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Les débats entre les candidats à l’élection présidentielle de cette année ont été l’occasion de remettre sur la table une idée que beaucoup d’entre nous pourraient juger curieuse : conditionner le versement du RSA à l’exercice d’une activité. Si c’est bien Valérie Pécresse qui a brandi la première ce marqueur identitaire de la droite (« mettre les fainéants au travail »), Emmanuel Macron s’est empressé de le reprendre à son compte – tout en restant dans le plus grand flou quant à ce dont il serait vraiment question.
Si cette idée peut surprendre, c’est notamment parce que toute personne touchant le RSA est déjà obligée, par la loi, de « rechercher un emploi, d’entreprendre les démarches nécessaires à la création de sa propre activité ou d’entreprendre les actions nécessaires à une meilleure insertion sociale ou professionnelle », selon l’article L262-28 du code de l’action sociale. Des millions de contrôles sont menés chaque année afin de vérifier que les allocataires s’acquittent effectivement de ces obligations. Alors pourquoi toute cette agitation ?
Le cœur du problème, ce qui aiguillonne le débat public autour de l’indemnisation du chômage, réside en réalité dans un soupçon : et si la raison pour laquelle ces gens ne trouvent pas d’emploi, c’est parce qu’ils n’en cherchent pas vraiment un ? D’ailleurs c’est bien connu, de nombreuses entreprises peinent à recruter, et plusieurs secteurs de l’économie font face à une pénurie de main-d’œuvre chronique. De ce constat, on peut tirer un diagnostic : la véritable cause du chômage réside dans les chômeurs eux-mêmes.
C’est tout le sens de la fameuse sortie du président Macron, avec son injonction à « traverser la rue ». Pour lui – comme pour une grande part des faiseurs d’opinion qui apparaissent dans les débats télévisés et les éditoriaux – le chômage est principalement dû à des facteurs psychologiques, à un manque de motivation ou à une préférence pour l’oisiveté.
C’est cette boussole qui a orienté l’action des gouvernements successifs depuis le début du siècle. Afin de « remettre les chômeurs au travail », les allocataires de minimas sociaux sont toujours plus contrôlés, et l’indemnisation du chômage toujours plus grignotée. On pourrait considérer ces réformes comme un mal nécessaire, si seulement elles donnaient les résultats promis. Or, ces résultats sont tout sauf évidents.
Trois quinquennats après le début de la crise financière mondiale, le taux de chômage n’est toujours pas redescendu à son niveau de 2008. Les salariés sont précarisés, les sans-emploi sont pressurisés, mais cela ne semble pas suffire pour retrouver le chemin du plein-emploi. L’échec de ces politiques devrait amener nos gouvernants à s’interroger : les mêmes causes produisant les mêmes effets, pourquoi s’acharner à appliquer sans cesse des recettes qui ne fonctionnent pas ?
Dans cet article, nous essaierons d’aller au-delà des débats superficiels concernant le problème du chômage : après s’être intéressés à la manière dont le chômage est vécu par ceux qui s’y trouvent, nous nous pencherons sur les explications qui font du chômeur la cause de son propre malheur. Il s’ensuivra un bref panorama de l’histoire du chômage, ainsi qu’un aperçu du sujet sous l’angle de la comparaison internationale.
Ensuite, nous présenterons les différentes causes possibles de la privation d’emploi, en soulignant celles qui expliquent le chômage que nous connaissons aujourd’hui. Puis nous chercherons à comprendre comment il peut exister, dans une même société, à la fois du chômage de masse et des pénuries de main-d’œuvre. Enfin, nous nous demanderons ce que peut bien être un « chômeur volontaire », en examinant les différentes raisons pour lesquelles une personne peut effectivement refuser un emploi qui lui est proposé.
1. Le vécu du chômage
Je suis resté six mois sans trouver de travail. Au début de ma carrière de psychologue, alors que je revenais d’un premier emploi temporaire à l’autre bout de la France, je suis demeuré au chômage pendant un temps qui m’a paru s’étirer indéfiniment. Je consacrais mes journées à éplucher les offres d’emploi, à me renseigner sur les recruteurs et à rédiger les lettres de motivation les plus soignées possibles. Les offres ne manquaient pas : n’ayant pas d’attaches à l’époque, j’avais élargi ma recherche à l’ensemble du territoire national, incluant des zones éloignées comme la Guyane et la Réunion.
Oui, les offres ne manquaient pas. Mais les candidats étaient bien plus nombreux encore. Pour chaque offre, nous étions soixante ou quatre-vingts à nous bousculer au portillon. Chaque jour apportait son lot d’espoirs et de déceptions. Je vivais alors chez mes parents, ne parvenant pas à louer un appartement : bien que je bénéficiasse [1] d’une situation financière analogue à celle que je connaissais quand j’étais étudiant (la chance d’avoir des garants solides, et un revenu garanti pour plusieurs mois grâce aux allocations chômage), je n’étais absolument pas reçu de la même façon par les agences de location.
A la simple évocation de mon statut de « demandeur d’emploi », on me répondait systématiquement que cela n’allait pas être possible, sans même que mon interlocuteur ait pris la peine de jeter un œil à mon dossier. Je n’ai pas oublié ce particulier qui proposait un appartement à la location, et qui m’a assené immédiatement après avoir appris que j’étais sans emploi : « Ah, c’est vous qui piquez notre pognon ? ».
Chaque rebuffade, chaque absence de réponse et chaque courrier de refus attaquait un peu plus mon espoir d’enfin décrocher un emploi. Je crois que le pire, dans cette période, a été la certitude angoissante que le temps jouait contre moi : au fil des mois qui passent, les compétences s’émoussent. La confiance en soi se recroqueville. Comment continuer à se présenter aux recruteurs avec assurance, comme quelqu’un qui connaît son métier, quand on n’a pas eu l’occasion de le pratiquer depuis ce qui finit par ressembler à une éternité ?
Alors on fait semblant, on fait « comme si », on joue à être quelque chose qu’on a le sentiment de ne plus être. Il faut prétendre qu’on est un travailleur sûr de ses compétences, afin d’avoir une chance de le devenir à nouveau. Avec cette question qui me taraudait, de plus en plus insistante à mesure que le temps passait : et si je n’y arrive pas ? Si, malgré tous mes efforts, je ne trouve personne pour me donner une chance ? Un scénario « catastrophe » dont on refuse d’imaginer les conséquences, mais dont on ne peut pas garantir qu’il ne se produira pas. Heureusement pour moi, en fin de compte, il ne s’est pas produit.
Si j’ai commencé cette partie avec mon témoignage personnel, c’est à la fois pour donner de la chair à mon propos, et pour situer « d’où je parle », attendu que cette expérience du chômage a évidemment coloré le regard que je porte sur le sujet. Mon récit fera peut-être écho à certains lecteurs, et il est bien en phase avec les réalités que relatent la plupart des chômeurs.
Dans les années 1930, en Autriche, trois sociologues s’engagèrent dans l’étude des effets sociaux et psychologiques du chômage de longue durée. Ils s’intéressèrent notamment à la manière dont les personnes sans emploi utilisaient la grande quantité de temps libre qu’ils avaient à disposition. Le résultat de leurs recherches fut préoccupant : « déliés de leur travail, sans contact avec le monde extérieur, les travailleurs ont perdu toute possibilité matérielle et psychologique d’utiliser ce temps. N’ayant plus à se hâter, ils n’entreprennent plus rien non plus et glissent doucement d’une vie réglée à une existence vide et sans contrainte. »
Le chômage provoque un rétrécissement de l’activité sociale. « Rapidement, l’appartenance à la classe ouvrière, avec ses caractéristiques en termes de traditions et de légitimité professionnelle, est remplacée par la sensation d’appartenance à un nouveau groupe social dévalorisé : les chômeurs. » Une femme sans emploi témoignait alors : « le plus beau jour pour moi sera celui de mon retour à l’usine. Ce n’est pas seulement pour l’argent ; on ne vit pas comme ça entre quatre murs. » [Zoberman, 2011, p. 258]
Lorsqu’un autre chercheur étudia, à la même époque, le chômage intermittent dans les faubourgs de Londres, il recueillit le témoignage suivant : « Tu n’es pas un être humain. Tu es en dehors. Tu es tellement différent de ceux qui sont autour de toi que tu as l’impression d’avoir fait quelque chose de travers. Peu importe de quel travail il s’agit, mais tu te sens bien plus important quand tu rentres chez toi après le travail que quand tu rentres après avoir traîné toute la journée. » [Zoberman, 2011, p. 260].
Plus près de nous, d’autres personnes privées d’emploi racontent la même histoire : « J’ai été au chômage pendant neuf ans au total (…) c’est atroce de ne rien faire. » abonde une femme qui a finalement retrouvé du travail en Lorraine [ATD Quart Monde, 2019, p. 132]. « On ressent un vide énorme », expliquait un homme sans emploi lors d’une conférence aux Journées de l’Economie. « Le problème avec le chômage [contrairement au travail] c'est qu'on y est tout le temps. » En fin de journée, on ne peut pas rentrer chez soi et penser à autre chose... ni profiter réellement des moments de détente : le droit au repos, nous le savons tous, ne se gagne que par le travail.
