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Sabrina Kassa

Journaliste, éditrice et responsable éditoriale aux questions raciales

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Billet de blog 30 juillet 2024

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Écrans et parentalité : une mission (presque) impossible

Suite à notre appel « Enfants et écrans : comment transmettre l’art de la (dé)connexion ? », voilà une synthèse issue de vos témoignages, où l'on dévoile une pléthore de rituels, les raisons de la perte de contrôle à l'adolescence, l'effet délétère du logiciel Pronote, l'impact limité des contrôles parentaux... Et pour finir, un florilège de propositions, loin des idées à l'emporte-pièce de certains politiques. 

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« J'ai deux enfants. Le plus âgé vient d’avoir 15 ans, le plus jeune a 11 ans et demi. Longtemps, j'ai contrôlé leur usage des écran, puis, il y a deux ans, j'ai fini par "lâcher" , à la fois la restriction quasi totale des jeux vidéo, mais aussi du téléphone portable, car j'ai réalisé le problème social que cela constituait pour mon fils aîné. En fin de cinquième, il était devenu le seul sans téléphone de toute sa classe. De fait, il était mis de côté. Quant à mon plus jeune fils, il me faisait un peu la tête lorsqu'il arrivait de chez son père (une semaine sur deux) parce qu'il savait qu'il n’allait pas pouvoir jouer. J'ai senti qu’un jour il n'accepterait plus de venir chez moi... »

Le témoignage d’Héloïse, sincère et complexe, est représentatif de ce que vivent les parents d’adolescents. La volonté de mettre des règles, la pression sociale, la fatigue, les négociations familiales, les chantages, etc. Bref, tout un tas de contradictions qui mettent à mal les velléités parentales.

« En France, on estime que les enfants de moins de trois ans passent en moyenne 1h22 quotidiennement devant la télévision, ou 45 minutes devant un smartphone », précise Emmanuel Prados dans son billet.

Un temps d'exposition qui augmente par paliers : les adolescents « y consacrent 3h30 de 11 à 15 ans, et presque 5 heures entre 15 et 17 ans (plus de 7 heures pour un quart des 15-17 !). Ce sont 5 heures aussi pour les plus de 18 ans. Ces évaluations ne prennent en considération que les loisirs : les Français de plus de 11 ans consacrent ainsi 60 % de leur temps libre… aux écrans. »  

Le rapport d’experts, poétiquement intitulé « Enfants et écrans. A la recherche du temps perdu »  commandé en janvier par Emmanuel Macron, tire aussi la sonnette d'alarme. Il a été rendu au mois de mai dernier, et devait donner lieu à une série de mesures. Mais ce programme a fait pschitt !, suite à la dissolution, pour devenir un thème de campagne parmi d'autres. On a alors entendu le président du RN Jordan Bardella se prononcer pour l’interdiction des téléphones portables dans les établissements scolaires, sans plus de détails, afin que les écoles redeviennent « des zones de sobriété numérique ».

Emmanuel Macron, quant à lui, s'est contenté de fustiger « l’addiction » aux écrans lors d’une conférence de presse, et a promis de « protéger nos enfants, d’abord en ne permettant pas l’usage des téléphones avant 11 ans, et surtout l’accès aux réseaux sociaux et à leur usage avant l’âge de 15 ans ». Seul hic, la question de la majorité numérique à 15 ans, si tant est qu’elle soit vraiment applicable, est une prérogative européenne. Et si l’interdiction des téléphones avant 11 ans peut être considérée comme un message pertinent à envoyer aux parents et aux industriels qui ciblent les enfants, nous verrons que cette mesure risque d'être inopérante, si elle n'est pas accompagnée de politiques économiques et sociales cohérentes.

Pour mieux comprendre la complexité du sujet, nous avons lancé un appel à témoignages dans le Club, dans la foulée de la sortie du rapport des experts. Pour essayer de comprendre vos règles et rituels, mais aussi les réussites et les échecs de vos accompagnements parentaux, les outils à disposition, les embûches, etc.

Illustration 1

À la lecture de vos témoignages – une cinquantaine, dont deux tiers ont été écrits par des femmes – il en ressort un sentiment d’urgence, voire d’angoisse. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce sujet n’est pas pris à la légère ! 

