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Billet de blog 18 novembre 2023

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Le docteur Malhuret valide la suppression de l'AME (et l'extrême-droite)

Le sénateur de l'Allier Claude Malhuret, ancien président de Médecins sans frontières, vient de voter une loi raciste qui prévoit notamment la suppression de l'Aide médicale d'Etat. Il y a trente ans, il avait vaillamment combattu à l'Assemblée nationale des mesures du même acabit. Que s'est-il passé entre-temps ?

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Lors de la séance du 16 juin 1993 à l'Assemblée nationale, « le député UDF de l'Allier Claude Malhuret a créé la surprise par le ton critique de son intervention. L'ancien secrétaire d'Etat aux droits de l'homme (1986-1988) a regretté les obstacles mis au regroupement familial, qui ne lui semblent pas "aller dans le sens de l'intention proclamée de faciliter l'insertion des étrangers régulièrement installés sur notre territoire". Il a ensuite insisté sur le respect du droit d'asile, "une règle qu'on ne peut transgresser" ».

Le journaliste du Monde poursuit : « Dans un silence total, rare dans l'hémicycle, le député de l'Allier s'est enfin élevé contre la suppression de l'aide médicale à domicile et de la protection sociale pour les étrangers en situation irrégulière. C'est "très simplement en tant que médecin", au nom d'associations humanitaires, qu'il a demandé à Charles Pasqua s'il entendait revenir sur une position en faveur de l'accès aux soins pour tous, affirmée en janvier 1988 par le ministre des affaires sociales, Philippe Séguin. "On ne peut se glorifier de l'action d'associations telles que Médecins sans frontières ou Médecins du monde lorsque, en Bosnie, en Somalie ou au Cambodge, elles apportent une aide humanitaire qui a fait l'honneur de la France, et balayer leurs objections d'un revers de main lorsqu'elles nous interpellent à partir de leur expérience auprès du quart-monde en France." Le député a indiqué qu'il avait déposé sur ces deux points des amendements dont l'adoption conditionnerait son vote. »

Deux jours plus tard, le ministre de l'Intérieur Charles Pasqua s'était « résolu, sous la pression personnelle de Claude Malhuret, à maintenir la possibilité offerte aux étrangers – qu'ils soient en situation régulière ou non – de bénéficier de l'aide médicale à domicile », et le projet de loi relatif à « la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France » avait été adopté à une large majorité.

En ce mois de novembre 2023, le sénateur Malhuret, président du groupe Les Indépendants depuis 2017, s'est d'abord courageusement abstenu de prendre part au scrutin sur la suppression de l'Aide médicale d'Etat (AME), puis a voté pour l'ensemble du projet de loi porté par Gérald Darmanin, « l'homme de la jonction entre la droite et l'extrême-droite ». La suppression de l'AME n'a donc pas dissuadé l'ancien médecin épidémiologiste d'approuver un texte dont les récents débats ont renforcé le caractère xénophobe : les rares mesures dites « humanistes » ont vite disparu, le délit de séjour irrégulier a été rétabli, la protection sociale des étrangers, réduite, et l'expulsion du territoire, facilitée (lire l'article complet de Nejma Brahim). A l'Assemblée, le groupe RN n'a évidemment pas tardé à se réjouir de la tournure des événements [1].

© C à vous

Il y a trente ans, M. Malhuret écoutait les « objections » des ONG : ces dernières n'ont pas tardé à dire tout le mal qu'elles pensent du projet de loi « pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration » qu'il vient de voter. Il y a trente ans, l'ancien président de MSF se prononçait « en tant que médecin » sur ces questions de santé publique : il vient d'échapper de peu à une plainte, et plusieurs milliers de ses confrères et consœurs ont déjà annoncé qu'ils et elles resteraient fidèles à leur serment.

En septembre 2019 déjà, quand Macron avait fait sa rentrée sur l'immigration et... l'AME (la zélée députée de Vichy s'était alors précipitée à la radio), peu avant d'accorder un long entretien à Valeurs actuelles, on n'avait pas (du tout) entendu la voix du prix Nobel de la paix 1999. Sans doute parce que, comme le quatuor alors à la tête de l'Etat, il était pressé de tourner la page des Gilets jaunes (17 novembre 2018-printemps 2019) et d'occulter les questions socio-économiques et démocratiques brûlantes (répartition des richesses, référendum d'initiative citoyenne, aménagement du territoire, etc.) que le mouvement avait su remettre tout en haut de l'ordre du jour. L'ancien maire de Vichy s'était d'ailleurs empressé de voter en mars la loi dite « anti-casseurs » de ses anciens amis LR, menés par l'ex-villiériste Retailleau.

Illustration 2
Réunion en non-mixité (Joël Guerriau est l'avant-dernier à droite). © Les Indépendants (2020)

Comment se fait-il que Claude Malhuret, qui se targuait d'avoir fait partie des « hommes à abattre lors des élections nommément désignés par Jean-Marie Le Pen » [2], notamment pour avoir tenu la digue face au Front national au printemps 1987 (« Nous n'avons pas les mêmes valeurs »), valide aujourd'hui des réformes directement tirées du programme du Rassemblement national ? Comment se fait-il qu'après avoir défendu sous la mitraille « les associations qui œuvrent en faveur des immigrés », il approuve désormais la ligne tracée dès décembre 2018 par Gérald Darmanin, qui préfère les dissoudre (le sénateur a aussi bruyamment soutenu au printemps 2021 sa loi islamophobe) ? En un mot : que s'est-il passé au fil des trois dernières décennies pour que le docteur Malhuret, dont l'expérience humanitaire auprès de « populations extrêmement pauvres [entre autres au Maroc et au Cambodge] a changé [sa] façon de voir les choses », ait fini par s'aligner sur les positions de l'extrême droite, désormais dominantes à droite ?

