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Billet de blog 26 mars 2025

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Les fronts de la nouvelle guerre scolaire : 1/ le déclenchement

Tandis que la situation internationale actuelle nous familiarise avec toutes sortes de guerre au sens propre, parler de « guerre scolaire » en France peut paraître aujourd’hui totalement impropre et exagéré. C’est pourtant une expression qui a été utilisée à plusieurs reprises dans l’histoire de l’École en France, à des périodes particulièrement critiques.

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On peut citer « la guerre des manuels » en 1882-1883 ou celle de 1909-1911 menée par les évêques catholiques pour mobiliser les « pères de famille » contre la laïcisation de l’école publique[1]. Plus récemment, le terme est réapparu en 1983-1984 lors de la révolte des tenants des « écoles libres » qui s’opposaient au projet du ministre socialiste Alain Savary de déprivatiser les écoles privés sous contrat pour les intégrer à un service public d’éducation unifié[2].

Dans ces occurrences, la connotation belliqueuse fait comprendre qu’il s’agit d’une opposition frontale entre l’Etat et des opposants extérieurs qui contestent une politique publique jugée contraire à leurs intérêts fondamentaux. L’issue du conflit désigne souvent un vainqueur et un vaincu. Les évêques avaient perdu, les tenants des écoles privées, eux, avaient gagné.

Mais alors pourquoi parler de guerre scolaire dans la France d’aujourd’hui ? En quoi ce terme apporte-t-il des éléments de compréhension sur la situation présente ? Depuis de nombreuses années, les médias et les politiciens se limitent à parler de « crise de l’École » comme d’un sujet lancinant à traiter. Mais il s’agit d’autre chose, croyons-nous : il existe bien, pas toujours assez mise en évidence,  une confrontation durable entre des conceptions antagonistes de l’École qui se cristallisent autour de la façon d’interpréter cette « crise de l’Ecole ». En second lieu, il y a ce constat que nombre de conflits provoqués par des réformes gouvernementales imposées contre leur gré aux personnels et aux usagers émanent directement de cette opposition frontale.

La guerre actuelle possède toutefois une particularité historique : c’est l’Etat lui-même qui la mène de l’intérieur contre des politiques publiques antérieures qu’il entend récuser. L’assaut d’Attal contre le collège unique sous le forme d’un martial « choc des savoirs » (voir la deuxième partie de ce texte) en est l’une des manifestations les plus brutales. Cette guerre qui ne dit pas son nom (et l’on comprend pourquoi !) vise ses propres agents, du moins ceux qui sont attachés à préserver ce qu’ils considèrent être des acquis d’intérêt général, et tous les ayant-droit au sein de la société qui bénéficiaient de ces politiques publiques.

Il est inévitable que les acteurs qui vivent cette situation inédite (les personnels de l’Éducation nationale comme la masse des familles) aient des difficultés à percevoir ce qu’ils ressentent de négatif ou d’hostile dans la situation actuelle comme le résultat d’une guerre scolaire inédite qui se poursuit depuis deux décennies. Parmi les facteurs explicatifs, il y a les discours culpabilisateurs sur la « crise de l’École » (« les enseignants ne savent plus enseigner, les élèves ne savent plus apprendre »), la confusion née de la ronde permanente des annonces et des mesures « réformatrices » qui fait perdre les repères, la conviction aussi, largement partagée, que l’Etat ne saurait défendre autre chose que l’intérêt général…

La version gouvernementale des origines de « la crise de l’École »

Le nouvelle guerre scolaire s’origine au début du siècle. Au tournant des années 2000, la droite française au pouvoir a décidé d’un changement de stratégie à l’égard du grand mouvement de démocratisation qui avait marqué la politique scolaire depuis plus de 60 ans, non seulement en France mais aussi dans de nombreux pays étrangers, comme l’attestent les idéaux promus par l’Unesco et ses nombreux Etats membres.

Un lent processus historique avait imposé, par étapes successives, un accès croissant à l’enseignement secondaire et supérieur à des pans de plus en plus larges de la jeunesse, jusqu’à devenir généralisé et massif. Le mot d’ordre ministériel français des années 1980 de 80% d’une classe d’âge au bac en est en quelque sorte le chant du cygne.