En s’intéressant au vécu de ceux qui sont privés d’emploi, on voit apparaître tout ce que le travail apporte (dans l’idéal) aux êtres humains : inclusion dans un groupe, appartenance, structuration du temps, identité, dignité, sentiment de valeur personnelle... « Ici, on se dit qu’on est important » explique un ex-chômeur engagé dans le projet Territoire zéro chômeur de longue durée [ATD Quart Monde, 2019, p. 148].
L’inactivité forcée est une épreuve qui entraîne de l’apathie et une dégradation de l’image de soi. La stigmatisation des chômeurs agit comme une double peine, et accroît encore la souffrance de ceux qui se trouvent dans cette situation. « Quand on nous donne des aides, on nous le reproche », remarque une personne privée d’emploi lors d’un évènement organisé par l’association ATD Quart Monde [ATD Quart Monde, 2019, p. 307].
Puisque personne ne leur fait confiance, ils perdent confiance en eux. Par conséquent, beaucoup de chômeurs ressentent la nécessité de prouver qu’ils ne sont ni des fainéants ni des assistés. Ils cherchent une occasion de montrer ce dont ils sont capables. Soupçonnés par la société d’être la cause de leur propre malheur, ils se sentent souvent coupables de ne pas arriver à retrouver du travail.
La suspicion dont ils font l’objet les pousse à l’isolement : afin de ne pas trop peser sur leurs proches, ou de ne pas subir le jugement d’autrui, de nombreux chômeurs se mettent en retrait et renoncent à chercher du soutien. Leur souffrance est peu reconnue, voire carrément vue comme illégitime. Privés d’écoute et de lien social, beaucoup d’entre eux sombrent dans la dépression.
Les données épidémiologiques concernant les personnes sans emploi sont tout à fait alarmantes. L’INSERM, qui a observé la santé de six mille Français sur une durée de douze ans, en a conclu que la privation d’emploi multiplie par deux le risque cardio-vasculaire, et par trois le risque de dépression. « Des études internationales fournissent des données analogues et font état d’un risque de surmortalité multiplié par trois, soit un effet comparable à celui du tabagisme. » [CESE, 2016, p. 34]
La situation de chômage fragilise les personnes et tend à générer un intense mal-être, qui peut entraîner des troubles du sommeil et une dégradation des habitudes de vie. Absence d’activité physique, conduites addictives, déséquilibres alimentaires… Les chômeurs sont largement surexposés au risque d’AVC et d’infarctus (+ 80 % par rapport aux actifs occupés), ainsi qu’à l’apparition de pathologies chroniques comme le cancer ou l’hypertension [CESE, 2016, p. 33].
Les chômeurs sont souvent en mauvaise santé, et ils renoncent plus souvent à se soigner que le reste de la population. La faute notamment au prix des soins, que les dispositifs d’aide financière existants (CMU, complémentaire santé solidaire) ne parviennent pas à rendre suffisamment accessibles [CESE, 2016, p. 34]. Cette situation a pour conséquence une surmortalité des personnes sans emploi. Pierre Meneton, chercheur à l’INSERM, estime à environ 14 000 le nombre de décès annuels liés au chômage.
Hommes et femmes « en trop », inutiles au monde, les chômeurs mettent parfois eux-mêmes un terme à leur vie : chaque année, ce sont ainsi plusieurs centaines de suicides qu’on estime liés au chômage. Un chômeur présente un risque de suicide deux fois plus élevé qu’un actif occupé. C’est sur ce point que le Dr Michel Debout a tenté d’alerter, dans son livre Le traumatisme du chômage, paru en 2015. Il y plaide pour une l’instauration d’une « médecine du chômage », analogue à la médecine du travail. Ce service aurait pour mission de proposer des bilans de santé aux chercheurs d’emploi, afin de prendre réellement en compte le fait que le chômage est un vaste problème de santé publique.
Last but not least, le chômage peut avoir un impact considérable sur les familles. Les couples touchés par le chômage font face à un risque élevé de séparation, et les enfants sont souvent très affectés lorsqu’un de leurs parents ne trouve plus d’emploi. « Le plus dur, dans le chômage, c’est le regard des enfants, estime un homme privé d’emploi qui habite dans la Nièvre. Parce que si on leur dit ‘‘Travaillez mieux à l’école’’ et qu’ils répondent ‘‘Si c’est pour faire comme toi et être au chômage…’’ on ne sait pas quoi répondre. » [ATD Quart Monde, 2019, p. 124]
Beaucoup de parents n’osent pas avouer aux enfants la perte de leur emploi : ceux-ci sont alors confrontés à des difficultés qu’ils ne comprennent pas. L’image du parent se détériore, et cette situation tend à compromettre l’avenir des enfants, notamment leurs possibilités de réussite scolaire. Le chômage de longue durée des parents diminue ainsi de 12 points la probabilité pour un enfant d’obtenir son baccalauréat. [2]
Dévalorisation, stigmatisation, repli et peur de l’avenir… Tels sont les mots-clés qui peuvent résumer l’expérience vécue par la plupart des chômeurs. Pourtant le soupçon est tenace, et l’idée reste profondément ancrée dans les esprits : et si, malgré tout, les victimes étaient en réalité les coupables ? La principale cause du chômage ne serait-elle pas que les chômeurs… ne veulent pas véritablement travailler ? C’est en définitive une question de bon sens : chacun sait, au fond, que nul n’est innocent de ce qui lui arrive.
2. Le chômeur : portrait d’un assisté
Si on refuse d’admettre qu’il existe une pénurie d’emplois [3], alors il suffit aux chômeurs de « traverser la rue » pour trouver un travail. Il reste donc à expliquer pourquoi ceux-ci rechignent tant à se mettre à l’ouvrage… La résolution d’un tel mystère suppose que l’on attribue aux chômeurs un certain nombre de caractéristiques psychologiques, des traits de personnalité comme la paresse et l’égoïsme.
Qui sont-ils donc, ces gens qui « piquent notre pognon » ? Prenons un moment pour tracer leur portrait :
- Le chômeur est paresseux. Il ne trouve pas de plaisir à fournir des efforts, à se dépasser en accomplissant une tâche et en surmontant les difficultés. Il n’aspire pas à montrer ce qu’il est capable de faire.
- Le chômeur est égoïste : il n’a que faire de la collectivité, et n’est pas intéressé par la perspective d’avoir une utilité sociale à travers son travail. Pire encore, il vampirise sans scrupule les finances publiques, bénéficiant chaque mois abusivement de la solidarité nationale, sans même se sentir vaguement coupable de profiter de la naïveté de ceux qui travaillent.
- Le chômeur se contente de peu : il faut en effet avoir des goûts bien simples, pour se complaire dans une vie d’oisiveté avec des revenus inférieurs au seuil de pauvreté. Manger des pâtes premier prix, vivre dans un HLM délabré, renoncer à partir en vacances : rien de cela ne dérange le chômeur, qui mène la belle vie avec 575 € par mois (montant du RSA pour une personne seule [4]).
- Le chômeur apprécie son temps libre : ni le désœuvrement, ni l’isolement, ni la peur de l’avenir n’empêchent le chômeur de profiter de ses journées. Pour lui, l’absence d’emploi est l’équivalent d’une période de vacances sans limite de durée. Il tient tellement à son temps libre, qu’il n’est pas prêt à accepter un emploi tant que les minimas sociaux lui permettent de survivre.
- Le chômeur est menteur : suffisamment habile pour passer entre les mailles du filet, le chômeur parvient à tromper son conseiller Pôle Emploi et à faire semblant de ne pas trouver de travail… tromperie nécessaire pour conserver les minimas sociaux qui financent son confortable train de vie.
- Le chômeur se croit sorti de la cuisse de Jupiter : même quand il recherche un emploi, le chômeur fait encore la fine bouche. Ses prétentions salariales sont supérieures au prix du marché, et il refuse d’accepter les conditions de travail peu plaisantes des métiers d’exécutant – qui sont pourtant les seuls auxquels il peut prétendre.
- Le chômeur a excessivement confiance en lui : il se permet de refuser certaines offres d’emploi, car il est persuadé que sa situation financière est solide et qu’il finira par trouver une place en or. [5]
Sacrés chômeurs ! Avec une telle attitude, pas étonnant qu’il existe du chômage de masse.
L’explication du chômage par la psychologie des chômeurs rencontre cependant quelques difficultés, pour peu que l’on veuille bien dépasser les stéréotypes et s’intéresser à la réalité des choses : d’abord, les caractéristiques-types de « l’assisté » que nous avons décrites dans cette partie, sont incompatibles avec l’ensemble des données cliniques et épidémiologiques concernant la santé mentale des chômeurs, et que nous avons vues dans la partie précédente.
