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Billet de blog 3 mai 2025

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Etat de droit environnemental : le triptyque de l'impuissance

Faut-il encore croire à l'indépendance de la justice environnementale ? En complément à un article du journal Le Monde, une réponse en trois parties

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Selon la définition donnée par Stéphane Foucart, journaliste au monde, l'état de droit ne peut pas exister sans une séparation des pouvoirs inscrite dans la constitution de tout pays démocratique. Les normes juridiques sont définies par le pouvoir législatif et appliquées par le pouvoir judiciaire. Ces normes s'imposent - ou devraient s'imposer - à tous les citoyens, ainsi qu'à la puissance publique. 

Premier volet : un quatrième pouvoir
La définition serait claire sans l'intrusion d'un quatrième pouvoir, inconstitutionnel celui-là : il s'agit du pouvoir économique, au nom duquel les lois ou leur absence sont dictées par les intérêts économiques de quelques uns. Les exemples ne manquent pas : détricotage des mesures proposées par la Convention Citoyenne pour le climat ; refus d'instaurer un couvre-feu et de plafonner les vols à l'aéroport Charles-de-Gaulle, sous la pression  de Federal Express et des compagnies aériennes ; Ajournement de lois déjà votées interdisant certains pesticides sous la pression des lobbies agricoles : aujourd'hui, 30 avril, arrive sur les boîtes mail un message de Pollinis invitant à signer une adresse à nos députés, leur demandant de s'opposer à un vote en vue de la réintroduction de trois pesticides tueurs d'abeilles ; ingérence des compagnies aériennes et des lobbies américains dans la décision de limitation des vols à Amsterdam-Schiphol. Tous les moyens sont bons pour préserver les intérêts économiques, au détriment de la santé des populations.

Deuxième volet : la Justice devant le fait accompli
Faute de moyens, la Justice française n'est pas un modèle de réactivité ! Le cas de la retenue d'eau de Caussade, cité dans l'article de Stéphane Foucart, en est l'illustration. Construit à l'initiative de la chambre d'agriculture du Lot-et-Garonne, ce barrage a été déclaré illégal par le Tribunal administratif alors que les travaux étaient déjà très avancés. La chambre d'agriculture a choisi d'ignorer cette décision. François de Rugy, le lamentable ministre de l'écologie du moment, a bien qualifié d’inacceptable la méthode du coup de force et du fait accompli », mais a prétexté que « l’État n’a pas le pouvoir légal d’interrompre des travaux sur un terrain privé en l’absence d’une décision de justice ». Ici se pose une double interrogation : si vraiment la légalité interdit aux forces de gendarmerie d'intervenir sur un terrain privé, pourquoi la Justice n'est-elle pas capable de se saisir elle même, afin de statuer en référé pour faire appliquer ses propres jugements ? Et serait-ce une atteinte à la séparation des pouvoirs que de faire intervenir les gendarmes pour faire respecter une décision de justice ? Mais les forces de l'ordre sont sous le contrôle du ministère de l'intérieur, qui ne montre aucun empressement à imposer le respect des jugements rendus par les tribunaux . La réponse de de Rugy n'est donc à comprendre que comme un faux-fuyant.
L'affaire des bassines de Charente Maritime est une autre illustration de ce contournement incessant des décisions judiciaires : l'autorisation accordée par arrêté préfectoral en l'absence de toute étude d'impact environnemental est annulée par le Tribunal Administratif. Cela n'empêche pas les agriculteurs irrigants d'utiliser l'eau des bassines déjà construites, avec la complicité de l’État concrétisée sous la forme d'une deuxième autorisation préfectorale, elle aussi invalidée par les tribunaux. Aujourd'hui, ces bassines fonctionnent encore, en toute illégalité. 
Un troisième exemple, plus récent, concerne le projet d'autoroute A69, en cours de construction. Le tribunal administratif, saisi par les associations,  déclare illégal le projet et ordonne la suspension des travaux.  On assiste alors à une coalition de l'exécutif et du législatif, l'un sollicitant un sursis à exécution pour reprendre les travaux, l'autre mettant à l'ordre du jour le vote d'une loi autorisant leur reprise, avant même que l'affaire soit jugée en appel. Là encore, la Justice d'appel sera mise devant le fait accompli et les associations de défense de l'environnement dénoncent, à juste titre, une ingérence majeure du législatif dans les décisions judiciaires. 
Pour Albert Levy, auteur d'une tribune récente dans Libération, la situation engendrée par le jugement du Tribunal qui annule de fait la déclaration d'utilité publique délivrée par le Préfet doit être analysée comme un conflit entre le droit de l'urbanisme, "pensé et créé, dès son origine, sur la négation et l’incompréhension de l’environnement, au sens écologique"  et le droit proclamé par la charte de l'environnement, intégrée à la constitution. Les déclarations officielles qui préconisent le passage en force expriment une négation de l'environnement qui confirme ce point de vue : l'actuel Ministre de l'environnement appelle de ses vœux une réforme juridique selon laquelle une déclaration d'utilité publique vaudrait autorisation environnementale. Il évoque également une "situation ubuesque" qui obligerait le Gouvernement à fermer un chantier déjà bien avancé, avec un gaspillage de 300 millions d'euros. Mais à qui la faute si les décisions de l’État ne prennent jamais en compte les données scientifiques qui pourraient conduire la justice environnementale à invalider un projet ? Cette déclaration équivaut à affirmer une prépondérance inacceptable de l'urbanisme sur l'environnement. Si l’État n'a jamais appris à ses préfets à tourner sept fois leur plume dans l'encrier avant de signer une déclaration d'utilité publique, c'est sa seule responsabilité !!!
Quant au coup de force envisagé par les députés, c'est, pour un avocat spécialisé en droit de l'environnement, une première (je n’avais encore jamais entendu un élu, en France, affirmer vouloir recourir à la loi pour faire échec à une décision de justice.), qualifiée par une autre juriste  de "49.3 version décision de justice" qui devrait être invalidé par le Conseil Constitutionnel. Mais c'est sans doute une vision trop optimiste que de faire confiance à ce dernier !