C’est à la suite de ce changement de stratégie, mené ailleurs sous la houlette de Reagan ou de Thatcher, que le thème de la « crise de l’École » est apparu comme un sujet majeur à traiter par le gouvernement. Il avait été jusqu’alors un sujet de polémiques intellectuelles ou journalistiques depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Les réformes engagées par la gauche, après la chute de Savary, comme la création des baccalauréats professionnels, des IUFM, etc.[3], avaient provoqué une kyrielle de réactions sur le thème de la « destruction de l’École » relayées dans des essais, des revues et autres débats télévisés. En 2000, PISA est venu conforter l’idée d’une grande « crise » en apportant son lot de données comparatives d’apparence incontestable.

Appelée par la gauche mais aussi portée par les courants de la droite conscients de la nécessité d’élever le niveau général de formation de la population pour répondre aux enjeux de la reconstruction d’après-guerre et du développement économique ultérieur, la politique de démocratisation avait provoqué une véritable « explosion scolaire » (Louis Cros) depuis les années 1950. Le collège unique[4] de René Haby en 1975 a marqué une étape importante dans le processus puisqu’il associait à l’élargissement du public scolarisé une intention d’unification des connaissances et des expériences des élèves. Aux fractures sociales des modes de scolarisation précédents devait succéder le partage d’une culture scolaire commune au sein d’un même type de collège. À cet égard, la France accusait un retard par rapport à d’autres pays voisins qui avaient bien plus tôt instauré une « école moyenne » unifiant le primaire et le premier cycle du secondaire dans une logique de scolarité continue.

La population française dans son ensemble a adhéré à cette politique de démocratisation, convaincue que la destinée sociale des jeunes était désormais dépendante de leur réussite scolaire, devenue une sorte de nouveau droit. Cette réalité consensuelle est si prégnante que les sociologues en parlent aujourd’hui en termes d’« emprise[5] ». Or le collège unique à ses débuts s’est heurté à plusieurs fronts d’opposition. Bien évidemment, il y avait le front des conservateurs de droite qui considèrent de tout temps que la scolarité secondaire ne doit être réservée qu’aux enfants qui ont une aptitude « naturelle » pour « les exercices de l’esprit », tandis que les autres devraient au contraire être orientés le plus rapidement possible vers les métiers dits « manuels ».

Le collège unique imaginé par René Haby s’est heurté aussi au front des conservateurs de gauche qui n’étaient pas par principe opposés à la politique de démocratisation, mais à la condition qu’elle n’engage pas de modifications substantielles dans les pratiques d’enseignement et d’évaluation, dont la filiation avec leur invention dans les collèges jésuites ou confessionnels reste inconsciente. Grosso modo, c’étaient aux élèves à s’adapter mais pas aux professeurs. C’est pourquoi, très vite, des filières ont été mises en place pour que tous les élèves ne suivent pas un cursus identique. Avec des classes ségréguées, le collège a organisé la cohabitation entre le cursus traditionnel et différents types de scolarisation de relégation pour les publics jugés inaptes à ce cursus.

Quel que soit le côté fictif du collège unique sur le plan des finalités politiques, culturelles et pédagogiques, toucher à ce symbole pour les gouvernants de droite est politiquement dangereux car cela revient à tourner le dos à un acquis historique de démocratisation et à remettre potentiellement en cause le droit d’accès de toute une classe d’âge à un enseignement secondaire partagé. C’est au fond tout l’imaginaire de « l’égalité des chances », tellement caractéristique du discours officiel de « l’École de la République », qui est paradoxalement révoqué !

La démocratisation, une utopie dangereuse

À partir de la fin du siècle dernier, pour les gouvernants acquis à la révolution, venue du monde capitaliste anglo-saxon, prônant la dérégulation et la privatisation de pans entiers d’activités du ressort de l’Etat, l’Éducation nationale au lieu d’être un atout stratégique pour anticiper l’avenir est devenue un point noir. Cette institution ne répondait plus à la vision utilitariste que le néolibéralisme a des politiques éducatives : former à moindre coût une masse moyenne acquise à la société telle qu’elle est et dégager une élite privilégiée de surdiplômés pour la manager. En outre, les néolibéraux visent à transformer l’éducation et la formation en domaines de consommation comme les autres, en un vaste marché aux mains d’investisseurs privés à la recherche de profits financiers. Dans l’ensemble du monde, le développement des offres privées à but lucratif a explosé, dans l’enseignement supérieur comme dans l’enseignement primaire et secondaire.