Ensuite, le chômage varie fortement selon les époques et selon les pays, et il est malaisé d’expliquer ces variations par la psychologie des personnes concernées. Enfin, il existe de multiples phénomènes économiques susceptibles de générer du chômage, et ceux-ci semblent beaucoup mieux rendre compte des évolutions du chômage que les explications basées sur la personnalité des personnes sans emploi. Les prochaines parties de l’article seront consacrées à développer ces différents points.
3. A la recherche du chômage volontaire
Si le refus de travailler est la cause principale du chômage, comment interpréter les écarts entre les taux de chômage des différents pays ? Comment interpréter les variations du taux de chômage à travers le temps ? A grande échelle et dans la durée, si le chômage est essentiellement volontaire, ses variations doivent être comprises comme des évolutions culturelles : les gens d’une même nation deviennent plus ou moins fainéants selon les époques. Il en va de même pour les comparaisons internationales : certains peuples sont simplement plus fainéants que d’autres.
Commençons par la perspective historique, puis nous jetterons ensuite un œil du côté des comparaisons internationales. Ce qui frappe tout d’abord, quand on s’intéresse à l’histoire, c’est que le chômage est apparu même à des époques où il n’existait pas de minimas sociaux, pas d’allocations chômage, et aucun filet de sécurité – excepté la pièce que les gens charitables donnaient parfois aux plus miséreux. Dans ces conditions, le chômage compromet directement la survie de l’individu et de sa famille. Difficile, alors, d’imaginer qu’on puisse préférer le chômage au travail.
Dans l’Egypte antique, il y a plus de 4000 ans, le chômage existait déjà : « on sait que la construction des pyramides de Khéops, Khephren et Mykérinos est, en partie, le fait de ces paysans de la vallée du Nil mis au ‘‘chômage forcé’’ par les crues du fleuve. » A Athènes, au Vème siècle avant J.-C., Périclès impulse une politique de « grands travaux » destinée à donner du travail aux paysans sans terre, ainsi qu’aux étrangers venus chercher la sécurité à l’intérieur des murs de la cité [Zoberman, 2011, p. 48-50].
Sautons un ou deux millénaires, et nous voici dans l’Angleterre du XIIIème siècle : à cause du mouvement des « enclosures » (qui consistent, pour les seigneurs, à barrer l’accès à des terres qui étaient jusque-là librement utilisées par les paysans), de très nombreuses personnes basculent dans la misère la plus complète, et émigrent vers les villes dans l’espoir d’y trouver du travail.
A Paris, en 1516, on compte trente mille mendiants. Pour mériter l’assistance, on les oblige à travailler dans les égouts, attachés deux à deux [Zoberman, 2011, p. 97 et 110]. Deux siècles plus tard, la France du roi Louis XIV voit la création des « hôpitaux généraux », destinés à enfermer les pauvres sans travail. Peu avant la Révolution française, Necker et Turgot instaurent les « ateliers de charité » qui donnent aux chômeurs l’occasion de travailler pour gagner leur vie.
Tout au long du XIXème siècle, apparaissent périodiquement des masses d’hommes privés de travail pour de multiples causes : mauvaises récoltes, récession, mécanisation de l’industrie, crise financière… Empêchés de travailler pour subsister, les chômeurs désespérés sont prêts à accepter n’importe quel emploi. Pour survivre, certains recourent au vol ou à la mendicité. Les villes industrielles sont de véritables poudrières, secouées par la hausse du chômage et par l’augmentation du prix du pain [Zoberman, 2011, p. 154-155].
La grande dépression, causée par le krach boursier de 1929, a privé d’emploi des millions de personnes. En 1933, quand Franklin Roosevelt devient président des Etats-Unis, le taux de chômage atteint 25 %. A New York, des dizaines de milliers de personnes manifestent contre la faim. La sécheresse et les tempêtes de poussière qui frappent le centre sud du pays (« Dust bowl ») entraînent la ruine de milliers de fermiers, et les obligent à migrer à l’ouest pour trouver du travail.
Plus près de nous, il y a évidemment l’impact majeur des chocs pétroliers, qui ont marqué le retour durable du chômage de masse dans l’ensemble des pays occidentaux. En 1972, le taux de chômage est de 2,45 % en France et de 0,9 % en Allemagne. Le premier choc pétrolier éclate en 1973, le chômage grimpe à vive allure [6], et ces deux pays ne retrouveront jamais le plein-emploi qu’ils avaient connu avant les années 70.
Enfin, en 2008, advient la crise financière mondiale, qui a provoqué en cascade une crise de l’économie et de la dette publique. Il en a résulté une explosion du chômage dans de nombreux pays (le taux de chômage dépassant 25 % en Grèce et en Espagne) et une longue récession dont l’Europe ne s’est pas encore tout à fait remise.
Ce bref panorama de l’histoire du chômage regroupe une série d’observations qui fragilisent considérablement l’hypothèse selon laquelle le chômage serait essentiellement volontaire. A toutes les époques, les personnes valides mais sans ouvrage ont fait l’objet d’une vive suspicion, ont été fustigées comme des fainéants, et rejetées comme des « mauvais pauvres ».
En effet, la stigmatisation des chômeurs ne date pas d’hier : dans l’antiquité grecque, déjà, les adversaires de Périclès lui reprochaient de gaspiller l’argent de l’Etat en créant des emplois pour ceux qui n’en avaient pas. Même dans la bible, on peut lire l’apôtre Paul appeler les chômeurs à leur responsabilité individuelle : « Qui ne veut travailler, que celui-là ne mange pas non plus ! » [Zoberman, 2011, p. 44]. Depuis des millénaires, les sociétés ont à cœur de punir les chômeurs pour leur supposée paresse.
L’étude des variations du taux de chômage raconte une autre histoire : même quand aucune prestation sociale ne vient au secours des sans-travail, le chômage persiste dans son existence. Quand bien même l’absence d’emploi est synonyme de grande misère, on constate à certaines époques qu’il demeure une masse de gens qui ne travaillent pas – tout simplement parce qu’il n’y a pas de travail.
En fait, les théories stigmatisantes sur les chômeurs inversent le sens de la causalité : ce sont les minimas sociaux qui créeraient le chômage en encourageant l’oisiveté – et pas le chômage qui aurait rendu nécessaire la création de minimas sociaux (« nous voulons mettre un filet au-dessus de l’abîme », disait Winston Churchill). Or, il est facile de constater le sens de la causalité en observant la chronologie des évènements. Et, de ce point de vue, il apparaît que le chômage a existé bien avant la mise en place des aides sociales. Comment aurait-il pu être causé par elles ?
Si le chômage avait par le passé des causes structurelles, proprement économiques, pourquoi ces causes auraient-elles disparu aujourd’hui ? Même dans les pays où l’on peut supposer que le système d’indemnisation n’est pas particulièrement généreux, on relève parfois des taux de chômage extrêmement élevés : 14 % à Haïti ; 16 % au Rwanda ; 20 % en Namibie ; 33 % au Nigeria ; et plus de 35 % en Afrique du Sud [source : Wikipedia].
Presque tous les pays connaissent des périodes de très fort chômage : le Royaume-Uni, les Etats-Unis et le Canada dans les années 1980 ; la Finlande et la France dans les années 1990 ; l’Allemagne et la Pologne dans les années 2000 ; l’Espagne et la Grèce dans les années 2010, etc. [source : OCDE] Bien malin qui pourra attribuer de tels pics à des évolutions culturelles soudaines, à des « épidémies de fainéantise ».
Nul besoin, ici, de s’aventurer dans des hypothèses psychologiques hasardeuses : il semble que l’évolution du nombre de chômeurs soit bien expliquée par l’étude des phénomènes économiques. On peut d’ailleurs s’étonner, au vu du prestige dont jouissent aujourd’hui les « sciences économiques », particulièrement dans les grands médias, que le chômage continue à être expliqué la plupart du temps par la psychologie de ceux qui en souffrent.
4. Les causes économiques du chômage
Depuis bien longtemps, les économistes ont identifié plusieurs phénomènes qui entraînent une hausse du chômage. Ces situations sont liées au niveau des salaires, à l’état des marchés, au fonctionnement du système éducatif, au droit du travail, aux évolutions technologiques ou encore au commerce international. Elles provoquent différents types de chômage, qui appellent différentes réponses politiques.
La contrainte de débouchés : lorsque survient une crise financière, ou que les salaires sont trop faibles, la consommation est en berne. Les gens n’ont pas assez d’argent à dépenser pour se procurer des biens et des services. Ils deviennent réticents à acheter à crédit, et ils essaient d’épargner afin de sécuriser leur avenir.
Dès lors, les employeurs n’ont pas d’intérêt à embaucher. Leurs produits se vendent mal, leurs carnets de commande sont à moitié vides, et ils vont essentiellement chercher à réduire leur masse salariale. Les embauches sont gelées, les contrats temporaires ne sont pas renouvelés, des postes sont supprimés, et certaines entreprises ont recours à des licenciements économiques afin de réduire encore plus leur niveau d’activité. [7]
On s’en doute, un tel contexte provoque une forte hausse du chômage. C’est tout le sens des politiques de relance, dites keynésiennes [8], qui consistent à augmenter temporairement les dépenses de l’Etat afin de réamorcer le fonctionnement de l’économie en période de faible demande. Suite à la crise de 2008, les Etats-Unis ont mis en œuvre un plan de relance de près de 800 milliards de dollars, qui a permis de tempérer la montée du chômage – alors que l’Union Européenne s’enfonçait dans la spirale de l’austérité budgétaire.