Troisième volet : la répression pénale et administrative
C'est la répression pénale qui s'invite dans le tableau avec la notion "d'écoterroriste" formulée par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin, qu'il est inquiétant de voir aujourd'hui au Ministère de la Justice. A l'occasion des manifestations contre l'installation d'une poubelle nucléaire à Bures et contre la bassine de Sainte Soline se met en place un arsenal répressif, pénal et administratif.
Si le Pouvoir s’assoit allégrement sur les décisions rendues par la Justice, il n'hésite cependant pas à instrumentaliser celle-ci à des fins répressives, au nom d'un "écoterrorisme" qui n'a aucun fondement juridique. A Bures, c'est un départ de feu dans un hôtel qui donne le coup d'envoi à une instruction  au coût inattendu de la part d'une Justice qui crie misère, de par l'ampleur des moyens (pas toujours légaux) mobilisés , qui oublie d'être aussi à décharge - contre une dizaine de militants antinucléaires. De plus, cette instruction va jusqu'à porter atteinte aux droits de la défense, puisque maître Ambroselli, avocat des prévenus, est mis en garde à vue sous des prétextes fallacieux et ses ordinateurs saisis. La justification de cette saisie fait état d'une frontière imaginaire qui permettrait d'attaquer l'avocat en tant que militant et non en tant que défenseur. Cette explication, rien moins que convaincante, est contredite par la juge des libertés, qui qualifie l'affaire d'atteinte injustifiée et démesurée au libre exercice de la profession d’avocat » et ordonne la fin de la garde à vue et la restitution du matériel saisi. Mais rien ne garantit qu'il n'est pas été fait des copies des disques durs ! Ce cafouillage est, à lui tout seul, symptomatique de l'atteinte aux droits de l'Homme portée par une prétendue Justice. Heureusement, la protestation des avocats aura raison de la manœuvre et, finalement, la montagne accouche d'une souris, puisque les trois militants condamnés dès la première instance voient le verdict annulé par la cour de cassation.Tant de moyens humains et financiers mobilisés pour un tel résultat !
L'affaire des mégabassines, construites elles aussi contre les jugements administratifs, déborde également de moyens illégaux et de répression policière. Mais, dans le sillage d'une loi "séparatisme" qui ouvre la voie à toutes les formes d'arbitraire,  il y a la tentative du Ministre de l'Intérieur de museler les associations en faisant un exemple : la dissolution des mouvements de la terre. C'est une tentative de répression administrative qui, heureusement, a été invalidée par le Conseil d’État.

En conclusion
Les exemples précédents marquent une tentative des pouvoirs exécutif et législatif d'instrumentaliser la justice, mais témoignent également d'une certaine capacité à résister aux pressions du Pouvoir, même en ce qui concerne les affaires pénales. C'est cette résistance que les deux autres pouvoirs veulent neutraliser, par des manœuvres dont la constitu-tionnalité est plus que discutable. Mais, à côté des attaques frontales dénoncées ici, une autre stratégie d'attaque apparaît beaucoup plus insidieuse : tenter d'abuser la Justice sous la forme d'un rapport pseudo-scientifique, mais entièrement commandité par un organisme à la fois juge et partie. Comme cela est survenu dans l'affaire des bassines, le point faible de cette démarche est la parution d'un autre rapport contradictoire, mieux documenté et plus rigoureux. Un autre angle d'attaque, dénoncé par une tribune, est une censure rampante des données scientifiques : "Si la situation française n’est évidemment pas comparable avec celle des États-Unis, disent les signataires, nous sommes nombreux, dans la communauté scientifique, à penser que certains discours politiques et syndicaux nationaux tendant à discréditer – quand ils n’en réclament pas tout simplement la disparition – certaines agences et instituts de recherche français participent de la même logique  trumpienne". S'il faut citer un seul exemple, c'est la suggestion de Valérie Pécresse de supprimer l'ADEME et d'en transférer le budget aux régions (Main basse sur le budget des agences !). Cette démarche de censure ne doit pas aboutir, car ce serait rendre la Justice environnementale encore un peu plus inopérante en la privant des références scientifiques dont elle a besoin pour statuer. 

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