À l'instar de Sylvain, père d’un enfant de 10 ans, qui détaille par le menu un règlement familial où rien n’est laissé au hasard. Il a fixé, dit-il : « une base de 5 heures de jeux vidéo à répartir sur vendredi, samedi, dimanche (modulable si punitions ou réussites scolaires) ; un usage des écrans interdit après 19 heures (sauf si films en fin de semaine) ; un contrôle parental sur la Switch (obtenue à ses 9 ans, après 5 ans d'attente), aucun jeu PEGI 12 autorisé (sauf Zelda, Super Metroid et Goldeneye), pareil pour les films [...] Mais c’est plus compliqué à gérer avec les contenus YouTube », concède-t-il.

Le contrôle des écrans, une question sociale ?

Des témoignages de ce type n’ont rien d'extravagants. Les parents, surtout d'enfants jeunes, ont parfois des règlements familiaux dignes de copropriétés. 

Sophie, mère de deux enfants de 6 et 8 ans, insiste, pour sa part, sur les vertus d’un cadre clair : « Même s'ils sont parfois frustrés, et qu’ils nous en veulent momentanément, ils sont informés que le temps d'écran est limité. Les choses évolueront avec le temps, leur maturité, l'arrivée inévitable de l'usage du téléphone portable, mais il y aura toujours un cadre à respecter. C'est par ailleurs une discipline que nous nous imposons aussi : zéro téléphone dans les moments ensemble (repas, jeux, sorties). Cela aide à leur faire comprendre que c'est une préoccupation partagée adulte-enfant. »

La limitation du temps d'écran ne dépend pas exclusivement d'une question d'autorité, mais aussi de moyens disponibles. En effet, comment s’occuper des enfants lorsqu’ils ne sont pas « scotchés » aux écrans ?

Ludovic, père de deux filles de 11 et 16 ans, a une panoplie de réponses. Il propose « beaucoup de visionnage en famille », et « montre au quotidien les alternatives aux écrans. Mais je suis informaticien, donc déconnecter après le boulot est facile et nécessaire. »

Idem pour Emmanuel, père d’un enfant de 7 ans. « Il n'y a pas de télé à la maison, mais un vidéo-projecteur. Nous regardons seulement les programmes choisis, en streaming. Il n’y a donc pas d’accès « passif » aux écrans et le contrôle est assez aisé. D’après moi, la différence d'utilisation des contenus internet (à des fins d'accroissement de leurs connaissances vs à celles de "divertissement" stupide, pornographie, etc.) va induire un écart de "QI" croissant entre les jeunes selon l'orientation qui sera la leur. »

Tout n'est donc pas dans le temps passé devant l’écran. Ce que l'on regarde est tout aussi essentiel.

« Mais qu'en est-il des parents qui travaillent ou qui ne sont pas conscients des dangers, dont les enfants doivent faire seuls leurs devoirs à la maison sur écran et qui seront très probablement happés par des contenus non éducatifs, voire inadaptés ? Est-ce cela l’égalité des chances ? » interroge cette tribune du Club de parents inquiets.

Ce qui énerve le plus Lina, elle, c'est le discours sur l’autorité parentale. « Arrêtons d’infantiliser les parents. C’est bien de faire de la prévention mais pas d’obligations ! Chaque parent fait du mieux qu’il peut. Je pense aux familles monoparentales ou bien même aux familles les plus modestes qui n’ont pas les moyens d’inscrire leurs enfants à des activités ou bien même de juste passer du temps avec eux. Parfois ils n’ont pas le choix. »

Contrôle parental vs séduction numérique

D’autant plus que tous décrivent leur impuissance à faire respecter leurs décisions, à partir d’un certain âge. C'est souvent après le cap des 11 ans, cher à Emmanuel Macron, que les choses se gâtent…

« Nous avons essayé la coupure de la wifi : ça ne marche pas, il se réveille pour aller l'allumer. En plus, le contrôle parental, c’est un peu une connerie, car cela l’empêche aussi d’aller sur ses sites en lien ses passions », s’exaspère la mère d'un lycéen.

Les contrôles numériques font ainsi l’objet de nombreuses critiques, où les termes de « contraintes » et de « discussions laborieuses » reviennent souvent.