La contrainte de rentabilité : parfois, la demande existe, mais il n’est pas rentable pour les entreprises d’embaucher de nouveaux salariés. Cela peut être dû au coût des matières premières, au coût des équipements de production, ou au coût du travail. Cette dernière situation s’observe surtout dans le secteur des services, où la masse salariale constitue l’essentiel des coûts de production (par exemple dans le ménage à domicile ou la restauration rapide).
La contrainte de rentabilité est systématiquement mise en avant par les adversaires du salaire minimum, qui claironnent partout qu’une baisse du « coût du travail » permettrait de créer de nombreux emplois – ce qui reste à démontrer [9]. Ce faisant, ils oublient de se questionner sur la qualité des emplois ainsi créés (des « boulots de merde », généralement pénibles et peu valorisés) mais aussi sur le coût du capital. De surcroît, si l’on souhaite rendre aux entreprises des marges de manœuvres budgétaires, il serait certainement plus juste de modérer les versements de dividendes – qui ne cessent de croître – que d’amaigrir encore les salaires de ceux qui peinent déjà à joindre les deux bouts.
Les difficultés d’approvisionnement : il peut arriver que l’activité économique soit bridée par l’indisponibilité de certains produits. Cette situation, rare en temps normal, est avenue plusieurs fois ces dernières années à cause de la pandémie de covid-19 et de l’invasion de l’Ukraine.
Les constructeurs automobiles, par exemple, doivent réduire fortement leur production du fait de la pénurie de semi-conducteurs. Du fait de la flambée des cours de l’énergie, de nombreux fabricants d’engrais azotés (dont la production consomme beaucoup de gaz) ont fermé leurs usines. La baisse de la production d’engrais et la hausse du prix des céréales menacent l’emploi chez les éleveurs, les cultivateurs, ainsi que dans le secteur de l’agro-alimentaire.
Le chômage d’inadéquation : que se passe-t-il si Pôle Emploi croule sous les annonces pour des postes d’infirmier et de maçon, tandis que les demandeurs d’emploi sont essentiellement des titulaires d’une licence de lettres et des gens sans diplôme ? Réponse : le chômage persiste, et les postes libres demeurent vacants.
S’il attire peu les regards, le chômage d’inadéquation pourrait pourtant être l’une des principales causes du chômage dans notre pays. La faute en revient notamment à une approche mal pensée de la scolarité, à un décalage entre les besoins de l’économie et l’offre de formation. Les études supérieures et les métiers intellectuels sont survalorisés, amenant des hordes de jeunes gens à s’engager dans des cursus qui ne leur permettront pas d’accéder à l’emploi.
L’apprentissage des métiers manuels demeure une voie de garage, destinée seulement à ceux qui n’ont pas réussi à faire mieux. Ces filières dévalorisées représentent pourtant une excellente voie d’accès à l’emploi, à une époque où plombiers, soudeurs et menuisiers sont particulièrement recherchés. Nous reviendrons sur le chômage d’inadéquation un peu plus loin dans cet article.
Les lois dissuasives : pour les chantres de la déréglementation, le SMIC n’est pas l’unique obstacle sur la route du plein-emploi. Il faudrait également venir à bout des règles de protection de l’emploi, qui encadrent l’embauche et le licenciement.
Ces règles, destinées à protéger les salariés, peuvent avoir pour effet de dissuader les embauches : comme elles limitent la possibilité de recourir aux contrats temporaires, elles ont tendance à freiner les embauches en période de forte activité. Comme ces lois entravent les licenciements, elles rendent les employeurs moins enclins à recruter car ils craignent de ne pas pouvoir se débarrasser d’un mauvais salarié.
Si ces critiques sont légitimes, il ne faut cependant pas en exagérer la portée : les règles de protection de l’emploi freinent les embauches quand la conjoncture est bonne, mais elles ralentissent aussi les licenciements quand la conjoncture est mauvaise. L’un dans l’autre, elles ont surtout pour effet de lisser la courbe du chômage.
Si les réglementations peuvent en théorie nuire au niveau d’emploi, il s’avère que cela ne se vérifie pas en pratique. De multiples études ont en effet été menées pour évaluer l’effet de la protection de l’emploi sur le taux de chômage, et il en ressort que, contrairement aux intuitions des économistes libéraux, les réglementations ne semblent pas avoir d’effet négatif sur l’emploi [Gautié, 2015, p. 77-79]. [10]
Le chômage importé : parmi les objets que nous achetons au cours d’une année, combien sont produits en France ? Il suffit de regarder un peu la provenance des produits sur les rayons des magasins, pour comprendre qu’une part importante du chômage est causée par la délocalisation de la production.
Depuis plusieurs décennies, avec l’avènement du libre-échange intégral, nous sommes devenus un peuple de consommateurs. Notre industrie a périclité, et les secteurs intensifs en main-d’œuvre (textile, jouets, électronique, et objets manufacturés en général) ont migré vers des pays à bas revenu situés en Europe de l’Est et en Asie du Sud.
« Ainsi, en France, les secteurs de l’habillement et du cuir et le secteur du textile ont perdu chaque année entre 2 et 2,5 % de leur emploi sur la période 2000-2005, en lien avec le commerce extérieur, ce qui est loin d’être négligeable. » [Gautié, 2015, p. 62] Si l’on extrapole sur une période de 10 ans, on obtient une perte de 20 à 25 % de l’emploi dans ces secteurs. La désindustrialisation apparaît nettement à travers ce simple chiffre : entre 1980 et 2008, l’industrie française dans son ensemble a perdu 36 % de ses effectifs.
Notre pays exporte essentiellement dans des secteurs qui recourent à une main-d’œuvre assez fortement qualifiée : fabrication d’avions, services aux entreprises, industrie pharmaceutique, etc. En ce qui concerne l’automobile et les équipements de production, les importations sont supérieures aux importations. Il en résulte que la structure du commerce extérieur de la France provoque du chômage chez les travailleurs les moins qualifiés.
L’immigration : contrairement à certaines idées reçues, il n’est pas exact de dire que les immigrés « prennent le travail des Français », car le nombre d’emplois augmente avec la hausse de la population. Si l’arrivée de nouveaux travailleurs accroît effectivement l’offre de main-d’œuvre sur le marché, elle accroît également la demande : puisque les immigrés et leurs familles sont aussi des consommateurs, leur présence sur le territoire a pour effet de créer des emplois.
L’immigration peut aggraver le chômage si les nouveaux arrivés ne disposent pas des qualifications qui sont recherchées sur le marché du travail. Cela dit, en France, le taux d’activité des immigrés est presque aussi élevé que celui des autochtones (voir ATD quart monde, 2013, p. 104). En pratique, une étude menée dans les pays de l’OCDE conclut que l’immigration ne provoque qu’une hausse modérée du taux de chômage, et que cette hausse se résorbe au bout de quelques années (voir The Unemployment Impact of Immigration in OECD Countries, 2007, en ligne ici).
Ces résultats rassurants correspondent à notre expérience historique : alors que l’indépendance de l’Algérie a provoqué l’afflux en France d’un million de rapatriés, il s’avère que ce bouleversement n’a pas eu d’effet à long terme sur le taux de chômage [Gautié, 2015, p. 64]. Au bout du compte, la crainte d’une aggravation pérenne du chômage qui serait causée par l’immigration peut être tempérée par cette remarque de bon sens : si le taux de chômage augmentait chaque fois que la population s’accroît, alors les pays les plus peuplés devraient faire face à un chômage plus important que les pays les moins peuplés… ce qui n’est évidemment pas le cas.
L’innovation technologique : au cours de l’histoire, les nouvelles technologies n’ont jamais cessé de détruire des emplois. L’invention de la machine à vapeur a privé d’ouvrage d’innombrables tisserands. L’apparition des tracteurs a fait fondre la population agricole. L’automatisation de la production industrielle permet aux patrons de supprimer massivement des postes d’ouvriers.
Cependant, il ne faut pas oublier que le progrès technique permet aussi la création d’emplois : d’une part, on a besoin de gens pour développer les machines, pour les fabriquer et les entretenir. D’autre part – et c’est un point crucial – les gains de productivité rendus possibles par le progrès technique vont générer une nouvelle demande de biens et de services.
Puisque les innovations technologiques rendent la nourriture moins onéreuse, les gens vont acheter plus d’objets manufacturés. Puisque d’autres innovations font baisser le prix des objets, les gens vont acheter plus de services. A chaque phase du progrès technique, les emplois apparemment perdus se déversent en quelque sorte dans d’autres secteurs. C’est la fameuse « destruction créatrice » décrite par l’économiste Joseph Schumpeter.