Pour les tenants du néolibéralisme, la politique de démocratisation antérieure était une erreur stratégique des classes dirigeantes, aux coûts exorbitants, faisant peser une charge insupportable aux finances publiques d’un « Etat-providence » qui, pour eux, devait aussi être révisé drastiquement[6]. À leurs yeux, la démocratisation scolaire est une sorte d’utopie dangereuse qui suscite des demandes d’équité impossibles à satisfaire et d’irréalistes attentes d’élévation culturelle et sociale[7]. Elle brouille les « fondamentaux » d’une École primaire et secondaire qui devrait se limiter à des rudiments évaluables par des notes et des pourcentages (« l’instruction ») et, en France, rester fidèle à un nationalisme républicaniste bon teint. Selon eux, la revendication de démocratisation s’accompagne inévitablement d’une « baisse du niveau » et égare les personnels et les élèves vers des pratiques pédagogiques sans résultats. C’est donc une menace mortelle à l’égard de la transmission des hiérarchies culturelles et sociales les mieux établies.

Comme ces dirigeants savaient bien que la population et les personnels de l’École dans leur immense majorité étaient attachés au processus de démocratisation sur le long terme et ne pouvaient voir d’un bon œil un retour à la situation ségrégative antérieure, produit d’une injustice devenue intolérable, ils ont alors dû développer une stratégie de double langage. Cacher leurs objectifs révisionnistes et leur agenda en faveur d’une privatisation croissante des affaires scolaires et universitaires derrière un discours moderniste et innovateur, coloré à l’occasion d’un républicanisme enflammé !

Leur guerre scolaire se fait sous le sceau de l’efficacité des politiques publiques et de l’évaluation de l’efficience des investissements publics, thèmes sacrés, à la fausse neutralité technocratique, qui dominent la politique éducative depuis l’an 2000, avec la LOLF[8] comme cadre rigide obligé et PISA[9] et autres évaluations internationales comme indicateurs incontestables. La baisse programmée, longtemps invisibilisée, des rémunérations des personnels de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur depuis deux décennies est une des preuves de cette politique malthusienne de long terme visant à installer la pénurie du service public d’éducation et à fracturer ce qui se présente hypocritement comme l’héritière de « l’École de la République ».

Devant l’opinion publique, la focalisation sur l’aspect technique des évaluations tous azimuts a eu comme effet la marginalisation de l’examen approfondi des finalités éducatives : quel citoyen, quelle personne veut-on former au bout de longues années d’École ? L’École publique actuelle, de la maternelle au bac, est-elle en phase avec ces finalités ? Pourquoi constate-t-on tant d’effets indésirables : le décrochage, « l’échec », le harcèlement, la perte de sens sur l’intérêt de suivre des études, etc. ?

Le flou sur les finalités de l’École obligatoire arrange beaucoup de monde. Elle évite l’affichage de leur séparatisme[10] à tous ceux qui, appartenant aux milieux les plus favorisés, veulent qu’elle opère un strict écrémage de la jeunesse fondé sur la maîtrise de savoirs traditionnels élitistes (celle des « lettrés » ou des « scientifiques » opposés aux « manuels »). Leur stratégie d’autoreproduction sociale peut ainsi se parer des atours du seul mérite individuel.

Mais le flou sur les finalités convient aussi à tous ceux qui, au sein du système, pensent y trouver finalement leur intérêt. Tous ceux, enseignants ou cadres des filières d’élite privilégiées, mais aussi professeurs rivés à leur seule identité disciplinaire, persuadés qu’elle définit l’attrait et le fondement de leur métier, tous ceux qui, à un titre ou un autre, n’aiment donc pas la perspective de devoir raisonner et travailler autrement que ce qu’ils ont connu comme ancien « bon élève ». Travailler moins individuellement, tels des travailleurs indépendants sans bureau ni équipe de travail constituée, travailler en se dégageant des routines héritées du passé de la vieille École hautaine et élitaire, en prenant une salutaire distance avec l’obsession des notes, la reconduction d’examens-couperets, l’addiction aux classements-palmarès, aux moyennes dépourvues de signification en termes d’acquisition éducative, etc. La bonne conscience du sempiternel discours méritocratique (souvent qualifié benoîtement de « républicain » alors qu’il n’est que franco-français et peu ouvert aux traditions ou expériences des voisins même proches) est commode pour repousser les bouleversements qu’exigerait une vraie démocratisation de l’institution scolaire.

