5 Billets

0 Édition

Billet de blog 20 févr. 2023

Russie : torture et châtiment

Au début de l'année 2000, en Russie, des habitants de Nijni Novgorod ont créé le Comité contre la torture. Dans ce nouveau texte du blog tenu par des dissident·es russes, Sergueï Babinets, Président de l’Equipe contre la torture en Russie, dresse l'historique de la lutte contre la torture et de son combat pour exister. Il explore aussi les incidences de la guerre sur la population russe, et la baisse des seuils collectifs dans son rapport à la violence.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La torture en Russie est un problème ancré dans l'histoire. L'héritage soviétique a massivement violé les droits de la population pendant des décennies des décennies durant : la répression stalinienne, les exécutions, la torture, le Goulag – tout cet arsenal continue de résonner dans le conscience de masse aujourd'hui. Le spectre de l'Union soviétique a été rappelé par le gouvernement actuel, et il est naturellement venu avec un ensemble complet de ces outils cannibales qui semblaient destinés à rester dans le siècle passé.  

Ces dernières années, la torture est devenue encore plus ancrée dans le système des forces de l'ordre : la police, le comité d'enquête, le bureau du procureur, le service pénitentiaire et les tribunaux. Le problème de la torture est reconnu par tous, y compris les hauts fonctionnaires jusqu'au Président, qui s'est même exprimé à plusieurs reprises sur l'inadmissibilité de telles pratiques. Cependant, malgré cette inquiétude feinte, aucun changement systémique susceptible de conduire à une issue favorable n'a eu lieu. Mais peut-être n'ont-ils pas essayé du tout. Car la torture est l'un des outils les plus commodes dans le travail des forces de l'ordre. 

Pendant longtemps, les représentants de la société civile, les défenseurs des droits humains et les activistes se sont opposés et - s'opposent encore - à la machine répressive de l'État. 

Au début de l'année 2000, les habitants de Nijni Novgorod ont commencé à lutter contre la torture en créant le Comité contre la torture. Le Comité fournissait une assistance juridique et médicale aux survivants de la torture, victimes des traitements cruels et/ou dégradants. La priorité du Comité était de se concentrer sur les mécanismes nationaux des droits humains. L'organisation recueillait des informations sur la torture et les mauvais traitements, formait des officiers de police et des juges, et préparait des rapports sur les cas de violations des droits humains. Plus tard, les juristes de l'organisation ont commencé à enquêter eux-mêmes sur les cas de torture. 

En 2015, le ministère russe de la Justice a inclus le Comité contre la torture dans le registre des « agents étrangers ». Le Comité a été liquidé et à sa place, a été crée le Comité pour la prévention de la torture. 

En 2016, le ministère de la Justice a inclus le Comité pour la prévention de la torture, nouvellement créé, dans le même registre des « agents étrangers ». La décision du ministère de la Justice était motivée par le fait que le Comité, d’après eux, « recevait des dons de certains citoyens russes qui travaillent pour des organisations recevant des fonds étrangers ». Cela a entraîné une nouvelle liquidation de l’organisation et la création du Comité contre la torture sous l'ancien nom. 

Le 10 juin 2022, le ministère de la Justice a inclus le Comité contre la torture dans le registre des ONG opérant sans statut légal. Le Comité une fois de plus a été liquidé. 

Les défenseurs des droits humains ne se sont pas laissé disperser, mais ont formé une nouvelle organisation, l'Équipe contre la torture, et ont continué à aider les personnes ayant subi des tortures. 

En 22 ans de travail, notre groupe seul a reçu plus de trois mille quatre cents signalement de violations des droits humains. Nous avons obtenu la condamnation de cent soixante-quatre agents des forces de l'ordre. Nous avons gagné quatre-vingt-huit plaintes devant la Cour européenne. Nous avons réussi à faire annuler plus de deux mille cinq cents décisions illégales prises par des fonctionnaires et à accorder plus de quatre millions d'euros d'indemnités pour préjudice moral aux victimes de la torture.  

Quelle est l'ampleur de la torture en Russie ? Il n'existe aucune étude officielle sur ce sujet, nous avons donc décidé de vérifier par nous-mêmes combien de personnes ont souffert après des rencontres avec les forces de sécurité.  

En 2019, à la demande du Comité contre la torture, l’organisation analytique indépendante des recherches sociologiques et de sondages Centre Levada a mené une étude et a constaté qu'un russe sur dix a été victime de violences policières ou de torture. Les victimes les plus fréquentes de violences illégales sont des personnes détenues lors de leur identification ou de leur interrogatoire. Si un citoyen entre en un quelconque conflit avec les forces de l'ordre, un sur trois subi des violences ou des menaces de violence. 

Le groupe à haut risque est constitué d'hommes âgés de 25 à 55 ans, ayant un niveau d'éducation secondaire ou inférieur, vivant dans de petites villes.  

