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Billet de blog 28 avril 2025

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Marche blanche à La Grand-Combe après le crime islamophobe : photos

Après l’horrible meurtre islamophobe d’Aboubakar Cissé dans la mosquée Khadidja de La Grand-Combe dans le Gard : quelques rappels sur la notion d’islamophobie et des photos que j’ai prises lors de la Marche blanche de La Grand-Combe dimanche 27 avril 2025 après-midi.

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Le meurtrier d’Aboubakar Cissé a filmé avec son téléphone portable l’agonie du jeune musulman en parlant de « ton Allah de merde » (voir Yann Philippin, « Une jeune musulman sauvagement tué à coups de couteau dans une mosquée du Gard », 26 avril 2025, Mediapart). Un assassinat dans une mosquée avec de telles paroles : il apparaît pleinement légitime d’utiliser dans ce cas la notion d’islamophobie, contre tous ceux qui s’efforcent de dénigrer la notion depuis tant d’années. Revenons donc d’abord sur la notion, avant de de présenter quelques photos de la Marche blanche de La Grand-Combe emplie de dignités ordinaires.

Retour sur la notion d’islamophobie

Tout d’abord, on doit se débarrasser d’une fake news, lancée en 2003 par l’essayiste en ignorance Caroline Fourest, selon laquelle le terme d’islamophobie aurait été utilisé pour la première fois en 1979 par des « mollahs iraniens » (voir Caroline Fourest et Fiammetta Venner, « Islamophobie ? », revue ProChoix, n° 26-27, automne-hiver 2003, pp. 13-16). Les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed ont démontré en 2013 l’erreur (ce qui ne l’a pas empêché d’être répétée tellement de fois… jusqu’à aujourd’hui), car le mot apparaît en 1910 chez administrateurs-ethnologues coloniaux français (voir leur livre Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, pp. 71-78).

Dans le sillage du livre du politiste Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie (La Découverte, 2003), j’ai été parmi les premiers utilisateurs du terme « islamophobie » pour qualifier une forme renouvelée de racisme, qui pouvait être associée aux plus traditionnels racismes anti-Arabes et anti-Noirs mais sans s’y réduire : en avril 2003 dans une chronique de Charlie Hebdo intitulée « Passions communautaires », en février 2004, encore dans une chronique de Charlie Hebdo intitulée cette fois « Antiracisme », mais aussi dans une tribune de l’hebdomadaire Lyon Capitale intitulée « Pour une initiative conjointe contre l’islamophobie et la judéophobie », et puis en octobre 2004 dans une tribune du Monde écrite avec la syndicaliste étudiante Nadia Benhelal sous le titre « Nous sommes tous des juifs musulmans » (ces textes ont été repris sur mon blog Mediapart, les 1er août 2008 et 4 août 2008). J’étais préoccupé à l’époque par les prémices d’une concurrence, au sein du mouvement antiraciste en France, entre lutte contre l’antisémitisme et lutte contre l’islamophobie. Depuis cette concurrence s’est élargie et aggravée (voir mon article « Repenser l’universel face aux identitarismes concurrents. Le cas de la compétition entre combats contre l’antisémitisme et contre l’islamophobie dans la France d’aujourd’hui », revue Confluences Méditerranée, n° 121, été 2022).

Pour Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, le concept d’islamophobie propose une analyse du « long processus historique – contingent, non naturel, arbitraire – de racialisation qui assigne à des individus une identité religieuse (ʺorigine musulmaneʺ, ʺmusulman d’apparenceʺ) et qui est en train de faire passer les musulmans d’un groupe religieux hétérogène (socialement, politiquement, nationalement, géographiquement, spirituellement, ethniquement, etc.) à un groupe homogène et marqué du signe de la permanence » (Islamophobie, p. 96). Ce qu’ils qualifient aussi de « processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane » (ibid., p. 20). Récemment, le sociologue Félicien Faury a bien mis en évidence, dans son livre Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 2024), la racialisation de la catégorie de « musulmans », constitués comme une « race » menaçante, chez les électeurs du Rassemblement national sur lesquels il a enquêtés (voir le compte-rendu de Fabien Escalona sur Mediapart le 4 mai 2024 : « À propos des ʺélecteurs ordinairesʺ du RN »).