Cette vision optimiste rencontre néanmoins deux limites : d’abord, même s’il est temporaire, le « chômage technologique » provoque des dégâts bien réels pour ceux qui en sont les victimes. Les nouveaux emplois ne sont pas créés immédiatement, et ne correspondent pas nécessairement au profil des personnes qui ont perdu le leur (les ouvriers qui travaillaient à la chaîne ne se métamorphosent pas si facilement en ingénieurs ou en techniciens).
Ensuite, on doit relever que le progrès technique provoque une modification de la structure de l’emploi, dans un sens qui n’est pas toujours souhaitable. Certes, la mécanisation de l’agriculture a soulagé les cultivateurs de tâches harassantes telles que la cueillette ou le désherbage. Mais une grande partie des emplois créés grâce à la demande « libérée » par les hausses de productivité sont des emplois de faible qualité. C’est le cas pour les postes de téléopérateur dans les centres d’appel, de distributeur de prospectus publicitaires, d’employé de fast-food, pour une bonne partie des postes dans l’hôtellerie, ainsi que pour les postes d’employé domestique.
On a vu dans cette partie que de nombreux facteurs économiques peuvent contribuer à l’augmentation du chômage : inadéquation des parcours scolaires, demande en berne, chocs provoqués par les progrès technologiques, importations massives dans les secteurs intensifs en main-d’œuvre… Aucun de ces phénomènes n’implique un quelconque refus de travailler de la part des chômeurs. A l’inverse, ils permettent de comprendre que les gens qui veulent travailler ne trouvent pas d’emploi, tout simplement parce qu’ils sont confrontés à une pénurie d’emplois – ou à une inadéquation entre les postes à pouvoir et leur propre profil.
4. Chômage de masse et difficultés de recrutement : un paradoxe ?
Jonathan Jahan est un horticulteur sans emploi. Samedi 15 septembre 2018, à l’occasion des journées du patrimoine, il se rend à l’Elysée pour une visite, sans savoir que son visage passera en boucle sur les chaînes de télévision dans les jours qui suivent. Lorsqu’il croise le président de la République, il lui demande ce que ce dernier fait pour aider les chômeurs : plein d’aplomb, l’élu explique que pour trouver du travail… il suffit d’en chercher.
« Si vous êtes prêt et motivé, vous y allez. Dans l’hôtellerie, les cafés et la restauration, dans le bâtiment, y’a pas un endroit où je vais où ils me disent pas qu’ils cherchent des gens. Pas un. Non mais c’est vrai ! Y’a des métiers qui nécessitent des compétences particulières, quand les gens les ont pas, on les forme, c’est pour ça qu’on investit. […] Je traverse la rue, je vous en trouve. Ils veulent simplement des gens qui sont prêts à travailler. Avec les contraintes du métier. […] Vous faites une rue, par exemple vous allez à Montparnasse, vous faites la rue avec tous les cafés et les restaurants, franchement… je suis sûr qu’il y en a un sur deux qui recrute en ce moment. Donc allez-y. »
La suite, on la connaît : les caméras ont tout enregistré, et « traverser la rue » deviendra l’une des petites phrases les plus emblématiques de l’ère Macron. Jonathan Jahan, lui, a essayé de vérifier l’hypothèse du président : il est allé à Montparnasse, et a proposé ses services dans une vingtaine de cafés et de restaurants. Personne n’a voulu l’employer. Ce n’est pas une surprise pour cet homme qui s’était déjà plié plusieurs fois à cet exercice, et qui savait bien que les choses ne sont pas si simples. [11]
Il n’en reste pas moins que la suspicion à l’égard des chômeurs est fortement entretenue par l’existence de réelles difficultés de recrutement dans certains secteurs, ainsi que par le discours récurrent au sujet des offres d’emploi non pourvues. « Je ne rencontre que des chefs d’entreprise qui ont des problèmes de recrutement », témoignait en janvier le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. Comment est-ce possible, alors que trois millions de Français sont encore au chômage ? Un « gâchis », qui « heurte le bon sens », selon l’exécutif… et qui permet de justifier le resserrement des contrôles à l’égard des chômeurs.
En écoutant ces différents points de vue, on peut avoir l’impression que les uns et les autres vivent dans des mondes parallèles. Pénurie de main-d’œuvre selon les recruteurs, pénurie d’emplois selon les chômeurs… Pour aller au-delà de l’étonnement, et résoudre cet apparent paradoxe, il nous faut regarder la situation de plus près : qui sont les gens qui peinent à trouver du travail ? Quelles sont-elles, ces offres d’emploi non pourvues ?
D’abord, intéressons-nous aux personnes sans emploi : le problème le plus grave n’est pas tant l’existence du chômage (il est normal que les gens n’aient pas d’emploi pendant quelques temps lorsqu’ils démarrent leur carrière, ou quand ils sont en train de se reconvertir), mais plutôt l’existence d’un chômage de longue durée. C’est quand la privation d’emploi se prolonge, que se produit le phénomène d’exclusion sociale. Et c’est là que l’on doit s’attendre à ce que les personnes concernées subissent les problèmes de santé, physique et psychique, que nous évoquions en début d’article.
Etonnamment, alors que la figure du chômeur volontaire ne cesse d’animer le débat public, on dispose de peu de données sur le profil social des chômeurs de longue durée (sans emploi depuis plus d’un an). Les derniers chiffres fournis par Pôle Emploi datent de 2013, soit presque une décennie. Voici ce que l’on sait : le chômage de longue durée concerne un million de personnes, et se concentre sur les seniors. En effet, la durée moyenne des périodes de chômage augmente nettement avec l’âge (9 mois pour les 15-29 ans, mais 24 mois pour les 50 ans et plus).
Les chômeurs de longue durée sont peu diplômés : les deux tiers d’entre eux ont au mieux un BEP, et 83 % d’entre eux ont un niveau égal ou inférieur au bac. Moins d’un dixième des chômeurs de longue durée détiennent un diplôme supérieur à bac + 2, et seulement 7 % exerçaient auparavant un emploi de cadre. 88 % d’entre eux sont des employés ou des ouvriers.
Passons aux offres d’emploi, maintenant. Et commençons par énumérer les « métiers en tension », ces professions pour lesquelles les entreprises peinent à recruter : cuisiniers, pharmaciens, aides à domicile, plombiers, ingénieurs, agents de propreté, médecins, serveurs, menuisiers… Voilà une bonne partie des professions les plus recherchées à l’heure actuelle.
Pour mettre un peu d’ordre dans ce fouillis, nous pouvons agglomérer les professions concernées en trois groupes. D’abord, les métiers hautement qualifiés. Ingénieurs, médecins, pharmaciens : le marché du travail offre, pour ces métiers-là, plus de places qu’il n’existe de personnes diplômées. De la part des pouvoirs publics, une réponse pertinente à cette situation serait de former plus de gens, tout en sachant que l’exercice de ces professions « d’élite » n’est pas à la portée de tout le monde. Rien de surprenant, donc, à ce qu’il s’agisse de métiers en tension.
Le second groupe sera constitué par les artisans qualifiés : si la pénurie d’artisans remonte à longtemps, c’est peut-être parce que, comme nous le voyions dans la partie précédente, les métiers manuels sont notoirement dévalorisés dans le système scolaire français – et plus généralement dans notre société. De plus, ces métiers impliquent des conditions de travail éprouvantes (pénibilité physique, horaires atypiques, etc.) pour un salaire relativement modeste.
Le troisième groupe rassemblera ce qu’on peut appeler les « boulots de merde », avec pourtant tout le respect que méritent ceux qui les exercent. Aides à domicile, travailleurs du nettoyage, employés de l’hôtellerie-restauration… Ces postes conjuguent de faibles rémunérations avec une forte exposition à la pénibilité. Destinés à des personnes peu ou pas diplômées, ces métiers présentent une attractivité très faible et usent les travailleurs. Bien souvent, ces derniers finissent par démissionner, enchaîner les arrêts maladie ou partir en invalidité, quand ils n’ont pas tout simplement refusé ces offres emplois difficilement acceptables.
Le tableau étant maintenant clarifié, nous en venons à la question cruciale : que faire ? Suffirait-il, pour faire reculer le chômage, que les chômeurs fassent une formation qualifiante ? Qu’ils deviennent tous plombiers ou menuisiers, et le problème sera réglé ! Si la formation constitue certainement, en effet, une partie de la solution, on verra dans la dernière partie de l’article pourquoi cette option ne conviendrait qu’à seulement une partie des personnes sans emploi.
Plus généralement, l’existence d’offres d’emploi non pourvues ne doit pas donner la fausse impression de chaque chômeur a quelque part un poste qui l’attend. Pour 2021, Pôle Emploi a enregistré 9 millions de recrutement pour des contrats de plus d’un mois. A côté de cela, sur la base d’une enquête menée auprès des entreprises, l’agence publique estime que entre 255 000 et 390 000 recrutements ont été abandonnés faute de candidats. Dans un rapport, elle évalue que 6 % des offres ont été retirées par les recruteurs faute de candidatures.