On ne devrait pas être surpris : M. Malhuret a voté Giscard en 1981 (lequel avait installé Poniatowski place Beauvau), il a longtemps secondé Madelin, puis rallié avec enthousiasme Sarkozy au début des années 2000 (« J'ai mis trente ans à assumer que j'étais de droite. Maintenant, c'est fait ») et épousé d'une manière générale la « révolution conservatrice internationale » si bien décrite par Daniel Lindenberg au lendemain du 21 avril 2002 (procès de la culture de masse, des intellectuels, de Mai 68, de la société « métissée »... menés en France par MM. Houellebecq, Finkielkraut, Bruckner, Gauchet...), qu'il a inspiré à l'ancien maire de Vichy le seul livre qu'il ait jamais écrit [3]. Il avait affiché la couleur dès l'entre-deux-tours des législatives de 1997 [4] : « Dans son prospectus de campagne, il [s'agissait déjà] de "mieux protéger les Français" contre la "coalition socialo-communiste" qui pratique "l'ouverture des frontières à l'immigration". »

Historiquement, « cela n'a pas posé grand problème aux libéraux de s'allier quand il le fallait à (bien) plus à droite qu'eux », rappelle Edouard Houard-Vial. « Tant qu'on n'empêche pas le pays de "progresser" dans la libéralisation de l'économie ou la construction européenne, les "orléanistes" hier, aujourd'hui les "centristes" sont prêts à soutenir des projets bien à droite sur le régalien ou les enjeux culturels, sans y voir de vraies contradictions avec leurs valeurs fondamentales. » Or, pour MM. Malhuret et Philippe, lecteurs de Hayek (voir ici et ) et soutiens de la candidature Juppé en 2016, l'objectif essentiel demeure bien sûr la transformation complète et néolibérale du capitalisme français : élargir la logique marchande à l’ensemble de la vie sociale en faisant de l'Etat un acteur central de cette transformation (cf. les récentes « réformes structurelles » du Code du travail, de la SNCF, des retraites, de l'indemnisation du chômage ou du RSA).

Ce 12 novembre, Claude Malhuret et Marine Le Pen, droite et extrême droite ont pour la première fois défilé ensemble dans les rues de Paris. Ils ont ainsi offert une image de la recomposition politique en cours, que Stefano Palombarini annonçait dès 2021 : « RN, LR et LREM se situent [désormais] dans le même espace politique. Les différences entre leurs programmes sont en train de se réduire à grande vitesse, alors que la distance avec la gauche de gauche s’accroît. » Dimanche soir, Edouard Philippe a entrouvert la porte à une coalition future avec l'extrême droite (lui et beaucoup d'autres espèrent ainsi résoudre la crise politique actuelle), et son lieutenant bourbonnais n'a rien dit.

Claude Malhuret avait 37 ans en 1987, il en a aujourd'hui 73. Il n’est pas devenu fasciste entre-temps, mais en consacrant l’essentiel de son énergie à moquer, insulter et finalement diaboliser la France Insoumise et la Nupes (pour les raisons clairement exposées ici par Stathis Kouvelakis), il contribue, intervention après intervention, à la constitution d’un nouveau bloc néolibéral-autoritaire. Il faut dire que ce dernier a bien besoin d’un « ennemi commun » pour dépasser ses profondes contradictions, ainsi que Jean-Luc Mélenchon, dont les 22% n'ont toujours pas été digérés par certains, l'analyse posément dans sa dernière vidéo. [5]

Souhaitons ensemble un bon visionnage à Claude Malhuret. © JEAN-LUC MÉLENCHON

[1] Les trois néo-sénateurs RN ont voté pour la suppression de l'AME, mais ont voté contre l'ensemble du texte.

[2] Les Vices de la vertu, Robert Laffont, mars 2003, p. 18.

[3] Extraits du chapitre 3 (« Toutes les cultures sont égales, surtout les autres », p. 91-118) de ce pamphlet contre « la gauche morale » : « Le discours apocalyptique sur le pillage du tiers-monde et les catastrophes de la colonisation est erroné. [...] Nous aurions vis-à-vis des anciens colonisés une dette particulière, exprimée entre autres par le devoir de les accueillir sans discrimination. [...] Pour nos modernes antiracistes, il faut remplacer l'assimilation républicaine traditionnelle, expression inconsciente mais injustifiable d'un racisme déguisé, véritable ethnocide des cultures immigrées, par le métissage. »

[4] M. Malhuret n'a cessé de perdre aux législatives : pas moins de quatre défaites consécutives face à Gérard Charasse (PRG) entre 1997 et 2012. Il a trouvé refuge au palais du Luxembourg en 2014.

[5] Je mets en ligne ce billet alors qu'un membre du groupe Les Indépendants présidé par M. Malhuret, le sénateur Joël Guerriau, vient d'être suspendu par leur parti (Horizons), car il est soupçonné d'avoir drogué une députée en vue de commettre un viol ou une agression sexuelle. Ce petit groupe sénatorial compte aujourd'hui 18 membres (4 femmes et 14 hommes, dont M. Guerriau). En septembre dernier, à l'annonce des résultats des dernières élections, M. Malhuret a parlé sans rire d’une « augmentation considérable, de 25 à 30 % » du nombre des membres de son groupe (d'après la photographie reproduite dans ce billet, ils étaient 12 à l'issue du renouvellement de 2020).

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