée … » devrait être modifié (il me semble que le problème au titre de l’exercice 2023 n’est pas celui des charges, mais celui des recettes) et complété par un tableau comparatif résultant de l’abrogation de l’article litigieux.
En définitive, il ne sera sans doute pas facile pour le gouvernement de défendre la thèse selon laquelle la proposition de loi d’abrogation soumise au vote du Parlement serait irrecevable au regard de l’article 40 de la Constitution.
NOTES
[1] https://blogs.mediapart.fr/paul-report/blog/030423/reforme-des-retraites-le-pronostic-vital-de-la-constitution-est-engage
[2] https://blogs.mediapart.fr/paul-report/blog/200423/loi-sur-les-retraites-l-inquietante-decision-du-conseil-constitutionnel
[3] https://blogs.mediapart.fr/paul-report/blog/070423/reforme-des-retraites-le-rip-fera-t-il-long-feu
[4] L’article LO 111-7-1 (§IV) du code de la sécurité sociale dispose en effet qu’« Au sens de l'article 40 de la Constitution, la charge s'entend, s'agissant des amendements aux projets de loi de financement de la sécurité sociale s'appliquant aux objectifs de dépenses, de chaque objectif de dépenses par branche ou de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie. / Tout amendement doit être motivé et accompagné des justifications qui en permettent la mise en œuvre. / Les amendements non conformes aux dispositions du présent chapitre sont irrecevables ».