Encore faut-il préciser qu’il s’agit d’un manque de candidatures « adéquates ». La majorité des employeurs qui ont retiré leur offre avaient bien reçu des candidatures, mais ils ont estimé que les candidats ne convenaient pas. Ils mettent en avant les raisons suivantes : manque de motivation, manque d’expérience, manque de compétences, ou insuffisance de la formation.
Ces réticences se comprennent aisément. En effet, personne ne veut être coincé avec un salarié qui traîne des pieds, qui doit être supervisé sans cesse ou qui ne réalise pas correctement ses tâches. Il n’est cependant pas inutile de s’interroger sur la sévérité des critères appliqués par les recruteurs : évaluent-ils raisonnablement les qualités nécessaires pour occuper le poste concerné, ou ont-ils tendance à faire la fine bouche ? Font-ils preuve de souplesse pour donner leur chance aux personnes qui se présentent à eux, ou sont-ils à la recherche de candidats qui n’existent pas ?
« La plupart des abandons de recrutement ont pour motif le fait que le candidat n'est pas assez sérieux. Il n'a pas sept bras, il ne parle pas quatre langues... S'il y a des emplois non-pourvus, c'est parce que les patrons ne recrutent pas. » résume Pierre Garnodier, de la CGT Privés d'emploi. Certains estiment que les employeurs écartent abusivement des candidats qualifiés, car en réalité ils recherchent surtout des salariés soumis, dociles, et corvéables à merci. Dans quelle mesure ces critiques sont-elles fondées ?
Evidemment, cela est bien difficile à savoir, et on peut supposer qu’il existe toute une diversité de cas. Mais si nous sommes prompts à reprocher aux chômeurs de ne pas accepter la réalité du marché de l’emploi (pour beaucoup de postes, cela signifie être payé au lance-pierre et traité comme une serpillère), pourquoi n’avons-nous pas les mêmes exigences vis-à-vis de ceux qui recrutent ? Si l’on veut pointer des responsabilités, allons-y… mais pour quelle raison la faute serait-elle nécessairement du côté des salariés ? Peut-être, en fin de compte, que ce sont ces employeurs qui manquent de motivation pour recruter.
Soit, les candidats n’ont certainement pas toutes les caractéristiques recherchées par les recruteurs. Mais c’est la réalité du marché de l’emploi. En refusant d’élargir leurs critères, d’améliorer les conditions de travail ou d’augmenter les salaires, de nombreux employeurs entretiennent le problème du chômage… pas moins, en tout cas, que les chômeurs qui persistent à sélectionner les offres pour lesquels ils postulent. « Payez-les plus », répond Joe Biden aux chefs d’entreprise qui se plaignent d’avoir du mal à recruter.
Imaginons maintenant que tous les chômeurs soient déterminés à obtenir un emploi, n’importe quel emploi, et à tout prix. Soit qu’ils se soient soudain résignés sans réserve à la réalité du marché du travail, soit que l’on ait supprimé toutes les allocations et aides sociales, de sorte qu’ils devraient absolument travailler pour avoir à manger.
Même désespérés, les chômeurs ne peuvent pas remédier magiquement à leur manque d’expérience ou de compétences. Si les recruteurs étaient convaincus de la motivation des candidats, au mieux, on peut estimer grosso modo que la moitié des offres vacantes seraient pourvues… soit un nombre compris entre 130 000 et 195 000. Sur 3 millions de chômeurs, et dans le meilleur des cas, 6,5 % d’entre eux retrouveraient ainsi un emploi. Le taux de chômage en France baisserait donc de 7,4 % à 6,9 %. Pas de quoi sauter au plafond.
Pire encore, on peut s’attendre à ce que tous ces braves gens se retrouvent à nouveau au chômage peu de temps après. En effet, il ne faut pas oublier que 88 % des embauches se font en CDD, et que la durée moyenne d’un CDD n’est que de 46 jours. Cette précarité concerne particulièrement les offres d’emploi non pourvues. Elles portent sur des durées encore plus faibles que la moyenne, car c’est bien souvent le caractère temporaire du besoin qui fait que les employeurs ont abandonné les recrutements qui traînaient en longueur.
Les plaintes récurrentes des recruteurs, ainsi que l’existence de métiers en tension, ne doivent pas faire illusion : les postes à pourvoir sont en réalité bien peu nombreux par rapport à la multitude des personnes sans emploi. Les multiples qualités exigées par les recruteurs font souvent obstacle à l’embauche, et les faibles rémunérations accordées pour des métiers pénibles ont de quoi dissuader bien des candidats. Faut-il travailler à tout prix, quelles que soient les conditions ? Dans la dernière partie de cet article, nous allons voir en quoi il peut être légitime pour un chômeur de refuser des postes.
5. Qu’est-ce qu’un chômeur volontaire ?
Sur la question du chômage volontaire, les débats prennent rapidement un tour polémique car ils se situent dans une alternative binaire : les chômeurs sont-ils des victimes, ou des profiteurs ? Sont-ils à plaindre, ou à détester ? Demeurent-ils au chômage en dépit de leurs efforts les plus sincères, ou parce qu’ils se complaisent dans cette situation ?
Comme souvent, la réalité est plus nuancée. Un pas de côté est nécessaire pour mieux comprendre ce qui est en jeu : oui, tous les chômeurs ne sont pas prêts à accepter n’importe quel emploi. Mais parmi les différentes raisons qui motivent ce refus, certaines sont plus légitimes que d’autres. Examinons-en quelques-unes.
Le refus de travailler : pour avoir un discours crédible sur le chômage, je crois qu’il est préférable de ne pas nier que la paresse existe. Beaucoup l’auront observé autour d’eux : certains individus sont particulièrement rétifs à l’effort, ou allergiques aux contraintes de la vie professionnelle, et auront donc tendance à se montrer extrêmement sélectifs en ce qui concerne les postes auxquels ils prétendent – voire à éviter par tous les moyens de devoir exercer un emploi.
Certaines de ces personnes souffrent en réalité de troubles psychiques (dépression, pathologie borderline, etc.) qui les mettent dans l’incapacité de travailler, et c’est le rôle des instances spécialisées de les identifier afin de leur octroyer un revenu de compensation (l’allocation adulte handicapé, ou la pension d’invalidité pour les personnes qui ont déjà travaillé au cours de leur vie).
D’autres, malgré qu’ils ne souffrent pas de tels troubles, font le choix de ne pas travailler. Pour ma part, je crois n’avoir connu qu’une seule personne qui était dans ce cas : un jeune titulaire d’un master en développement informatique, qui après une première expérience professionnelle avait décidé de mettre à profit ses deux années de droits aux allocations chômage (faisant croire à sa conseillère Pôle Emploi qu’il cherchait du travail) pour se consacrer pleinement à ses passions diverses.
Un objectif certes respectable, mais dont on peut douter qu’il doive être financé avec l’argent destiné à la solidarité nationale. Par bonheur, il y a matière à croire que les « faux chômeurs » ne sont pas très nombreux : sur l’année 2016, seuls 25 000 bénéficiaires de l’assurance chômage ont été radiés pour le motif d’insuffisance de recherche d’emploi. Soit environ 1 % du total des bénéficiaires.
Les freins à la mobilité : comme tous les chercheurs d’emploi le savent, la possibilité de décrocher un poste dépend largement du périmètre de la zone de recherche. S’ils peinent à s’insérer dans la vie active par manque d’expérience, les jeunes ont en général plus de possibilités de déménager pour bénéficier d’une opportunité d’emploi. Quand les années passent et qu’on en vient à posséder son logement, qu’on est en couple, ou qu’on a fondé une famille, les choses ne sont plus si simples.
Si on me propose un poste dans une autre région, cela impliquera alors que je vende mon logement pour en chercher un autre, que mes enfants changent d’école et se séparent de leurs amis, que mon partenaire quitte son propre emploi, et que j’abandonne les réseaux que j’ai tissés dans le territoire où je vis.
Il s’agit d’une prise de risque importante, car rien ne me garantit que mon futur emploi me conviendra, ni que mon futur employeur acceptera de me garder au-delà de la période d’essai. Une telle perspective n’est pas forcément rédhibitoire, mais il est dès lors tout à fait compréhensible qu’un chercheur d’emploi rechigne à élargir sa zone de recherche.
Les freins à la reconversion : pourquoi, face à la difficulté à trouver du travail, les chômeurs ne deviennent-ils pas tous soudeurs et assistantes maternelles ? Comme on l’a vu plus haut, même si tel était le cas, cela ne résoudrait qu’une petite partie du chômage actuel. De plus, on doit reconnaître qu’il n’est pas si aisé, en pratique, de se reconvertir. D’abord, les personnes qui n’ont que quelques mois de chômage derrière elles peuvent encore espérer trouver un emploi sans avoir à se reconvertir.