Plus généralement, le discours républicaniste français, avec son universalisme étriqué et son goût pour un humanisme déclamatoire coupé de la réalité du monde, est un confortable paravent pour refuser l’ouverture des programmes scolaires à des savoirs et savoir-faire actuellement discriminés ou tenus à distance ; pour refuser d’ouvrir les contenus enseignés à la diversité des cultures humaines afin d’amener à une prise de conscience anthropologique en lieu et place d’un occidentalisme et d’un nationalisme anachroniques ; pour refuser d’envisager sérieusement une radicale évolution des modes d’enseignement, encore si peu participatifs, et d’en finir avec les filières d’élitisation ou de relégation à l’école, au collège et aux lycées ; pour refuser enfin de revoir avec rigueur les systèmes d’évaluation-sanction qui privilégient la compétition individuelle opportuniste sur la compréhension collective approfondie.

Les ministres chiraquiens comme sarkozystes ont bien lancé des offensives pour tâter le terrain et ont mis en place le « downsizing » néolibéral.de l’École publique en réorganisant la gestion du ministère conformément au cadre rigide de la LOLF. Mais, conscients des risques de blocage, ils n’ont pu à leur époque aller aussi loin qu’ils auraient aimé le faire dans le reformatage institutionnel tous azimuts. En 2017, après la parenthèse Hollande, Macron s’est engagé à régler cette question en confiant le dossier à Jean-Michel Blanquer qui piaffait d’impatience depuis plusieurs années. « Ensemble, nous partagions des convictions et une volonté farouche de changer la donne à l’Éducation nationale, explique-t-il dans son dernier livre[11]. Nous avions réuni un groupe depuis plus de trois ans pour élaborer un plan d’ensemble, cohérent et complet ».

Deuxième partie de ce texte : Les fronts de la nouvelle guerre scolaire : 2/ l’offensive Blanquer-Attal | Le Club

[1] Guerre scolaire (1907-1914) — Wikipédia

[2] Supertino, Gaetan, Le Monde, 4 septembre 2024 : L’« école libre », ou l’histoire d’une hache de guerre jamais vraiment enterrée.

[3] Les dits « républicains » accusaient les « pédagogues » dits « pédagogistes » de saper l’autorité enseignante et la transmission des savoirs. Antoine Prost, Du changement dans l’Ecole : les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Seuil, 2013,

[4] Laurent Gutierrez & Patricia Legris (dir.), Le Collège unique : éclairages socio-historiques sur la loi du 11 juillet 1975, PUR, 2016.

[5] François Dubet et Marie Duru-Bellat, Emprise scolaire : le grand vide politique - AOC media

[6] Le budget de l’Éducation nationale est aujourd’hui le second après celui des armées, à égalité avec celui de l’économie et des finances.

[7] « [Les institutions] sont un objet de demande, d’attente et donc d’insatisfaction permanente. Les progrès pour satisfaire les citoyens sont de nature arithmétique tandis que les attentes sont de nature géométrique. La différence entre les deux ne cesse de croître et provoque la crise contemporaine. » Jean-Michel Blanquer, La Citadelle, Albin Michel, 2024, p.211.

[8] Infographie : Qu'est-ce que la LOLF ? | vie-publique.fr

[9] Régis Malet, « PISA et ses mirages », Les Cahiers pédagogiques,n°590, janvier 2024. Philippe Champy, PISA et l’École : une loupe qui rend myope | Le Club.

[10] Youssef Souidi, Comment lutter contre le séparatisme scolaire ? - AOC media

[11] Jean-Michel Blanquer, La Citadelle, op. cit., p. 28.

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