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Billet de blog 2 avril 2023

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« Lovouchka 22 » : écarter Poutine pour sauver son système

« Lovouchka 22 » est un film documentaire de propagande russe, diffusé sur YouTube. Son message pourrait constituer la base du narratif que le pouvoir russe utiliserait bientôt, après la mise à l’écart de Vladimir Poutine. Il justifierait l’arrêt de la guerre et conduirait au retrait de l’armée russe des territoires qu’elle occupe encore en Ukraine, y compris la Crimée.

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« Lovouchka 22 » : Ecarter Poutine pour sauver son système

            « Lovouchka 22 » (« Ловушка 22 », en russe - « Piège 22 », en français) est un film documentaire de propagande russe. Il est diffusé sur YouTube. De toute évidence, il a été conçu et réalisé en Russie, sous le contrôle de la Sécurité d’Etat. Assez court (il dure à peine vingt minutes), il capte facilement l’attention par son rythme haletant. Il délivre un message qui pourrait bien constituer la base du narratif que le pouvoir russe utilisera bientôt, après la mise à l’écart de Vladimir Poutine. Il justifierait l’arrêt de la guerre et conduirait au retrait de l’armée russe des territoires qu’elle occupe encore en Ukraine, y compris la Crimée. Cela, pour sauver l’essentiel : le système mafieux poutinien.

            La chaîne YouTube qui diffuse le film a pour nom : « Les vrais patriotes » (« Настоящие патриоты »). Elle a été créée spécialement pour l’occasion. Son site indique qu’elle n’est active que depuis le 6 février 2023. Il ne donne aucune adresse, ni même le pays auquel seraient rattachés ces « vrais patriotes ». Il a enregistré, jusqu’à la mi-mars, environ 1.100.000 visiteurs.

            Le film ne peut être l’affaire d’un petit groupe de militants « patriotes » qui auraient bricolé un montage à partir d’images récupérées sur internet. Il est, au plan technique, de grande qualité. C’est une œuvre de professionnels, dans le style des productions de la chaîne de la télévision d’Etat « Rossiia 1 », ou de REN TV, le groupe de médias contrôlé par la finance poutinienne.

Le message de « Lovouchka 22 »

            Le message du film est le suivant : en déclenchant la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, Vladimir Poutine est tombé dans un piège tendu par Joe Biden. N’ayant pas su l’éviter, la Russie court maintenant à la catastrophe. Elle risque une défaite militaire qui limiterait durablement sa capacité de défense et provoquerait un déclin inexorable de son influence dans le monde. Elle devra sortir de ce piège en abandonnant le Donbass, voire la totalité des territoires ukrainiens occupés depuis 2014 (donc, aussi la Crimée).

            Le visionnage de la vidéo est édifiant. Je propose ici ma traduction.

            « Lovouchka 22 » commence très fort en matière de patriotisme grand russe et de promotion de Vladimir Poutine : le 24 février 2022, il aurait mis fin à une série de défaites catastrophiques pour la Russie. Cette série aurait commencé avec Gorbatchev, qui aurait « trahi les pays du bloc socialiste et permis l’effondrement de l’URSS ». Elle se serait poursuivie sous Eltsine. Puis serait venu « le nouveau leader, Vladimir Poutine », qui se serait attaché à reconstruire minutieusement « un pays en miettes ». De bonne volonté, coopératif avec l’Occident, il aurait fait « beaucoup de concessions et de compromis ». Il aurait voulu faire de la Russie un « membre à égalité de droits » dans la grande famille européenne.

            Mais, nous dit le film, cela contrariait « l’Occident collectif » : entraîné par les Américains, celui-ci demeurait hostile à la Russie. L’OTAN s’était élargie ces dernières années en intégrant les anciens pays socialistes d’Europe centrale et les pays baltes. Les Occidentaux finançaient et armaient un « régime nazi antirusse » en Ukraine.

            Pour la Russie, la menace était devenue telle, que Poutine n’avait plus le choix : « Céder encore eût été commettre un crime à l’égard de nos ancêtres et de leurs descendants ». Il fut obligé de déclencher l’OMS[1], « le jour historique du 24 février 2022 ».