Quand on a passé une, deux ou cinq années à apprendre un métier, on rechigne à abandonner en chemin. L’insertion professionnelle se fait difficilement, certes, mais il serait rageant de devoir renoncer à tout ce qu’on a investi en temps et en énergie pour acquérir une qualification et de l’expérience. Après tout, la délivrance est peut-être au coin de la rue… Il en est ainsi quand on cherche un emploi : on ne sait jamais si cette situation prendra fin le lendemain, ou si elle se prolongera sans limite.
Ensuite, les métiers manuels peuvent s’avérer insuffisamment attractifs pour une grande partie des demandeurs d’emploi. Il ne faut pas oublier que presque un tiers des chômeurs de longue durée ont plus de cinquante ans : devraient-ils, à leur âge, apprendre un métier éprouvant qui usera leur corps et les fera vieillir prématurément ?
Il convient également de ne pas oublier que la reprise d’études à l’âge adulte est généralement un véritable casse-tête. Les individus ayant vécu l’échec scolaire et ayant démarré leur vie active depuis plusieurs années peuvent rencontrer des difficultés à s’adapter aux exigences d’une reprise de formation (rester assis toute la journée à écouter et prendre des notes, suivre des cours sans lien direct avec la profession envisagée, etc.) et il arrive souvent que leur faible niveau en expression écrite représente un handicap pour l’obtention d’un nouveau diplôme.
De surcroît, pour la plupart d’entre eux, le manque de sécurité financière (faible revenu, patrimoine modeste) rend peu envisageable l’engagement dans une formation longue. Enfin, leur situation familiale (en couple avec des enfants) est souvent très éloignée des conditions initiales dans lesquelles se trouvent la grande majorité des étudiants. Cette situation engendre de nombreuses contraintes, et constitue un frein supplémentaire à la reprise d’études.
Enfin, se pose la question du choix d’un métier. Les recruteurs savent bien que cet aspect n’est pas à négliger, eux qui questionnent les candidats qu’ils reçoivent sur leurs motivations – confirmant ainsi implicitement que l’argent n’est pas une motivation suffisante. Dans une société moderne, où l’on demande sans cesse aux enfants ce qu’ils veulent faire plus tard, les personnes sans emploi ont-elles l’obligation de se diriger vers des métiers qui ne leur plaisent pas ?
Obligation ou pas, c’est ce que beaucoup de gens se résignent à faire : « La pression du chômage est trop forte aujourd’hui. Elle fait rentrer tout le monde dans le rang. En même temps, ça me frappe de voir autour de moi que presque tous les gens n’aiment pas leur métier, qu’ils le font parce qu’il faut bien vivre. En tout cas, dans le monde ouvrier que je connais. » Anthony, ouvrier d’aujourd’hui, éditions du Seuil, 2014, p. 61. Notre dynamique président de la République se résoudrait-il, s’il était privé d’emploi, à apprendre à quarante-cinq ans le métier de carreleur ? A devenir nounou ? Nous ne le saurons certainement jamais.
Le refus de se résigner : nous en venons maintenant à une question centrale. Le contrôle des chômeurs repose sur la notion « d’offre raisonnable d’emploi », à savoir une offre suffisamment bonne pour que la personne ne puisse pas refuser de candidater sans s’exposer à des sanctions. Si le chômeur refuse une offre raisonnable d’emploi, cela signifie qu’il reste volontairement au chômage… il n’a donc plus à percevoir les allocations destinées aux personnes involontairement privées d’emploi.
Toute la difficulté réside dans la définition de ce qu’est une offre « raisonnable », ou suffisamment bonne. La réglementation prévoit que les critères de salaire et de zone géographique s’assouplissent au fil du temps, de sorte que les chômeurs de longue durée soient contraints d’accepter des emplois plus éloignés de leur domicile et avec un salaire plus faible.
Dans quelle mesure une personne qui refuse un emploi pénible et mal payé peut-elle être considérée comme un chômeur volontaire ? Cette personne reste volontairement au chômage car elle « choisit » de refuser certains emplois. Cela ne signifie pas qu’elle refuse de travailler – mais elle estime que ces offres d’emploi ne sont pas raisonnables. Pour lui permettre de continuer à chercher de meilleurs emplois, la collectivité lui verse des allocations chômage ou des aides sociales. Est-ce légitime ?
Ici, nous pouvons à nouveau considérer le témoignage d’Anthony, ouvrier dans la logistique : « On entend souvent des patrons se lamenter qu’ils ne trouvent pas d’ouvriers. Il y a ‘‘pénurie de main-d’œuvre’’, comme ils disent. Ce genre de formule revient souvent. En fait, ça veut dire qu’il y a pénurie de main-d’œuvre docile pour bosser comme un esclave au SMIC. » Anthony, ouvrier d’aujourd’hui, éditions du Seuil, 2014, p. 45
Xavier Alberti dirige une entreprise du secteur de l’hôtellerie-restauration. Il réfléchit au fait que de nombreuses personnes refusent aujourd’hui des conditions de travail qu’elles avaient accepté jusqu’à la rupture causée par la pandémie : « Ces salariés-là, qu’ils travaillent en cuisine, qu’ils conduisent un camion ou un tracteur, qu’ils montent des murs ou posent des tuiles sur des chantiers ou qu’ils prennent soin de personnes dépendantes, n’ont accès ni aux conditions de plus en plus confortables des espaces de bureau, ni au télétravail, ni aux horaires aménagés, ni aux pauses rémunérées.
Alors, évidemment, il est aisé de pester contre ces gens qui ne veulent plus travailler en pointant du doigt un modèle social qui sert d’amortisseur et en feignant de confondre les causes et les conséquences. Le fait est qu’ils veulent travailler mais qu’ils ne veulent plus le faire dans des conditions qui sont en définitive étrangères à une majorité de salariés et qui empêchent de vivre, c’est-à-dire de goûter à la vie. »
Le chômage véritablement volontaire, qui correspond à une part marginale de la masse des chômeurs, fait figure d’épouvantail dans le débat public. Il permet de justifier les contrôles toujours plus stricts auxquels sont soumis ceux qui refusent d’accepter n’importe quel emploi, ainsi que ceux qui ne parviennent à trouver aucun emploi bien qu’ils aient renoncé à leurs moindres exigences.
Au bout du compte, on peut considérer qu’il existe un continuum entre le chômage volontaire et le chômage involontaire. Entre le paresseux et la pure victime, se trouve un personnage déroutant : le non-résigné. La solidarité nationale lui donne la possibilité de refuser certains emplois, de conserver certaines exigences malgré la précarité de sa situation. Ses attentes sont-elles excessives ? La réponse dépend des cas, bien sûr, mais aussi de ce que notre société considère comme un travail décent.
Plutôt que « du chômage » au singulier, on ferait mieux de parler « des chômages ». Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre un jeune sans qualification qui peine à s’insérer, un diplômé en sciences humaines qui se retrouve confronté à un manque de débouchés, un ouvrier de cinquante ans frappé par un licenciement économique, et un cadre qui a décidé de démissionner pour changer de vie ? Au-delà de la diversité des chômages, il apparaît que les principales causes de la privation d’emploi sont 1) L’inadéquation entre les profils des chercheurs d’emploi, et les postes pour lesquels on recherche ; et 2) La pénurie d’emplois.
Pour certains, cette seconde explication paraît peut-être trop simple pour être crédible. Cependant, comme à tant d’autres périodes de l’histoire, on doit reconnaître que le fonctionnement de l’économie ne tend pas spontanément vers le plein-emploi. Pour en rendre compte, il n’est pas nécessaire d’inventer des théories farfelues, ni de stigmatiser les sans-emploi en les désignant comme des fainéants.
Cet article touchant à sa fin, il est temps de synthétiser. Qu’avons-nous appris de cette excursion dans le monde du chômage ? Voici sept points à retenir :
- Le chômage est généralement une épreuve qui pousse ceux qui le vivent dans l’isolement, la dépression, parfois même le suicide.
- Le chômage a toujours existé, bien avant que ne soient mises en place les aides sociales qui permettent d’en atténuer les conséquences.
- De multiples phénomènes économiques (mondialisation, crises financières, difficultés d’approvisionnement, etc.) peuvent causer du chômage, quelle que soit la volonté des chômeurs de trouver un emploi.
- Les offres d’emploi non pourvues sont peu nombreuses, et même si tous les chômeurs étaient prêts à accepter n’importe quel emploi, cela ne réduirait que très faiblement le taux de chômage.
- Un recrutement peut être abandonné parce que les candidats ne sont pas assez motivés pour prendre le poste, mais aussi parce que l’employeur a des attentes irréalistes.
- Une fraction du chômage pourrait être réduite si les chômeurs acceptaient d’apprendre des métiers en tension. Néanmoins, il faut reconnaître qu’il est souvent bien difficile d’apprendre un nouveau métier quand on est adulte.
- Une partie des chômeurs ne se résigne pas à accepter des emplois pénibles et mal payés : par ce choix, ils pèsent sur les finances publiques, mais ils incitent aussi les employeurs à améliorer l’attractivité des emplois.
