Parler de « race » aujourd’hui en France suscite des polémiques sans fin, alors que le racisme se déchaîne et se propage dans toutes les sphères de la société, et de la politique. Le mot est tabou, il est même en voie d'être rayé de la Constitution au nom des valeurs qui sont censées nous animer.
Mais alors comment décrire le racisme, si nous ne pouvons pas nommer – ni mesurer – les expériences vécues par celles et ceux qui subissent des oppressions raciales liées au fait d’être perçus, et traités, comme « Arabe », « Noir », « Asiatique », etc. ? Comment décrire les hiérarchies raciales si le mot « Blanc » est interdit du vocabulaire ?
En octobre 2020, Mediapart a décidé de créer un poste de responsable éditoriale aux questions de genre pour « veiller, de manière transversale, à ce que le journal concerné soit plus inclusif dans son traitement éditorial et dans son fonctionnement interne ».
Quatre ans plus tard, fidèle aux valeurs « radicalement démocratiques » que porte le journal, Mediapart complète ce poste de « gender editor » en créant une fonction de responsable éditoriale aux questions raciales, pour veiller aux biais discriminatoires dans les contenus éditoriaux (texte, vidéo, podcasts…) et dans le choix des interlocuteurs et des interlocutrices.
Cette nouvelle fonction, que j’ai la chance d’occuper – inspirée par ce qui existe à la rédaction de l’AFP et aussi au New York Times – contribue à un travail sur lequel Mediapart est déjà très investi depuis de longues années, que ce soit dans le champ des violences policières, la haine ordinaire, les discriminations, les débats sur les questions décoloniales, ou encore la mise en valeur d’angles morts de la société (lire ici, ici, ici, ou encore là). Sans oublier l’apport précieux des contributions extérieures du Club (par exemple là, là, et plus récemment ici et là).
Ce choix vient concrétiser des discussions plus anciennes, notamment dans le cadre de la Commission diversité de Mediapart – devenu Comité antiraciste –, et qui ont rebondi à l’occasion de plusieurs débats au sein de la rédaction au moment de la préparation du nouveau projet éditorial porté par Lenaïg Bredoux et Valentine Oberti. Il figure également dans les recommandations de l’Ajar, l’association des journalistes antiracistes et racisé·es.
Pour mener à bien cette noble et audacieuse mission, nous nous sommes fixé une feuille de route, avec des chantiers à démarrer rapidement, et d’autres à développer au long cours.
Premier chantier : les mots
Le mot « race » fait peur. Nous le savons bien.
Il évoque l’esclavagisme, le colonialisme, le nazisme. Il est même l’objet d’une répulsion républicaine, tant nous aimons au « pays des droits de l’homme » se croire indifférent à la couleur. Alors, pour parler de ce (ceux) qui dérange(nt), certains préfèrent le vocable euphémisant de « quartiers populaires », de « minorités visibles », de « descendants d’immigrés », ou encore d’« ethnie »… D’autres carrément de « sauvageons », quand ce n’est pas de « racailles »… Mais substituer les mots est à la fois incorrect et fallacieux. Cela détourne le regard en fixant notre intérêt sur les groupes jugés problématiques, plutôt que sur la politique de racisation qui vise à séparer certains Français·es du reste de leur concitoyen·nes, de certains êtres humains de l’humanité…
« La bataille » des mots – notre terrain de jeu – est à ce sujet, essentielle. Pour la mener, il faut porter la plume dans la plaie, en parlant plus franchement de la race (la racialisation, la racisation…), la blanchité, les privilèges, etc. Mais avec justesse, et clarté. Ce champ nous intéresse en tant que journalistes – nous comptons élaborer un glossaire et un guide des bonnes pratiques –, car le vocabulaire que nous choisissons détermine ce que l’on s’autorise à regarder et les moyens que l’on se donne pour décrire la société. Ces mots sont donc des outils, mais pas seulement, ils sont aussi l’objet d’une bataille idéologique violente, où les intimidations et les anathèmes font rage.
Chères lectrices, chers lecteurs, nous veillerons donc à partager, régulièrement, nos débats et nos choix éditoriaux avec vous.
Deuxième chantier : l’évaluation des biais
Pour pouvoir prendre conscience des biais raciaux, il faut sortir du brouillard des mots, mais aussi prendre conscience des lunettes qui nous font choisir un·e interlocuteur ou interlocutrice, un sujet, un angle, une mise en perspective plutôt qu’une autre.
Depuis 2009, l’Arcom établit annuellement, un « baromètre de la représentation de la société française ». Cet outil de mesure « propose, chaque année, une photographie à un instant donné de la représentation de cette diversité sur les écrans ». Dans son dernier rapport, on apprend que « les personnes perçues comme “non blanches” ont été représentées à hauteur de 15 % à la télévision en 2022 (contre 14 % en 2021). Leur présence sur les chaînes d’information en continu apparaît encore particulièrement faible (9 %) ».
Le baromètre ne s’arrête pas à l’indexation de leur présence, il explicite aussi les rôles qui leur sont attribués.
« La représentation qualitative des personnes vues comme “non blanches” demeure inégale avec des rôles d’importance mais à connotation négative. Si elles sont plus souvent vues dans des premiers rôles, elles sont surreprésentées dans les rôles à connotation négative et sous-représentées dans les rôles à connotation positive. »
Ce travail, comme celui réalisé par Le Collectif 50/50, sur les inégalités de réprésentation dans le cinéma, ont alimenté nos réflexions. Nous avons donc décidé de réaliser un monitoring régulier de notre production pour tenter d’avoir une vision globale de ce que l’on peut lire sur Mediapart, afin de se fixer des objectifs concrets pour améliorer notre couverture éditoriale.
Ces deux projets éditoriaux seront bientôt suivis d’autres, notamment en lien avec la politique sociale de l’entreprise.
Aussi, soyez-en sûrs, nous vous en tiendrons au courant de l’avancement de ces chantiers, et le lancement de ceux à venir, comme nous l’avons toujours fait à Mediapart en offrant une transparence unique dans la presse sur nos comptes et résultats.