Les deux billets publiés récemment par Jean-Paul Bourgès : Mon corps m’appartient … pas à mes proches suivi de Notre société est en attente urgente de greffes ont concerné tous deux le délicat problème éthique du don d'organe post-mortem compte tenu des représentations socio-culturelles du corps, de son intégrité et de la mort. Ils ont suscité d’âpres débats entre trois positions assez tranchées :
La première considère que l'acceptation de prélèvement procède d'un simple comportement altruiste et solidaire rendu d'autant plus nécessaire qu'une forte pénurie de greffons pérennise nombre de malades dans l’extrême inconfort de la dialyse.
La deuxième dénonce le réel ou supposé trafic marchand de ces organes et sous ce prétexte refuse à titre personnel tout prélèvement et stigmatise la solidarité.
La troisième interroge sur la mort. La question de savoir quand un individu est mort touche à la science, comme à la philosophie et aux croyances. Si l'on associe la vie à la conscience, un individu peut être considéré comme mort dès que l'activité de son cortex cérébral cesse. Mais si l'on se réfère à la vie de chaque cellule de l'organisme, certains considèrent qu'un corps peut très bien rester en vie des jours entiers après le moment officiel du décès. Des croyances plus ancrées envisagent même les corps et donc tous ses organes comme réceptacles sacrés de l'âme. Cette tranche d'opinions est franchement défavorable aux prélèvements d'organes. Pourtant, les grandes religions (catholique, protestante, orthodoxe, islamique, juive ainsi que le bouddhisme) et certaines sectes (par exemple les Témoins de Jéhovah) permettent le prélèvement d’organes à condition que cette mort permette de sauver la vie d’un être humain. Les religions encouragent la charité, l’amour de son prochain et le partage. Rien dans la littérature ne s’y oppose (textes bibliques, Coran...).
La médecine de la transplantation ouvre alors des possibilités importantes pour sauver des vies ou améliorer considérablement le sort de nombreux malades chroniques mais obligent aussi à prendre des décisions parfois délicates. A titre individuel il est simple de s'inscrire ou non comme donneurs potentiel ou de s'inscrire sur une liste de refus de prélèvement. Le problème se complique s'il faut décider à la place d'un proche. Il a été débattu dans les deux billets de Jean-Paul.
L'objet de ce billet n'est pas de revenir sur ce débat mais d'aborder l'aspect du don entre vivants. En novembre 2013, MATHILDE GOANEC a traité de ce sujet dans trois articles : Greffe d'organe entre vivants (1/3). Mon donneur et moi, Greffe d'organe entre vivants (2/3). Pas tous égaux face au don, Greffes d'organe entre vivants (3/3). Les dons en concurrence.
Je vais donc proposer un simple récapitulatif de la situation française concernant la greffe rénale fin 2013:
14000 patients sont en attente de greffe.
3000 greffes ont été réalisées dont 400 à partir de donneurs vivants.
11000 sont donc toujours en attente de greffe. 250 sont décédés.
La progression de l’activité ne correspond depuis 2 ans qu'à l’augmentation des greffes avec donneur vivant. Le nombre de donneurs post-mortem n'augmente pas. La durée médiane d'attente avant greffe se rallonge.
Dans le cas de donneur vivant, qui peut proposer un rein ?
Le père ou la mère du receveur,
Son conjoint,
Son frère ou sa sœur,
Son fils ou sa fille,
Un grand parent,
Son oncle ou sa tante,
Son cousin germain ou sa cousine germaine,
Le conjoint de son père ou de sa mère,
Toute personne pouvant justifier d’au moins deux ans de vie commune avec le malade,
Toute personne pouvant apporter la preuve d’un lien affectif étroit et stable depuis au moins deux ans avec le receveur.
Depuis 2011, la greffe à partir de donneur vivant a été étendue au don croisé reposant sur le principe d’anonymat selon le schéma suivant :
Un donneur D1 souhaite donner à son proche, le receveur R1, mais n’est pas compatible avec lui. Par ailleurs, un donneur D2 souhaite également donner à son proche, le receveur R2, mais n’est pas compatible avec lui.
Si le donneur D1 est compatible avec le receveur R2 et que le donneur D2 est compatible avec le receveur R1, une greffe peut être envisagée entre le donneur D1 et le receveur R2 et une autre entre le donneur D2 et le receveur R1.
Ces greffes présentent des difficultés techniques et éthiques non négligeables mais elles ne représenteront que de 50 à 100 greffes supplémentaires par an.