Evidemment, il n’existe pas de solution magique au problème du chômage. On peut pourtant, ici, relever trois pistes sérieuses. D’abord, il est grand temps de réhabiliter le travail manuel. Il faudra pour cela réorienter un système scolaire qui leurre les jeunes gens vers des filières générales et les jette dans les bras du chômage. Plutôt que de survaloriser les apprentissages abstraits, l’éducation nationale devrait encourager les adolescents à découvrir les métiers de l’artisanat et à s’y former, en arrêtant de n’y diriger que ceux qui sont confrontés à l’échec scolaire. A ce titre, nous pourrions nous inspirer de ce qui se fait en Allemagne, où l’apprentissage est très développé et où le taux de chômage des jeunes est nettement plus faible.
Ensuite, il nous revient de relocaliser l’industrie, afin de produire nous-mêmes ce que nous consommons. Loin des discours paresseux qui présentent toute barrière douanière comme une « guerre commerciale » et qui amalgament hâtivement protectionnisme et xénophobie, une politique protectionniste bien pensée nous permettrait de rapatrier massivement des emplois peu qualifiés, et ainsi de réduire considérablement notre taux de chômage. [12]
Enfin, demeure le problème de l’attractivité des emplois. En résorbant une partie du chômage, les deux mesures précédentes devraient restituer aux salariés du pouvoir de négociation, favorisant ainsi une hausse des salaires ainsi qu’une amélioration des conditions de travail. Partiellement libérés de la pression de « l’armée de réserve » constituée par la masse des chômeurs, les salariés pourraient à nouveau imposer aux employeurs une partie de leurs conditions. Mais cela ne suffira pas, et de nombreux travailleurs vulnérables demeureraient vraisemblablement à l’écart de ces évolutions.
Ces personnes doivent-elles n’avoir de choix qu’entre rester au chômage, ou se résigner à accepter des emplois dont personne ne veut ? Une mesure forte pourrait changer la donne : la hausse radicale du salaire minimum, à 1500 ou 1600 € par mois, sans augmenter le coût du travail. Cela impliquerait de fusionner plusieurs impôts et d’accroître les prélèvements sur les hauts revenus, de la manière que j’ai décrite dans un autre article. En s’assurant que le travail paye, nous fournirions aux chômeurs une incitation puissante et positive pour retrouver le chemin de l’emploi. Il est certainement plus juste, en effet, de donner aux gens la possibilité de gagner correctement leur vie, plutôt que de les punir quand ils refusent de se faire exploiter.
Bibliographie :
Pas de pitié pour les gueux – sur les théories économiques du chômage, Laurent Cordonnier, éditions Raisons d’Agir, 2020
Le chômage, Jérôme Gautié, éditions La Découverte, 2015
En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, ATD Quart Monde, Editions quart monde, 2013
Zéro chômeur – dix territoires s’engagent, ATD Quart Monde, Editions Quart Monde, 2019
Une histoire du chômage, Yves Zoberman, éditions Perrin, 2011
L’impact du chômage sur les personnes et leur entourage : mieux prévenir et accompagner, Jacqueline Farache, CESE, mai 2016
[1] Le correcteur d’orthographe m’ayant conseillé l’imparfait du subjonctif, je me suis plié à sa volonté.
[2] A niveau social équivalent. Si 60 % des garçons d’une classe d’âge obtiennent le bac, cela signifie que ce taux descendra à 48 % pour les garçons dont un des parents connaît une période de chômage de longue durée. Voir Michel Duée, Chômage parental de longue durée et échec scolaire des enfants, Données sociales – la société française Edition 2006 – collection de l’Insee, en ligne ici.
[3] « Il n’y a pas de pénurie d’emplois » affirmait avec aplomb l’un des éminents intervenants des Journées de l’Economie, lors de l’édition 2017.
[4] Il faut préciser, ici, que moins de la moitié des personnes inscrites à Pôle Emploi reçoivent des allocations chômage.
[5] C’est la thèse défendue très sérieusement par la chercheuse au CNRS Marie-Claire Villeval. Elle explique ainsi que : « l’excès d’optimisme réduit l’efficacité de l’assurance chômage, car une perception biaisée de la chance de retrouver rapidement un emploi conduit une partie des chômeurs à arrêter trop tôt leur recherche, à épargner insuffisamment et à épuiser leur épargne rapidement. La crainte de perte de bien-être ou de pouvoir d’achat par un chômeur par rapport au point de référence que constitue son ancien emploi le conduit à refuser des offres d’emploi pourtant raisonnables. » En bref : les chômeurs ont trop confiance en eux et sont excessivement optimistes.
[6] Pour la France, le taux de chômage est multiplié par trois en dix ans : il passe de 3 % en 1975, à 9 % en 1985 [Gautié, 2015, p. 17].
[7] Les secteurs les plus touchés sont en général le bâtiment, les loisirs, ainsi que l’industrie des biens durables (automobile, électroménager…). Il s’agit de dépenses que les consommateurs peuvent reporter sans trop d’inconvénient, contrairement aux dépenses d’alimentation ou de vêtements.
[8] En référence au britannique John Maynard Keynes (1883-1946), qui laissa une marque profonde sur l’histoire de la pensée économique. Le courant issu de ses travaux met en valeur la nécessaire intervention de l’Etat pour réguler les marchés, et souligne l’importance cruciale de la demande de biens et de services dans le fonctionnement de l’économie.
[9] « L’excès de rémunération des uns crée le chômage des autres », diagnostiquait déjà l’influent Alain Minc dans les années 1980 [Cordonnier, 2020, p. 55]. Si nous ne manquons pas d’éditorialistes assez audacieux pour affirmer que 1200 € par mois est une rémunération excessive, il faut bien avoir conscience que les baisses de salaire à mettre en œuvre pour résorber le chômage (si tant est que cela fonctionne) seraient d’une ampleur assez vertigineuse… En imaginant que le niveau des salaires soit la cause principale du chômage des non-diplômés, et en se basant sur les études économétriques disponibles, on s’aperçoit qu’il faudrait presque diviser leurs salaires par deux pour résoudre le chômage de cette catégorie [Cordonnier, 2020, p. 130]. Ne nous hâtons pas trop, cependant : les idéologies n’étant pas éternelles, on voit actuellement apparaître des fissures dans les croyances les mieux établies parmi les économistes. Le fameux Patrick Artus vient en effet d’exprimer publiquement des doutes sur le lien supposé entre chômage et salaire minimum. Après s’être opposés vigoureusement pendant des décennies la hausse du salaire minimum, les experts les plus en vue s’apprêtent-ils à changer leur fusil d’épaule ? L’avenir nous le dira.
[10] On doit noter la fragilité méthodologique inhérente à de telles études statistiques : quantifier des règles juridiques est particulièrement délicat, et il peut également exister un écart important entre les règles formelles et la manière dont celles-ci sont effectivement appliquées.
Au bout du compte, l’inconvénient principal des lois de protection de l’emploi est surtout qu’elles tendent à polariser le marché du travail : ce marché devenant moins fluide, les personnes qui sont au chômage tendent à y rester plus longtemps.
Cependant, un allégement des règles aurait pour conséquence de précariser les 90 % d’actifs qui occupent un emploi, et particulièrement les 88 % d’entre eux (hors intérim) qui sont en CDI. Pour ces derniers, une moindre protection contre les licenciements se traduirait par une dégradation de leur position dans le rapport de force avec leur employeur – avec, par conséquent, une subordination plus marquée et une moindre propension à revendiquer l’amélioration des salaires et des conditions de travail.
L’alternative face à laquelle nous nous trouvons n’est guère enthousiasmante : les règles de protection de l’emploi accroissent l’exclusion des chômeurs, tandis que la déréglementation affaiblit l’ensemble des salariés. Plutôt que de précariser les salariés au nom de la lutte contre l’exclusion des chômeurs, il serait plus raisonnable de focaliser l’action publique sur la création d’emplois.
[11] Suite à son passage à la télévision, Jonathan Jahan a été contacté par la fédération nationale des producteurs de l’horticulture et des pépinières, qui l’a appuyé pour trouver un emploi. Pas dupe, il fait la remarque suivante : s’il faut à chaque fois qu’un chômeur parle avec le président pour trouver du travail, « on va pas s’en sortir ».
[12] Idéalement, une politique protectionniste pourrait être mise en œuvre au niveau de la France, pays de taille moyenne. Du fait de la réalité de l’intégration européenne et de notre appartenance à l’U.E., il est certainement plus faisable d’appliquer cette politique à l’échelle de l’Europe – ne serait-ce que dans un premier temps. Une grande partie de la production industrielle serait alors ramenée dans des pays à faible coût de main-d’œuvre, en Europe de l’Est. Mais la concurrence sur le prix du travail avec ces pays-là est moins rude qu’avec le Vietnam, le Cambodge ou le Bangladesh, ce qui donnerait une chance à l’industrie française de se développer à nouveau. Sur ce sujet, voir François Ruffin, Leur grande trouille. Journal intime de mes pulsions protectionnistes, éditions Les Liens qui Libèrent, 2011 ; Frank Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger, Adrien de Tricornot, Inévitable protectionnisme, éditions Gallimard, 2012.