            Voilà pour la partie introductive. Défilent ensuite des images très violentes sur les premiers jours de la guerre en Ukraine. Puis, vient le choc d’un constat déconcertant : alors que l’on nous promettait une victoire éclair et que, selon les discours officiels, l’OMS se poursuit « selon les plans », en réalité, rien ne va. L’armée russe ne cesse de reculer. Elle a dû se retirer de la région de Kiev, puis de la région de Kharkov. Elle vient de se retirer de la partie qu’elle occupait dans la région de Kherson, sur la rive droite du Dniepr. A chaque fois, les pertes en hommes et en matériels sont considérables.

            Passé le choc de la révélation, le film se veut ensuite analytique. Il pose la question : qui est en train de gagner la guerre ?

            Est-ce l’Ukraine ? Il répond par la négative. Le pays est en ruine. Les destructions sont énormes. Plusieurs millions d’Ukrainiens sont partis à l’étranger. L’économie s’est effondrée.  La reconstruction de l’Ukraine prendra des années.

            Est-ce la Russie ? Le film répond aussi par la négative. Il y a d’abord les pertes humaines : « Bien sûr, vous ne pouvez pas croire en ces 100.000 soldats russes morts que claironnent les autorités ukrainiennes. Mais il est difficile de croire le chiffre de 6.000 déclaré par Choïgou ». Il y a aussi le recul de l’économie, à cause des sanctions imposées par les Occidentaux. Tous les secteurs sont touchés. Le chômage menace. Le pire est à venir, pour l’économie et le bien-être de la population. Mais le plus grave, selon le film, c’est l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Alliance atlantique. Alors que la Russie devait, en déclenchant l’OMS, l’éloigner de ses frontières, elle se retrouve à avoir 1.200 km de frontière avec l’OTAN en plus !

            Evidemment, on sent le loup arriver. N’y aurait-il pas une tierce partie à qui profite cette guerre ? Bien sûr, ce sont les Américains ! Pour leur économie, tout roule : leurs ventes d’armes se sont accrues de façon considérable avec le réarmement des anciens pays socialistes devenus membres de l’OTAN. S’affichent alors sur l’écran les chiffres de croissance de leur budget affecté à la Défense en 2022. Ils donnent le tournis : Pologne +76% ; Roumanie + 123 % ; Tchéquie + 104% ; Hongrie + 151%, etc. Au succès de l’industrie militaire américaine, s’ajoute la performance stupéfiante des ventes de gaz et de pétrole américains. Les exportations américaines de gaz à l’Europe se sont accrues de 50% en 2022. Elles ont pris la première place dans l’importation du gaz en l’Europe… à la place des exportations russes ! Et, avec les sanctions qui touchent maintenant le transport maritime du pétrole russe, on s’attend, en 2023, à une situation encore plus dégradée pour les hydrocarbures russes et plus avantageuse pour les hydrocarbures américains.

            La conclusion s’impose : « les Etats-Unis sont les grands vainqueurs de la guerre, au stade actuel ». Est-ce un hasard ? Non, répond le film. Tout cela est le résultat d’un piège tendu par Joe Biden. Et, dans lequel, Poutine est tombé en déclenchant l’OMS.

            Le film s’attache ensuite à préciser comment aurait fonctionné le piège. Après l’avoir « emporté dans une élection présidentielle très controversée », Joe Biden se serait montré particulièrement agressif à l’égard de Vladimir Poutine : « Un de ses premiers pas en tant que président a été un lourd paquet de sanctions contre les politiciens et hommes d’affaires russes. Mais il ne s’est pas arrêté là. Il a publiquement traité Poutine d’assassin ».  Il aurait encore incité « le régime de Kiev » à multiplier les incidents dans le Donbass, à faire « tirer sur des villes pacifiques ». Il aurait abondé les arsenaux ukrainiens en toutes sortes d’armes américaines. A cela, se seraient ajoutées les menaces que le pouvoir nationaliste ukrainien aurait fait peser sur les Russes et russophones en Ukraine : « On s’est mis à évincer la langue russe de toutes les sphères de la vie. On a même mis des amendes à ceux qui l’employaient ».

            Ce serait en réaction à cette agressivité et à ces menaces du « régime de Kiev », attisées les Américains, que l’armée russe aurait été mobilisée aux frontières de l’Ukraine en 2021. Finalement, alors que les provocations se multipliaient, y compris sur le plan diplomatique, les Russes seraient tombés dans le piège. Selon les auteurs du film, les Américains avaient « préparé l’armée ukrainienne et anticipé l’enlisement des forces armées russes dans de dures confrontations en Ukraine. Pour en prendre la mesure, au moment de la proclamation de l’Opération Militaire Spéciale, l’armée ukrainienne possédait le plus grand arsenal d’armes antichars dans le monde ! Il ne pouvait être question d’une rapide et facile victoire ».

