Le 21 juillet dernier, le ministre de l’intérieur et des outre-mer[1], Gérald Darmanin, a annoncé l’ouverture d’un cycle de réunions à Paris sur l’avenir de la Corse, y compris sur le plan institutionnel, avec une délégation d’élu.e.s corses. Selon la dépêche AFP reproduite par Mediapart[2], il aurait à la fois déclaré qu’il n’y aurait dans ces discussions "aucun tabou" et… des tabous quand même, puisqu’il pose un préalable : il a en effet insisté sur deux lignes rouges, à savoir que "la Corse reste dans la République" et qu’il "n’y ait pas deux types de citoyens".
La Corse dans la République
On imagine mal la Corse opter pour une monarchie, d’autant que, lors de sa première indépendance, elle a opté pour une république presque un demi-siècle avant la France. C’était d’ailleurs une république déjà plus moderne et plus démocratique que celle installée en 1792 à Paris. Que la Corse sorte de la République n’est donc pas à craindre. Mais, pour M. Darmanin, "République" (même avec une majuscule qui renvoie à la notion générale) veut probablement dire "France", comme si c’était la seule république au monde, comme si la France était forcément une république, comme si toute discussion de l’une remettait forcément l’autre en question.
Cette formulation ethnocentriste et dogmatique est courante dans les discours empreints de ce "nationalisme banal" si répandu, pour reprendre l’expression de mon collègue Ronan Le Coadic[3]. Nous voilà déjà dans l’amalgame et la croyance. Mais passons, pour l’instant. Que le ministre représentant les intérêts de la France et son autorité sur ses territoires d’outre-mers veuille préserver autoritairement ces intérêts, c’est sa mission. L’appropriation de la Corse par la conquête militaire française, il y a un peu plus de deux siècles, ne peut pas être remise en question, même si c’était la volonté massive des Corses.
Curieuse conception du dialogue démocratique, limité par un tabou, alors même que le droit des populations à disposer d’elles-mêmes, au sein d’un État ou hors d’un État, est inscrit dans des textes fondamentaux de l’ONU ratifiés par la France[4].
Deux types de citoyens et de citoyennes
L’autre "ligne rouge" est, au fond, plus grave encore. Elle pose en effet le problème à l’envers, selon une conception banale et répandue, mais distordue, de la nation française. Le principe en est le suivant : un citoyen français[5] est considéré premièrement voire uniquement comme français ; il partage nécessairement et obligatoirement les attributs de cette définition : une identité (française), un sentiment d’appartenance ("nous, notre…"), une langue (le français), une culture (commune inculquée par l’école : une certaine littérature, un récit national, une vision du monde, etc.), un attachement à des emblèmes (listés dans l’article 2 de la constitution actuelle) et un patriotisme (sans cesse répété comme allant de soi). S’il ou elle a d’autres caractéristiques, attributs, attachements, ils ne peuvent être que secondaires, en surplus, seulement tolérés et renvoyés à la sphère privée.
C’est cet argument, souvent appelé "indivisibilité" ou "égalité de traitement", qui sert de fondement à de nombreux refus de prise en compte de situations effectivement différentes vécues par des citoyens et citoyennes (ou autres personnes) en France. Dans le domaine des langues, significatif et crucial (par exemple en Corse), le Conseil constitutionnel a plusieurs fois interprété ces deux principes comme s’opposant aux droits des citoyen.ne.s dont la langue première n’est pas le français :
« Les dispositions combinées de la Charte confèrent des droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur des « territoires » dans lesquels ces langues sont pratiquées, portent atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français » (décision rendue en 1999 à propos de l’éventuelle ratification par la France de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires).
Or, la "francité", la langue française, la littérature et la culture françaises légitimées, une vision du monde où brille en son centre "la grandeur de la France", le récit national qui invente et prescrit a posteriori une unité nationale ancienne, le drapeau bleu-blanc-rouge, l’hymne national, le coq gaulois et Marianne, etc., tout cela n’est pas tombé du ciel sur l’ensemble de la population au même moment, comme un esprit saint de communion nationale dans une sorte de Pentecôte républicaine au milieu d'une symphonie de « cocorico ».