Pauline, dont l'ado a 13 ans, raconte : « Nous avons utilisé le contrôle parental google (hélas, pas beaucoup d'alternatives open source...) pour le smartphone et le contrôle parental switch (appli gratuite). Les outils de contrôle ne fonctionnent pas très bien : les paramètres changent tout seuls (!?), il faut donc les vérifier chaque jour. C'est très pénible car cela n'ôte aucunement la charge mentale qui y est liée. Sans parler des tensions que cela crée lorsque ça s'arrête ou des négos à n'en plus finir pour avoir du rab : "exceptionnellement maman juste aujourd'hui j'te jure" ».

Héloïse, mère de deux enfants, de 15 et 11 ans, constate, elle aussi que les outils de contrôle ne marchent pas bien, car les jeunes apprennent vite à les détourner. 

« L'aîné a un téléphone que nous avons mis sous surveillance parentale. Il ne s'allume pas avant 7 heures le matin et se ferme automatiquement à 20 heures, sauf le week-end à 22 heures. Toutes ses applications sont limitées à 30 minutes d'utilisation et c'est seulement depuis cette année qu'il a accès à certains réseaux sociaux... Bien sûr, il nous trouve complètement paranos... Cette année, il a réussi à craquer le système et il a trouvé l'astuce d'installer et de désinstaller plusieurs navigateurs internet qui lui permettent de faire plus de 30 minutes. Bref, il utilise son intelligence pour contourner les règles. Il n'empêche qu'il ne passe jamais plus de une heure - deux heures sur son téléphone par jour, sauf les week-end. »

Des pressions sociales et… scolaires, à se connecter !

Cette « bataille sans fin » semble d’autant plus inégale que les parents ont souvent l’impression que tout conspire contre eux.

Lorin, mère de deux enfants de 11 et 10 ans, qui vit pourtant à la campagne, s’épuise à nager à contre-courant. « Mon cadet qui est en CM1, dans une école de village, me fait part de la proportion conséquente des élèves de sa classe, environ un tiers, qui ont déjà un smartphone avec accès internet. Mon ainé qui est en Sixième est l'un des deux seuls de sa classe à ne pas avoir de smartphone. Je sais qu'il a déjà eu accès à du contenu pornographique par le téléphone de ses camarades. Se sentant exclu de la vie sociale du collège (n'étant pas sur les groupes réseaux sociaux de sa classe (WhatsApp/Snapchat) il s'est procuré des smartphones (vol/mensonges) et a eu des comportements débridés (usage immodéré, connexions très tardive, contenu douteux..) De plus, il a réussi à mettre en place tout un ensemble de sécurité ne me permettant pas d'accéder aux contenus du téléphone... Bref, je me sens bien dépassé par cette folie numérique qui fait que la norme doit être maintenant le smartphone en Sixième, voire dès la Primaire. »

Marie, quatre enfants, insiste quant à elle sur un autre problème : la pression de l’école à se connecter. « L'écran a toujours été un combat entre nous et l'école. La première fois que mon fils aîné a été mis devant un écran, c'était un jour de pluie, en première année de maternelle. J'ai fait part de mon incompréhension à l'enseignante. L'expérience a été la même pour nos enfants suivants. La première fois que mon fils aîné a été mis devant un ordinateur, c'était pour Pronote. J'ai écrit au professeur principal pour dire que nous souhaitions préserver notre fils de Pronote - et de tout ce que cette plateforme induit en termes de récupération de données. Mais nous avons abandonné car cette démarche stigmatisait notre fils en classe. »

Pour ne pas subir l’opprobre générale, un collectif citoyen, composé notamment de parents et d'enseignants, s’est constitué pour interpeller les pouvoirs publics. « Est-ce le rôle de l'Éducation Nationale de mettre entre les mains des enfants des outils leur donnant accès à des sites commerciaux, à des vidéos d'influenceurs ou autre, notamment en cas de contrôle parental débridé ? ». Car note-t-il, : « des départements déploient des stratégies de distribution de terminal numérique à chaque enfant à partir du CM1 voire avant, pour les préparer à l'usage des tablettes au collège, qui les prépare à l'usage du numérique au lycée, qui les prépare à la vie professionnelle. Mais où va s'arrêter cette anticipation ? Il y a même des écoles dans lesquelles des tablettes sont distribuées aux enfants dès l’âge de trois ans ».