            Une mention particulière est faite dans le film à l’attitude de la Chine à laquelle aurait été tendu un piège du même type, en août dernier. La visite de Nancy Pelosi à Taiwan est présentée comme une provocation à laquelle la Chine a su répondre avec sagesse : elle n’a pas utilisé la force. « Elle s’est gardée de déclarations agressives. La direction du pays, forte des enseignements du passé, a compris à temps qu’elle avait affaire à un piège tendu par les Etats-Unis. Le but des Américains était d’entrainer la Chine dans un conflit avec un pays assez bien équipé en armements. Et ainsi réduire son influence dans le monde ».

            Pour les « Vrais patriotes », la Russie, serait, elle, bien tombée dans le piège. Et elle courrait maintenant à la catastrophe. La défaite dans la guerre en Ukraine, aurait selon eux, trois conséquences :

  • Tout d’abord, le renforcement de l’OTAN et son expansion, avec l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie ;
  • Deuxièmement, les sanctions économiques et les réparations que la Russie devrait payer pour la reconstruction de l’Ukraine, l’affaibliraient et l’empêcheraient de renouveler sa puissance militaire, pendant une longue période ;
  • Troisièmement, l’influence de la Russie dans le monde et « particulièrement dans l’étranger proche » serait réduite. La Russie ne serait plus qu’un Etat de second rang, « ordinaire ».

            Pour les auteurs du film, cette perspective est inacceptable. Ils sont convaincus qu’il faut se retirer d’Ukraine : « après la perte de Kherson, c’est clair : persévérer dans la guerre contre l’Ukraine n’a pas de sens ». Il faut sortir du piège, tant qu’il en est encore temps : « Si la Russie sort maintenant ses forces armées d’Ukraine, abandonnant la Crimée et le Donbass, cela bouleverse tous les plans des Etats-Unis ».

            Faut-il vraiment quitter totalement l’Ukraine ? « La sortie d’Ukraine jusqu’aux limites du 24 février serait la chose la plus rationnelle », entend-on à la toute fin du film. Hésitations sur l’ampleur de la retraite à opérer ? Jusqu’aux « limites du 24 février », cela signifie qu’il faudrait au moins abandonner ce qui reste de conquête depuis le lancement de l’OMS. Mais les « Vrais patriotes » ne se font pas d’illusion car, ce qu’ils visent dans le retrait, c’est la conservation de la capacité de défense de la Russie et, surtout, l’abandon des sanctions. Lequel permettrait à l’économie russe de redémarrer et à la Russie de conserver une certaine capacité à rayonner dans le monde. Or, ils savent qu’il n’y aura d’abandon des sanctions que si la Russie se retire de tous les territoires occupés depuis 2014.

« Lovouchka 22 », une production de la Sécurité d’Etat

            On observera que le film n’est en aucune manière hostile à l’égard de Poutine. Il peut avoir été conçu et produit, sinon avec son accord, du moins avec son consentement.

            Bien sûr, dire que Poutine est tombé dans un piège tendu par Joe Biden ne va pas dans le sens de la célébration de la clairvoyance du président russe. Le temps est loin où, dans un autre film de propagande[2], il pouvait se vanter de ses qualités de stratège. Il y expliquait que si le retour de la Crimée à la Russie avait été un succès, c’était parce qu’il avait dirigé personnellement l’opération : l’exfiltration de Ianoukovitch c’était lui, le déploiement des « petits hommes verts » en Crimée, c’est encore lui.  Il avait pensé à tout, pris de bonnes décisions, ses ordres avaient été exécutés avec efficacité.

            Si « Lovouchka 22 » laisse entendre que le chef suprême est faillible, il y aurait peut-être, pour lui, plus difficile encore à admettre : l’abandon de la Crimée. Elle était censée être réunie à la Russie « pour toujours ». Suggérer que l’on pourrait bientôt s’en retirer serait un sacrilège. Mais la perspective d’une défaite militaire, catastrophique pour la Russie, exige de la part des plus hauts responsables de l’Etat, un effort de lucidité. La réflexion sur des scénarios qui permettraient d’échapper à la catastrophe est un exercice nécessaire au sein du pouvoir russe. Poutine, tout autocrate qu’il soit, ne peut s’y soustraire.