Tout cela vient bien de quelque part. La France, au début, c’est en gros l’actuelle Ile-de-France, comme son nom l’indique, et l’Orléanais. Si ce petit royaume est devenu le territoire actuel, c’est par annexions et conquêtes. C’est sous des modalités diverses et la plupart du temps autoritaires, par des appropriations d’autres territoires, d’autres populations, auxquels le nom de "France" et la qualification de "Français" ont été progressivement imposés, bon gré mal gré. La langue française, c’est au départ la langue de Paris et de sa région, érigée en langue du pouvoir et volontairement codifiée par des grammairiens du roi selon le modèle de "la plus saine partie de la Cour et la plus saine partie des auteurs du temps" (Vaugelas, 1647) puis plus tard "d’une conversation soignée entre Parisiens cultivés" (Fouché, 1951). Le drapeau est constitué des couleurs de Paris (le bleu et le rouge) et de la monarchie française qui siège à Paris (le blanc), comme l’annonce encore aujourd’hui publiquement la présidence de la république française[6].
L’idéologie nationale française pose alors comme consubstantielle à la citoyenneté l’adhésion à ce modèle, l’assimilation à cette identité, l’appartenance unique à cette communauté, qui répond à tous les critères de ce qu’on appelle une « ethnie » : avoir en commun des ancêtres mythifiés, un roman historique, une langue et une culture spécifiques, des emblèmes sacralisés[7]. Mais ces caractéristiques n’ont pas toujours été ou ne sont toujours pas partagées par toutes les personnes et les populations qui constituent aujourd’hui la France et ses citoyen.ne.s.
La conséquence est que la société française moderne est fondamentalement constituée, de façon structurelle et au moins depuis la Première République (1792), par au moins deux catégories de citoyens et citoyennes :
- ceux et celles qui bénéficient de tous les droits et attributs de leur citoyenneté du simple fait de leur naissance et de leur origine parce qu’ils et elles ont reçu spontanément et partagent les attributs de la francité,
- ceux et celles qui ne peuvent pas bénéficier de tout ou partie de leur citoyenneté française parce qu’il et elles ont reçu et partage d’autres attributs (d’autres langues premières et familiales, d’autres repères anthropologiques, d’autres patrimoines culturels immatériels, des insertions dans d’autres cheminements historiques, etc.) et qui ne peuvent accéder à l’exercice plein et entier de cette citoyenneté qu’à la condition expresse d’adopter les attributs d’une autre partie — dominante — de la population (une autre langue, une autre culture, une autre histoire, etc.).
Celles et ceux qui sont de citoyenneté française (qu’en France on appelle nationalité dans le même processus de confusion) mais qui ne collent pas au modèle de francité nationale, ont été et sont encore parfois traités avec mépris, moquerie, voire carrément discriminés, que ce soit pour la couleur de leur peau, leur patronyme ou tout simplement leur "accent" alors même qu’ils et elles font l’effort de parler français. C'est un fait établi. Le mot "racisme" a été inventé en 1894 par Gaston Méry pour élaborer une politique de "protection" de la "race celto-germanique" française contre les "métèques latino-judéo-méditerranéens" du Midi[8].
Le révolutionnaire Barère considérait en 1794 le breton comme "un idiome barbare" qui conduisait forcément à "la superstition" et à "l’ignorance" et le français comme "la plus belle langue de l’Europe" destinée à devenir "langue universelle"[9]. Il y avait très officiellement en Algérie coloniale, dans la république française et jusqu’en 1958, deux catégories de citoyens avec des "indigènes" ou des "Français musulmans" n’ayant pas le même régime juridique ni les mêmes droits que les autres Français.
L’égalité générale des citoyens au sein de l’unicité du peuple français, pour reprendre les termes employés par le Conseil constitutionnel ci-dessus, est une contradiction interne, une vue de l’esprit, un dogme, une croyance, qui aveuglent et qui masquent une réalité tout autre : un système fondamental d’inégalité par refus idéologique de prendre en compte une diversité effective.
Quand on a, par exemple, comme langue première, le corse ou le kabyle ou le créole réunionnais ou le palikur guyanais, comme culture anthropologique celle reçue de sa famille et son environnement social qui ne sont pas la bourgeoisie parisienne et ses imitateurs, quand on vit une inscription historique à long terme dans une tout autre histoire que le récit national français, quand à l’école on vous apprend à lire et écrire uniquement dans une autre langue que la vôtre, quand on vous impose d’étudier une littérature en français sans même mentionner l’existence d’une littérature dans votre langue (j’en sais quelque chose, en tant que Provençal), quand on vous a fait réciter que vos ancêtres sont gaulois et que le français est votre langue maternelle alors que c’est faux, quand on vous enseigne une histoire lointaine sans jamais vous enseigner celle de vos aïeux et des lieux où vous vivez — ou à peine, à la marge, quand "culture" ne signifie que "culture bourgeoise" et que "populaire, banlieusard, rural, d’origine" devient un mot-stigmate, alors oui, vous vous sentez et vous êtes citoyen.ne de deuxième catégorie.