Pour ma part, j’ai parlé en 2015, dans la revue Confluences Méditerranée, d’« une stigmatisation discriminatoire de l’islam et des musulmans, par rapport aux autres religions et à leurs pratiquants » (dans « Prégnance de l’essentialisme dans les discours publics autour de l’islam dans la France postcoloniale », n° 95, automne). Et je précisais que l’islamophobie « ne doit pas être confondue avec la critique athée de l’ensemble des religions, à partir du moment où la légitime expression de l’athéisme (qui peut passer par le blasphème) participe de la garantie laïque des croyances et des incroyances rendue possible par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ». Dans l’essentialisation négative de « l’islam » et des « musulmans » nommée donc islamophobie, une des formes les plus courantes et les plus soft (en particulier pratiquée de manière répétée par Caroline Fourest), a été l’amalgame entre des pratiques musulmanes visibles, à la signification religieuse (comme le voile), culturelle (comme l’abaya) ou plus récente (comme le burkini ou l’hijab de running), et « l’islamisme » ; la notion d’« islamisme » amalgamant elle-même deux pôles différents, dotés de certains repères doctrinaux communs mais cependant à ne pas confondre (contrairement à Florence Bergeaud-Blackler, Bruno Retailleau et consorts) : les islamo-conservatismes légalistes (adversaires politiques de l’émancipation au sein de cadres légaux) et les djihadismes meurtriers (ennemis du genre humain par leurs massacres de civils).

Les travaux du politiste Haoues Seniguer quant aux tendances islamophobes observables dans les milieux gouvernementaux français à partir des attentats djihadistes de 2015 ont pointé un autre aspect de l’islamophobie : la diffusion d’une suspicion à l’égard des « musulmans » présumés (dans La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), éditions Le Bord de l’eau, 2022 ; voir l’entretien avec Lucie Delaporte dans Mediapart, 23 décembre 2022 : « Islam de France : ʺLa logique du soupçon est devenue la boussole de l’État françaisʺ »). On peut faire l’hypothèse que la généralisation dans les débats publics des amalgames entre pratiques musulmanes visibles et « islamisme » ainsi que la suspicion à l’égard des « musulmans » présumés contribuent à un air du temps parmi les politiciens (de la gauche macronisée dite « républicaine » type Valls à l’extrême droite, de Le Pen-Bardella et Zemmour, en passant par LR de Retailleau-Wauquiez) et dans les médias, qui va faciliter des formes plus extrêmes d’islamophobie dans des secteurs très minoritaires de la population, comme le meurtre de la mosquée de La Grand-Combe. Rappelons que, depuis les élections législatives de juin 2024, six députés du Gard sur six sont d'extrême droite (RN et ses alliés).

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Pour prolonger :

* Les derniers communiqués du RAAR (Réseau d’Actions contre l’Antisémitisme et tous les Racismes, dans lequel je suis engagé) concernant l’islamophobie :

. « La Grand-Combe : meurtre dans une mosquée, solidarité contre l’islamophobie », 27 avril 2025

. « Oui à la légitimité du combat contre l’islamophobie, non à la diffamation de l’universitaire Haoues Seniguer », 20 avril 2025

. « Incendie de la salle de prière de Jargeau », 1er mars 2025

* Dernières analyses d’actualité de Philippe Corcuff dans sa chronique mensuelle « Rouvrir les imaginaires politiques » sur le site du Nouvel Obs, https://www.nouvelobs.com/rouvrir-les-imaginaires-politiques/ :

. « Se désintoxiquer du ressentiment…Leçons pour la gauche, de Rosa Luxemburg à Zaz », 14 avril 2025

. « Les manichéismes, la catégorie et l’individu de ʺl’affaire de Bruay-en-Artoisʺ à ʺl’affaire Julien Bayou-Sandrine Rousseauʺ », 24 mars 2025

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