            On observera aussi que le film exonère Poutine de toute responsabilité dans le fiasco de la guerre en Ukraine : il apparaît comme une victime. Le méchant, ce n’est pas lui, c’est Joe Biden. Les Américains sont responsables de toutes les misères qui s’abattent sur la Russie, y compris celle de l’avoir poussée à déclencher cette guerre funeste ! La thèse du piège s’intègre, par ailleurs, parfaitement dans la vision complotiste véhiculée par la propagande poutinienne depuis des années : les Américains seraient les maîtres du monde ; ils voudraient abattre la puissance russe ; avec leurs vassaux de l’OTAN, ils utiliseraient l’Ukraine comme une place d’armes pour attaquer la Russie, etc. 

            Certes, il est entendu que Poutine a fait son temps à la tête de la Russie, et que ce n’est pas lui qui peut la « sortir du piège ». Si, « persévérer dans la guerre contre l’Ukraine n’a pas de sens », et s’il faut que l’armée russe se retire d’Ukraine, « abandonnant la Crimée et le Donbass », il ne fait aucun doute que l’opération ne peut être conduite par Poutine. Mais, le film ne trahit aucune inquiétude quant à la succession. Comme si l’affaire était déjà réglée. Aucun nom n’est donné. Mais, il faut croire que, au sein de l’équipe dirigeante actuelle, un autre « vrai patriote » est prêt à reprendre le flambeau.

            Ces observations confortent l’idée selon laquelle « Lovouchka 22 » n’est pas l’œuvre d’un groupe politique hostile au pouvoir actuel en Russie. Le film est une production de ce pouvoir.

            On pourrait évidemment s’interroger sur l’existence d’un complot visant à renverser Poutine. Le film serait alors l’œuvre d’un groupe factieux au sein du pouvoir russe, et plus particulièrement des services de sécurité, voire de l’Armée. Cela me paraît peu probable. Non qu’il n’y ait des clans autour de tel ou tel haut responsable, au Kremlin, au FSB ou au Ministère de la Défense. Mais, il est invraisemblable que la production « Lovouchka 22 » ait échappé à la vigilance de l’Administration présidentielle et donc, à Poutine lui-même. Les commanditaires du film ne peuvent avoir agi à son insu.

            Le plus vraisemblable est, en fait, que le film ait été commandité au plus niveau des services de la Sécurité d’Etat. « Lovouchka 22 » est typiquement ce que l’on appelle dans la tradition de ces services, une « mesure active » (aktivnoe meropriiatie). Une opération de ce type vise à influencer un certain public, à l’inciter prendre position, voire à agir concrètement pour des causes que le pouvoir – naguère soviétique, aujourd’hui russe – juge utiles à ses intérêts. Dans le cas présent, le pouvoir qu’il faudrait soutenir ne serait pas celui qui s’est fourvoyé dans la guerre en Ukraine, mais celui qui aura à gérer, dans des conditions très difficiles, le retrait de l’armée russe des territoires ukrainiens occupés. La nouvelle direction à la tête de la Russie aurait besoin de la levée rapide des sanctions qui pèsent sur l’économie. Elle devrait contenir, autant que possible, les demandes de réparations pour la reconstruction de l’Ukraine, ou encore la pression du Tribunal Pénal International pour que lui soient livrés les criminels.

            Il est clair que le public visé n’est pas, pour l’instant, le grand public en Russie. La diffusion de « Lovouchka 22 » par les médias russes, qu’ils soient publics ou privés, est impossible. Elle vaudrait à leurs responsables de lourdes peines de prison pour « atteinte au moral de l’armée » ou « diffusion de fausses informations ». Le public visé est un public russophone en dehors de la Russie. Depuis le 24 février de l’an dernier, beaucoup, dans ce public, sont perturbés, voire, comme l’a reconnu pour elle-même Hélène Carrère d’Encausse, « en plein brouillard »[3]. Poutine, hier le héros qui avait réuni la Crimée à la mère patrie, y est devenu indéfendable.