Poser le problème à l’endroit
Tant que le représentant de l’État français, le ministre et son entourage parisien, poseront le problème à l’envers, il n’y aura pas de bonne solution, juste et durable, en Corse et ailleurs. Il faut d’abord poser le problème à l’endroit. C’est, entre autres, parce qu’il y a, de fait, en France deux catégories (au moins) de citoyens et de citoyennes, qu’il y a un problème. Il ne s’agit pas d’octroyer des droits particuliers à des citoyens à part. Il s’agit de généraliser (d’universaliser, pour employer un mot qui plait) une citoyenneté qui garantisse l’égalité des droits, que votre langue première soit le français ou le corse, que votre mode de vie soit corse, ou autre, ou parisien, qu’il soit urbain ou rural, maritime ou montagnard, que votre histoire soit celle de plaines du nord de l’Europe ou d’une ile de Méditerranée, que vos parents soient nés ici ou là-bas, etc., etc., etc.
"Il ne peut pas y avoir deux types de citoyens" affirme le ministre. Il convient donc de résoudre ce problème fondamental qui ne doit faire l’objet d’aucun tabou ni d’aucune ligne rouge et qui doit être posé correctement : celui d’une citoyenneté générale et égale pour tous et toutes et partout en France. Merci aux Corses si c’est grâce à leur exigence que cette révolution copernicienne sera peut-être lancée et que la république sera peut-être améliorée.
Notes:
[1] L’écrire au singulier ou aux pluriels (les outre-mer, les outre-mers) est significatif d’un certain positionnement à propos de la diversité des territoires et des populations (voir par exemple cet article du Monde : https://www.lemonde.fr/societe/article/2009/04/09/peut-on-accorder-l-outre-mer-au-pluriel-sans-menacer-l-unite-de-la-republique_1178675_3224.html).
[2]https://www.mediapart.fr/journal/fil-dactualites/210722/lancement-d-un-cycle-de-huit-reunions-sans-tabou-sur-l-avenir-de-la-corse
[3] https://blogs.mediapart.fr/r-le-coadic/blog/080621/impostures-nationalistes-francaises et https://www.coop-breizh.fr/10665-macron-nationaliste-banal.html. La notion de "nationalisme banal" est due à Michael Billig, Le nationalisme banal, traduit par Camille Hamidi et Christine Hamidi, Louvain : Presses Universitaires de Louvain, 13 juillet 2019 [1995], 264 p.
[4] Gingras, D., 1997, « L’autodétermination des peuples comme principe juridique ». Laval théologique et philosophique, 53(2), 365–375. https://doi.org/10.7202/401080ar
[5] Quand on souscrit à ce discours-là, on ne parle en général qu’au masculin, puisqu’on ne veut ni considérer ni même voir de différences, reléguées au second plan.
[6] https://www.elysee.fr/la-presidence/le-drapeau-francais
[7] De ce point de vue, on peut considérer que la nation française est construite sur un projet de communauté ethnique, d’où, probablement, le fait que les tenants de ce nationalisme impératif voient du communautarisme partout, puisque c’est la matrice de leur propre conception de la société.
[8] Patrick Cabanel, Mariline Vallez, 2005, « La haine du Midi : l’antiméridionalisme dans la France de la Belle Époque », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, Toulouse. p. 87-97, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00177753
[9] Là où Barère avait vu juste, c’est que parler breton ou provençal, ça aide en effet à réfléchir au fédéralisme, ce système qu'il dénonçait, honni par l’idéologie de l’unicité nationale française, et pourtant utilisé partout autour : sous des modalités diverses, tous les grands États frontaliers de la France, y compris sur le continent américain, sont au moins fortement régionalisés et souvent fédéraux, tous plurilingues. Des prises de décisions par des instances démocratiques de proximité, adaptées à des réalités locales diverses, c'est apparemment pensé comme une bonne chose dans de nombreux États comparables à la France.