Propositions pour une écologie numérique

Outre la critique virulente de Pronote [le logiciel de notation et d'appréciations de l'Éducation nationale], les parents qui se sont exprimés via le questionnaire esquissent une série de solutions qui passent par des activités collectives, une règlementation plus stricte des entreprises, une éducation au numérique plus poussée et un accompagnement à la déconnexion ! Florilège. 

Illustration 2
@Justine Vernier / Mediapart

Dominique :

« Pour moi, la première solution, c'est de remettre les devoirs dans le cahier de texte pour éviter d'aller sur Pronote qui incite à aller sur d'autres sites. Deuxième solution : mieux financer les associations sportives, ou autres, pour que les jeunes puissent faire autre chose que de rester devant les écrans. »

Naima :

« Les interdictions ne servent à rien, elles seront contournées par le grand frère, etc. L'éducation reste le meilleur moyen de prévenir. Que le gouvernement légifère d'abord sur ces saletés de ProNote et EduConnect s'ils veulent que les grands donnent l'exemple ! Envoyer des devoirs le dimanche pour le lundi, ce n’est pas tellement ce que j'appelle du droit à la déconnexion. »

Pauline :

« Je trouve que c’est une hypocrisie totale. Cela fait des années qu'on nous impose du numérique partout et maintenant on nous dit qu'il faut limiter l'usage des enfants/ados alors qu'ils sont une cible commerciale depuis le départ. Je suis moi-même ulcérée par ce technosolutionnisme imbécile qui consiste à tout remplacer par du numérique. Je suis par exemple, et entre autres, absolument consternée par Pronote. »

Sophie :

« Les recommandations existent déjà (balises 3-6-9-12 de Serge Tisseron). Combien d'enfants vus avec un écran dans une poussette en ville ? C'est un vrai problème de société. Un début de solution serait de recruter plus d'agents à la PMI pour qu'ils ou elles puissent faire de la prévention auprès des familles. »

Perrine :

 « Tout faire reposer sur la seule responsabilité des familles est stérile, il faut s'attaquer aux entreprises qui cherchent à rendre tout le monde accro. »

Camille :

Je suis pour bannir le numérique des écoles jusqu'au lycée et en revanche donner une place intelligente dans les apprentissage à l'initiation et la formation à l'informatique et code (sans écran) pour faire acquérir aux enfant dès le plus jeune âge et tout au long des études des compétences et un esprit critique qui va de paire. L'idéal : « tu pourras utiliser un ordi quand tu l'auras fabriqué toi-même... ». Que l'école fasse de nos enfants des hackers, qui puissent s'approprier véritablement les outils (les fabriquer) et non être aliénés par ces derniers. Dans cette idée, on a commencé à la maison par un jeu à partir de 3 ans qui s'appelle Programino et on a continué avec le jeu Matatalab coding set. C'est assez chouette. Ça plait à notre enfant (comme les autres jeux). Nous ne sommes pas du tout compétents en informatique et programmation mais peu importe, c'est comme apprendre à construire des cabanes ou faire du jardinage.

Priscilla :

« Je suis d'accord avec l'idée d'imposer des âges et surtout de marteler ces informations partout. Également avec le fait d'interpeller les entreprises, qui voient trop souvent l'attention des enfants comme une manne économique potentielle.  »

Tomatecerise :

« Je n'ai pas d'enfants. Mais je travaille dans le domaine de la prévention en santé. Nous avons, collectivement, un lien de dépendance aux écrans, à "l'autre virtuel", qui se doit d'être toujours-là-toujours-"présent". Bien sûr qu'il y a des adultes qui, ayant construit un rapport plus sain à l'écran, sont en mesure de transmettre ce rapport. Heureusement ! Néanmoins, un monde sans écran nous semble de plus en plus impossible.

Peut-être devrions-nous pouvoir instaurer une semaine nationale de la déconnexion ? Ou d'autres temps sans écran, afin de réinventer d'autres modalités d'être ensemble ou/et d'être seuls ».