            Plus particulièrement, me semble-t-il, la diffusion de « Lovouchka 22 » est destinée aux agents d’influence russe, particulièrement en Ukraine, en Europe occidentale et aux Etats-Unis. Beaucoup d’entre eux ont été surpris et n’ont pas compris l’agression contre l’Ukraine. Certains se sont même sentis trahis. Les plus exposés (ceux dont l’activité les oblige à exprimer publiquement leur opinion) ont dû prendre position en faveur de l’Ukraine, voire se prononcer pour la défaite de la Russie et la libération de tous les territoires occupés[4]. Le film leur apporte des éléments de narration pour ne pas accabler la Russie et les invite à se tenir prêts à lui apporter leur soutien après la mise à l’écart de Poutine. Nul doute, qu’aux Etats-Unis, où ils étaient d’ardents partisans de Donald Trump, ils soient séduits par la thèse du « piège tendu par Joe Biden ». Nul doute qu’en France, où l’on aime volontiers se montrer rebelle à l’Amérique, ils sauront trouver, demain, l’oreille d’une classe politique qui ne voulait pas « humilier la Russie ».

Les scénarios de la mise à l’écart de Poutine

            Si l’on retient du film, finalement, que Poutine doit passer la main, avant qu’il ne soit trop tard (« sortir du piège » avant la catastrophe), et qu’un successeur est d’ores et déjà pressenti, alors se pose une première question : qui ? On s’interrogera ensuite sur le moment du passage de flambeau. Dans les prochains jours, en avril-mai ? Cela est dans l’esprit de ce qui est suggéré à la fin du film. Plus tard, en juin, voire au début de l’été ? Cela est plus risqué, car la contre-offensive ukrainienne pourrait avoir été déclenchée.

            Concernant l’identité du successeur pressenti, Il nous faut, avant de formuler une hypothèse, tout d’abord, prendre la mesure de la part que Patrouchev devrait jouer dans cette affaire. Tout indique qu’il est l’homme fort, actuellement à la manœuvre, et donc derrière l’opération « Lovouchka 22 ».

            Nikolaï Platonovitch Patrouchev est un personnage important parmi les hauts dirigeants en Russie, depuis près d’un quart de siècle. Il est, à la fois, comme Poutine, ancien officier du KGB et originaire de Saint-Pétersbourg (Léningrad, à l’époque), où il a commencé sa carrière.

            Patrouchev a pris la tête du FSB en août 1999, à la place de Poutine, lorsque celui-ci fut nommé Premier ministre. Les deux hommes sont très liés. Ils ont scellé leur alliance dans le sang des victimes des attentats qui, à la fin de l’été 1999, ont fait près de 300 morts et un millier de blessés. Attribués aux combattants tchétchènes, ces attentats étaient, en fait, des opérations du FSB (des « mesures actives ») menées sous fausse bannière. Ils étaient destinés à faire apparaître Poutine ordonnant l’intervention des forces armées en Tchétchénie, comme un successeur crédible de Ieltsine, un homme d’ordre, fort, capable de reprendre en main une Russie qui allait à vau-l’eau.

            Le lien entre Patrouchev et Poutine est, en fait, fondateur d’un système. Il s’agit de l’association d’un groupe mafieux avec le FSB. Le groupe mafieux s’est constitué autour de Poutine, à partir de la mairie de Saint-Pétersbourg, au début des années quatre-vingt-dix. Il a prospéré sous la protection (le « toit ») du KGB puis du FSB (les « organes », comme on dit en Russie). Patrouchev n’appartient pas au premier cercle du groupe mafieux poutinien. Son domaine, c’est d’abord la Sécurité d’Etat. C’est en la mettant au service du groupe poutinien, qu’il a permis à celui-ci d’étendre son contrôle sur l’économie, les médias et la Justice.

            De nombreux indices permettent de penser que, s’il est un homme que Poutine considère comme son alter ego, c’est bien Patrouchev. Il sait ce qu’il lui doit. Il le respecte. On ne sait s’ils ont eu des désaccords sérieux dans le passé déjà ancien des premiers mandats de Poutine, mais il semble que se soit installée, pour le moins, une certaine distance entre les deux hommes ces trois ou quatre dernières années. Distance, peut-être accentuée par l’effet COVID, la maladie et l’isolement (on parle même de « bunkérisation ») de Poutine.

            Le fait est que, lors de la fameuse séance du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, le 21 février 2022, Patrouchev s’est montré réservé sur l’urgence qu’il y aurait à reconnaitre les deux « républiques populaires » de Donetsk et Lougansk. Il laissait entendre qu’il faudrait peut-être encore donner une dernière chance à la discussion avec les Américains. De sorte que Poutine eut bien de la peine à faire dire, aux deux orateurs suivants (Michoustine et Narychkine, lesquels se disaient « d’accord avec Nikolaï Platonovitch »), qu’ils approuvaient la reconnaissance des deux « républiques populaires » par la Fédération de Russie. On a en mémoire le martyre de Narychkine, le chef du SVR (le Service des Renseignements extérieurs, l’héritier de l’ancienne Première direction du KGB) bégayant, incapable de formuler correctement, la réponse attendue par le président.

