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Billet de blog 15 juillet 2024

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Touchez pas au Grisbi

« Il faut s’adapter » fait écho à l’actuel maelström politique et institutionnel. Dans cet ouvrage (sous-titre : sur un nouvel impératif politique) Barbara Stiegler analyse le débat de philosophie politique qui opposa aux États-Unis Walter Lippmann (1889-1974) à John Dewey (1859-1952) dans la première moitié du vingtième siècle. Une passionnante critique sur près de 350 pages.

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Dans un précédent billet je parlais de ces livres qui vous sautent dans les bras. Mais il y aussi ceux qui se cachent, qui vous évitent, comme un vieux chat qui ne veut pas qu’on le dérange. Vous êtes déjà couché, vous vous relevez en faisant voler les couvertures et vous activer la torche de votre téléphone pour chercher le félin récalcitrant. Mais où ai-je bien pu le mettre ? Vous faites défiler à toute vitesse la lampe sur les étagères de la bibliothèque. Minou, minou ! Il ne répond pas, ça serait trop facile. Après dix minutes à zigzaguer à travers les rayonnages, vous le débusquez, là entre Rouge Brésil et Un weekend dans le Morvan.

Pourquoi cette envie subite ? Allongé à la nuit tombante à ressasser je ne sais quel ressassement, je repensais à Gabriel Attal qui appelait à faire une coalition de la droite respectable aux sociaux-démocrates. Il s’autorisait cette éventualité alors que le Nouveau Front Populaire (NFP) était arrivé en tête au deuxième tour des législatives. De peu il est vrai. L’un comme l’autre, le NFP comme la grande smala républicaine revendiquaient la victoire. Raison pour laquelle je ressortis des entrailles de ma bibliothèque « Il faut s’adapter » (Gallimard, 2019) de Barbara Stiegler, philosophe et maître de conférences à l'université Bordeaux-Montaigne.

Illustration 1

Lorsqu’on se plonge dans les écrits de Barbara Stiegler, on remarque une différence de taille avec le travail de son père, le philosophe Bernard Stiegler (les Stiegler sont philosophe de père en fille). Autant le travail de Bernard est indéchiffrable pour tous ceux qui n’ont pas étudié ses thèses pendant au moins dix ans, autant les analyses de Barbara sont cristallines. Je m’en étais rendu compte une première fois en lisant son essai « De la démocratie en Pandémie ».

Début de digression. Bernard Stiegler nous quitta bien trop tôt en 2020. Je lui rendis un court hommage dans ce billet en 2021. Dans les années 2000, Bernard devint mon maître à penser. J’avais décidé à ce moment de ma vie de me trouver un maître à penser comme d’autres se font tatouer une Harley Davidson sur l’avant-bras ou ouvre un Bed & Breakfast. Ainsi, je suivis en ligne les cours de philosophie de pharmakon.fr et j’adhérai quelques années à Ars Industrialis, une association qui pense la sortie de l’anthropocène. J’en fus transformé à jamais. Fin de digression. 

Mais revenons sur ce qui dans « Il faut s’adapter » fait écho à l’actuel maelström politique et institutionnel. Dans cet ouvrage (sous-titre : sur un nouvel impératif politique) Barbara Stiegler analyse le débat de philosophie politique qui opposa aux États-Unis Walter Lippmann (1889-1974) à John Dewey (1859-1952) dans la première moitié du vingtième siècle. Une passionnante critique sur près de 350 pages.

Pour Lippmann, père fondateur du néo-libéralisme (en opposition au « libéralisme classique », le laissez-faire) seul un gouvernement de leaders et d’experts peut conduire le peuple dans la bonne direction[1] face à la « Grande Société » (on dirait aujourd’hui « La Mondialisation »). Diwey en revanche prône le recours à l’intelligence collective des citoyens, à l’enquête et à l’action sociale pour conduire les évolutions nécessaires et affronter les crises.

Lippmann pense lui que la volonté générale ne peut émerger que d’en haut, que la Volonté du Peuple est incapable de penser quoi que ce soit[2], car l’individu est atomisé. Au contraire, la planification libérale promue par Dewey est celle d’une intelligence expérimentale coopérative, impliquant elle-même une intelligence socialement organisée[3].

Pendant plusieurs décennies, ce fût un affrontement entre deux conceptions du libéralisme, avec d’un côté le néo-libéralisme, une société menée par son chef et ses experts éclairés, et de l’autre la démocratie participative au niveau le plus élémentaire de la citoyenneté. Le combat entre d’une part la préconisation d’une réadaptation de la masse de l’espèce humaine aux exigences de l’industrie, comme une pâte molle doit se plier à un cadre qu’on lui impose de l’extérieur[4], et d’autre part la confiance dans l’intelligence collective et l’expérimentation sociale. Pour Lippmann, en lieu et place de la fiction du Peuple, il n’existait que des masses apathiques, irrationnelles et en retard, qu’il fallait de toute urgence réadapter grâce à des politiques publiques ambitieuses, à un environnement mondialisé aux rythmes accélérés[5].

Alors quand le bloc central issu des élections législatives déclara qu’il était impensable de placer la France sous le pouvoir du NFP, que le pays courrait à la faillite, que certains émirent l’idée d’un gouvernement technique de vieux sages pour gérer les affaires jusqu’à la prochaine dissolution, je pensai immédiatement que nous étions dans un moment Lippmann - Diwey.

Quand le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, exposa que le risque le plus immédiat de l’arrivée au gouvernement du NFP était une crise financière et le déclin économique, qualifiant le projet du NFP d’exorbitant, inefficace et daté, je revoyais cette scène des Tontons Flingueurs avec sa célèbre réplique « Touche pas au grisbi, salope ! ». Imaginez Bruno Le Maire à la place de Francis Blanche et Marine Tondelier à la place de la jeune fille essayant de prendre les billets de banque sur la table de la cuisine et vous comprendrez mieux.

Seulement, tout n’est pas blanc ou noir. A gauche, Thomas Piketty dans Le Monde du 13 juillet écrivait que seul le travail collectif permettra de faire des progrès, ce qui exige la création d’une véritable fédération démocratique de la gauche, épinglant au passage LFI qui ne cesse de vouloir imposer son hégémonie autoritaire à la gauche.

La démocratie participative à gauche n’est pas si participative et les experts au centre ne sont pas si experts. 

Quoi qu’il en soit, je vous conseille vivement de lire cet essai de Barbara Stiegler.

Miaou, miaou…

[1] Barbara Stiegler, Il faut s’adapter.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

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