Il n'existe pas de statistiques officielles sur les cas de torture en Russie, d'où l'incapacité ou la réticence de la Russie à répondre à de hautes tribunes sur la prévalence de ce type de crime.  

L'intérêt des forces de l'ordre pour de telles pratiques est simple et compréhensible. La torture accélère le processus d'obtention d'informations et d'aveux sur un crime, que la personne torturée soit réellement coupable ou non. N'importe qui peut être amené à s'incriminer pour un crime qu'il n'a peut-être jamais commis. L'essentiel est de trouver le bon type de torture.  

Le système même d'évaluation de l'efficacité des forces de l'ordre a été abandonné au siècle dernier, lorsque l'accent était mis sur les performances. Aujourd'hui, les officiers travaillent selon le système dit « des bâtons », dans lequel un certain nombre de crimes doivent être résolus à chaque période, par exemple cinq vols par mois, faute de quoi l'officier ne recevra pas de prime, de promotion et sera en outre puni. Et les moyens que l'agent de police utilisera pour atteindre ces objectifs ne préoccupent guère les dirigeants. 

Bien sûr, tous les responsables de l'application des lois n'ont pas recours à la torture. Il y a des responsables de l'application des lois qui recueillent assidûment des preuves, recherchent et interrogent des témoins, nomment des experts, procèdent à des confrontations et utilisent les outils légalement autorisés que le législateur leur a généreusement fournis. Mais ce chemin prend beaucoup plus de temps que celui qui mène au tiroir de la table d'où le policier sort un pistolet paralysant (à impulsion électrique) et va torturer le détenu avec. Des mois ici, des minutes là...

Et surtout, le policier qui résoudra dix crimes par la torture obtiendra une prime ou une promotion. L’autre officier, qui travaille exclusivement par des méthodes légales, obtiendra deux fois moins de résultats et un blâme.  

Le nombre de ceux qui pratiquent la torture est probablement minoritaire, mais la rotation et le nombre d'agents qui ne peuvent pas supporter de travailler dans un tel système sont toujours très élevés. Ceux qui ne sont pas d'accord avec le système de torture et de falsification des preuves sont souvent les premiers à partir. 

Il est très important que la torture par la police ne soit même pas le problème principal. Ce qui est plus grave encore, c'est qu'une fois que la victime de torture demande de l'aide, l'organisme d'État qui peut enquêter sur ces cas - le comité d'enquête - ne le fait pas.  

Dans la plupart des cas, on refusera à la victime d'ouvrir une affaire pénale et l'inspection n'aura pas lieu du tout ou sera menée de manière superficielle. Si une affaire pénale est ouverte, il faudra plusieurs années pour traduire l'auteur de la torture en justice. Et si, même après plusieurs années, la victime a réussi à porter l'affaire devant le tribunal, alors, tout d'abord, l’accusation de l'État, en la personne du procureur, demandera une petite peine pour l'auteur, et le tribunal l'imposera ou même imposera une peine plus légère que celle demandée par le procureur. 

L'ensemble du système des forces de l'ordre en Russie est désormais configuré pour minimiser le nombre de cas de torture. C'est l'absence d'inévitabilité de la sanction pour cette catégorie de crime qui explique que la torture a été et reste un problème dans la société russe.  

Les officiers de police n'ont pas peur des responsabilités, car une affaire qui en est à l'un des stades susmentionnés va soit stagner et tomber dans les archives, soit la victime va se lasser et, au bout de quelques années, elle va renoncer à essayer de traduire les auteurs en justice. 

Notre tâche consiste, si nous sommes sûrs à 100% qu'une personne a été torturée, à faire tout ce qui est possible pour que les auteurs de crime soient punis et que la victime soit rétablie dans ses droits violés. Si cela prend de nombreuses années, nos avocats ne lâcheront pas pendant toutes ces années. Le cas le plus long dans notre pratique a duré quinze ans. Malgré cette longueur, nous avons pu traduire les auteurs de torture en justice. 

Malgré leur inflexibilité, les autorités font parfois des quasi-concessions. Par exemple, au cours de l'été 2022, les peines pour la crime de torture ont été augmentées. Mais ces changements ont été adoptés contre avis et recommandations des militants des droits humains, notamment de notre Équipe contre la torture. Nous ne pouvons pas encore dire dans quelle mesure ces changements sont viables, car trop peu de temps s'est écoulé. 

Après le 24 février 2022, beaucoup de choses ont changé dans la vie des citoyens russes, des organisations de défense des droits humains, des médias, des politiciens et des activistes de toutes sortes. 

L'un des événements marquants, dans le mauvais sens du terme, a été le retrait de la Russie de la Convention européenne des droits de l'homme et d'autres traités internationaux, grâce auxquels les citoyens pouvaient se tourner vers des organisations internationales pour la protection de leurs droits. 