            De toute évidence, Patrouchev n’approuvait pas la décision d’envahir de l’Ukraine, déjà prise par Poutine, et mise en œuvre trois jours plus tard. Comme on sait, les choses ont ensuite mal tourné pour « l’opération militaire spéciale ». Il est vraisemblable, que dès la fin de l’été dernier, avec le succès de la contre-offensive ukrainienne dans la région de Kharkiv (et la libération d’Izioum, puis de Lyman), se soit formée la conviction, chez les Siloviki (les hommes des « forces »), autour de Patrouchev et Narychkine, que la Russie courait droit vers une défaite militaire, aux conséquences catastrophiques. Il fallait réagir. Peut-être, est-ce alors qu’ont véritablement commencé les réflexions sur la succession de Poutine. Après l’abandon de Kherson, en novembre, cela devenait urgent. D’où, mon hypothèse selon laquelle ceux qui étaient à la manœuvre derrière « Lovouchka 22 » avaient déjà réglé la question. 

            Alors qui, pour succéder à Poutine dans ce contexte dramatique ? La réponse est : Mikhail Vladimirovitch Michoustine.

            Cela me paraît hautement probable pour deux raisons essentielles : la première est liée au statut actuel de Michoustine. Il est « Président du gouvernement de la Fédération de Russie » (c’est-à-dire, Premier ministre). C’est le statut qu’avait Poutine, à la fin de 1999, lorsque Ieltsine a annoncé sa démission. Il est devenu alors président par intérim jusqu’à l’élection présidentielle qu’il a remportée haut la main.

            La deuxième raison, pour laquelle il me semble que ce sera Michoustine, je la vois dans l’importance qu’il a prise lors du récent voyage de Xi Jinping à Moscou. Il est, d’ores et déjà invité à Pékin… En fait, je pense que les dirigeants chinois sont très informés sur ce qui se trame actuellement à Moscou et considèrent que la page Poutine sera bientôt tournée. Cela, malgré les protestations d’amitié de Xi à son égard. Les Chinois se projettent déjà dans l’après Poutine. Ils soutiendront le pouvoir russe qui retirera son armée d’Ukraine. Ils ne seront pas regardants sur la nature du pouvoir post poutinien en Russie.

            Quelques mots, maintenant, pour terminer, sur le moment du passage de flambeau de Poutine à Michoustine. Maintenant, en avril ou en mai, ce serait logique. Et, tout à fait, dans l’esprit de ce qui est suggéré dans « Lovouchka 22 ». Poutine annoncerait sa démission « pour raisons de santé » et demanderait à Michoustine d’assurer l’intérim. Mais, peut-il s’y résoudre ?

            La posture adoptée par Poutine, ces derniers temps, est plutôt celle de l’obstination, avec l’idée d’installer des armes nucléaires en Biélorussie. Il serait dans une logique suicidaire. Peut-on le raisonner ? Rien n’est moins sûr.

            Les « Vrais patriotes » qui sont derrière l’opération « Lovouchka 22 » peuvent être inquiets. Comme souvent en Russie, pour son malheur, les bonnes décisions sont prises trop tard.

[1] Officiellement, depuis le 24 février 2022, la Russie ne mène en Ukraine qu’une « Opération Militaire Spéciale » (« Spetsialnaia Voiennaia Operatsiia »). Le film, comme les médias russes en général, utilise l’acronyme SVO lorsqu’il est question de la guerre en Ukraine. Nous traduisons SVO par OMS (pour Opération Militaire Spéciale).

[2] Le film « Crimée. Le chemin vers la Patrie » (« Крым. Путь на Родину »), est un documentaire long métrage (144 mn). Il est sorti en mars 2015, soit un an après l’annexion de la Crimée. On notera, par ailleurs, que les intonations de la voix off de « Lovouchka 22 » sont assez proches de celle de ce film à la gloire de Poutine.

[3] Cf. Le Monde, 26 janvier 2023.

[4] Cela est particulièrement valable pour les agents d’influence russe – nombreux – en Ukraine. Ils ont pris massivement parti pour Zelensky contre Porochenko, durant l’élection présidentielle, en 2019. Ils occupent aujourd’hui des postes importants au sein de l’administration présidentielle.

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