Le don doit être gratuit et librement consenti. Les groupes sanguins du donneur et du receveur doivent être compatibles.
Le don d'organe entre personnes vivantes pose des questions éthiques complexes.
L'intervention de prélèvement est une agression, laquelle va, même si ce n'est pas son but premier, porter atteinte à la santé du donneur. Il s'agit donc d'abord d'une question d'éthique publique : c'est au nom d'un consensus de société que la transgression de l'interdit de nuire à autrui, même avec son accord, peut être envisagé. La justification morale de l'acte de don réside dans le devoir de solidarité qui lie entre eux les humains.
Sur le plan psychologique, les choses sont également compliquées. Le donneur peut souhaiter voirsous différentes formes, son geste altruiste récompensé par la gratitude que lui vouera le receveur. Le don entre personnes vivantes est une interaction nécessairement plus complexe que le don issu d'un donneur décédé ; les anthropologues nous disent qu’il n’y a pas de don sans contre-don. Les règles de « donnant-donnant » sont aussi réelles que subtilement dissimulées. Ce caractère de réciprocité plus ou moins implicite ne dévalue pas le don entre vifs, mais il oblige les acteurs du système de transplantation à une vigilance accrue sur les motivations des donneurs et sur la dynamique familiale dans laquelle le don s’inscrit. De même, la liberté du receveur doit être entière même si, à première vue, il a tout bénéfice à accepter le don. En effet, on peut concevoir que certains receveurs potentiels répugnent à mettre en danger la vie d'autrui, a fortiori celle d'un proche, ou encore qu'ils ne tiennent pas à contracter une dette de reconnaissance envers la personne qui offre un de ses organes. La liberté décisionnelle du donneur est un élément essentiel de la légitimité éthique du don entre vivants. Sa candidature est soumise à l’autorisation d’un comité donneur vivant pour le don de rein. Il doit exprimer son consentement devant le président du tribunal de grande instance.
Les témoignages :
Parmi tous ceux que l'on peut lire dans la presse spécialisée, parmi tous ceux que j'ai personnellement recueilli, aucun ne fait mention d'une quelconque réticence d'ordre religieux. D'ailleurs, la position des principales confessions religieuses est la même que celle mentionnée plus haut pour les prélèvements post-mortem.
Tous les témoignages sont bouleversants, débordant d'amour et de courage ; comment rester insensible aux récits de ces enfants nés avec une maladie rénale, ressuscités par le don d'un parent, d'une sœur, d'un frère. A lire le livre de Marie Berry « Le don de soi » où elle raconte le don de son frère Richard, très engagé dans la lutte pour le don d'organe.
Conclusion :
Compte tenu de la pénurie d'organes et des délais d'attente souvent très importants, le don entre vivants apparaît très intéressant pour de nombreux malades. Malgré tout, des réticences existent, bien sûr du coté des donneurs potentiels car il s'agit d'une mutilation mais aussi au sein de la communauté des néphrologues pour des raisons éthiques et techniques.
Il est aisé de dégager les arguments contre :
Risque pris par le donneur pour le bénéfice d'un tiers.
Libre choix du donneur : influences extérieures possibles...
Concurrence avec les transplantations à partir de donneur décédé.
Dans le cas d'un élargissement à des donneurs non apparentés, possibilité de problèmes psychologiques, de conflits d'intérêt, voire de commercialisation cachée...
Et les arguments pour :
Risque statistiquement très faible pour le donneur.
Ce type de greffe offre la plus longue espérance de vie.
L'expérience des pays qui effectuent un fort pourcentage de greffes à partir de donneurs vivants prouve qu'elles permettent un désengorgement des listes d'attente qui ne se fait pas au détriment des prélèvements sur donneurs décédés.
En France, en 2013, 13% seulement des greffes rénales sont effectuées à partir de donneurs vivants. Ces chiffres sont très faibles par rapport à ceux de nos voisins. 38% des greffes au Royaume Uni, 23% en Allemagne, 45% en Suède, 37% aux USA sont réalisées à partir de donneurs vivants... Pourquoi ce retard chez nous ?
Ce petit billet est, vous l'aurez compris un plaidoyer pour le don de rein entre vivants. Il va peut-être susciter des réticences d'ordre déontologique ou religieux. Je souhaite qu'elles soient accompagnées d'une réflexion sur le sort des malades en attente et en particulier des enfants pour lesquels ces dons sont parfois le seul espoir de survie.