Les citoyens russes peuvent-ils encore faire appel à la Cour européenne ? Oui, ils le peuvent, mais seulement si la violation a été commise avant le 16 septembre 2022. Et les décisions que la Cour européenne rend aujourd'hui ne sont pas exécutées par l'État, alors que pour de nombreuses personnes, c'est l'indemnisation accordée par les juges de Strasbourg qui aurait pu constituer une satisfaction pour les souffrances subies. Le montant moyen de l'indemnisation accordée par la CEDH dans les affaires suivis par l'Équipe contre la torture est de 25 000 euros. 

Actuellement, un citoyen russe se trouve, par la force de l'État, dans une position cernée et ne peut demander réparation qu'auprès des tribunaux nationaux qui, selon la pratique de nos juristes, accordent – s’ils accordent bin sûr - en moyenne une indemnisation pour torture d'un montant de 100 000 roubles (environ 1 500 euros). Différence du montant qu'une victime peut recevoir en s'adressant à la Cour européenne est énorme. Même une très vieille voiture ne peut être achetée avec cette somme, sans parler d'un traitement médical ou d'un cours de réhabilitation complet après la torture. 

Les actions militaires qui se déroulent en Ukraine représentent une énorme menace pour les citoyens russes aussi. En ce genre de moment, l'État envoie un signal fort que la violence et même le meurtre sont des pratiques normales, parfois nécessaires pour atteindre certains objectifs fixés. Un message de telle attitude est parfaitement reçue par la population. Et la propagande travaille dans ce sens. 

Quand un conflit militaire prend fin, tôt ou tard, et l'État cherche à tout remettre dans une perspective post-conflit ; y compris le comportement de la population, pas tous les gens peuvent si facilement, en suivant une instruction, oublier tout ce qui a été martelé dans leur tête pendant des mois, voire des années. C'est particulièrement difficile pour ceux qui ont été directement impliqués dans les combats ou qui en ont été témoins. 

Ceux qui reviennent de la guerre et prennent un emploi paisible ont de fortes chances de devenir une source de danger accru pour les autres. 

Si une personne qui a participé à des actions militaires trouve un emploi où la violence est possible ou fait partie du travail, comme dans la police ou la prison, le risque est multiplié. 

Une personne qui a participé à des combats n’a plus de barrières psychologiques, et peut également avoir un passé où elle a été récompensée et gratifiée pour un comportement violent. Par conséquent, elle peut, à la recherche d'un gain quelconque, recommencer à utiliser la violence. Le chemin qui mène à la torture contre un détenu est très court. 

Aujourd'hui, ce ne sont pas seulement des militaires professionnels qui participent aux combats, mais aussi ceux qui ont peu ou pas d'expérience professionnelle du tout. Lorsqu'ils rentrent chez eux, ils cherchent un emploi, et avec leur expérience militaire, il est plus facile de trouver un emploi dans les forces de l'ordre - police ou services pénitentiaires. Le risque est grand que les anciens militaires commencent à utiliser les connaissances acquises sur le champ de bataille dans la vie civile et au travail. 

Il est important de mentionner aussi les cas des policiers qui sont restés dans le secteur civil et ne sont pas allés dans une zone de combat. Leur demande n'a pas diminué, on leur demande toujours d'être capables de résoudre des affaires et de respecter les fameux « barèmes ». Mais les policiers, qui sont moins nombreux, peuvent être autorisés à résoudre des crimes en violation de la loi afin que les chiffres ne baissent pas. Le recours à la torture serait bien sûr autorisé de manière tacite, sous réserve de la protection des supérieurs. 

De plus, il ne faut pas oublier que les prisonniers libérés participent désormais activement aux combats, que ceux qui survivront, retourneront également à la vie civile et qu'ils vivront côte à côte avec les civils. Les condamnés à des peines lourdes sont déjà difficiles à socialiser, mais s'ils reviennent de la zone de combats avec le même bouquet de traumatismes psychologiques que les autres, on peut s'attendre à ce que la criminalité soit encore multipliée.  

Les pratiques complexes même sans tout cela ; d'application de la loi et un cadre juridique non réglementé ont un impact négatif sur la résolution du problème de la torture en Russie. La seule façon de résoudre le problème de la torture est un chemin très long et qui implique des changements systémiques majeurs dans le système d'application de la loi lui-même, ainsi que l'éducation de la société, qui est actuellement activement inculquée avec la haine de tout ce qui est « occidental », y compris le concept même des droits humains, par la propagande de l'État.  

C'est un chemin complexe et long qui nécessite une volonté et un désir politiques sérieux, que les dirigeants actuels du pays ne manifestent pas du tout. 

Sergueï Babinets, Président de l’Equipe contre la torture 

Nijni Novgorod, Russie

*****

Ont été publiés précédemment dans ce blog : 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte