Tarazona (avatar)

Tarazona

Lautaro Tarazona - escritor, revolucionario.

Abonné·e de Mediapart

14 Billets

0 Édition

Billet de blog 13 novembre 2023

Tarazona (avatar)

Tarazona

Lautaro Tarazona - escritor, revolucionario.

Abonné·e de Mediapart

L’Odyssée de Shahram : le retour au pays

[Republication] Shahram, dont on avait retranscrit le récit d'exil depuis l'Afghanistan, est parvenu à retrouver sa famille à Kaboul à l'été 2023. Retour sur ces retrouvailles et ce séjour de trois mois permettant d'esquisser une fresque de la vie quotidienne des Kabouliens.

Tarazona (avatar)

Tarazona

Lautaro Tarazona - escritor, revolucionario.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Après avoir relaté l’itinéraire de Shahram, réfugié hazara en France, nous nous étions engagés à revenir sur sa situation. Pour rappel, il était parvenu à reprendre contact avec sa famille vivant à Kaboul après plusieurs années sans nouvelles. Depuis, animé seulement par le désir de rapatrier les siens, il a tout mis en œuvre pour organiser un séjour de trois mois, huit années après son départ, pour retrouver sa mère et sa sœur et entamer les procédures qui puissent permettre un rapatriement. Ce témoignage est aussi l’occasion de dresser un tableau social de la vie en Afghanistan sous l’emprise des talibans, en passant brièvement dans l’Iran des mollahs, une année après le mouvement Jina.

Les préparatifs :

   Shahram, en esquissant le projet de ce voyage, a trois missions.  D’abord, il souhaite accomplir les démarches afin que sa mère et sa sœur obtiennent des titres de voyage, en vue d’effectuer une démarche de regroupement familial. Sans homme, il est impossible pour les femmes de la famille d’effectuer les procédures et de se rendre aux nombreux rendez-vous nécessaires pour décrocher un passeport. Certes, il y a son frère. Mais, vivant à l’Est du pays, il lui faut effectuer un trajet 12 heures de route en bus, et les procédures réclament une présence permanente. Shahram a aussi l’intention de retourner au Sarjangal pour récupérer les terres de sa famille, laissées par les siens après son départ, chassés par les milices talibanes qui avaient motivé son exil. Enfin, alors qu’il est désormais âgé de 25 ans, l’impératif des noces traditionnelles devient pressant, et ce voyage servirait également à préparer ses fiançailles.

   Pour parvenir à rejoindre l’Afghanistan, « j’ai travaillé comme un âne pendant six mois » assène-t-il avec un sourire las. Il effectue quotidiennement près de 18 heures de travail pour financer son séjour, additionnant les activités au noir, et les boulots sous contrats. Il se réveille au milieu de la nuit, vers 3 heures du matin, pour aller faire le ménage dans les restaurants, et à partir de 10h, entame un service de plonge jusqu’à la coupure de 16h, avant de revenir enfin à l’heure du dîner pour s’appliquer au service du soir. Lors des rares jours de repos, il prend son scooter et part en ville pour livrer des repas à domicile afin de compléter ses revenus. Malgré ses cernes, Shahram dit préférer ces jours d’efforts plutôt que d’être laissé à lui-même, assailli par les insomnies lorsque la nuit vient, et d’envisager impuissant les obstacles qui pourraient se dresser sur son chemin. Il parvient à réunir environ 9000€. 2000 € servent à l’achat des billets d’avion, ainsi qu’aux diverses procédures pour obtenir son titre de voyage. Les fiançailles représentent le plus gros des dépenses, et coûteront entre 3000 et 4000€. Sur les 3000€ qui lui restent, il cèdera la moitié à sa mère pour financer les pots de vin indispensables afin de conclure la procédure inachevée de sa petite sœur en son absence. L’autre moitié servira à financer les petits plaisirs offerts à ses proches, et les voyages menés au cœur de l’Iran et de l’Afghanistan. Les derniers détails de préparatifs se débloquent à la dernière minute. Shahram fait une demande de double visa à l’ambassade d’Iran située à Paris pour un séjour temporaire de 3 mois, un mois avant son départ ; il l’obtient pour 220€. Il fallait que son visa l’autorise à venir deux fois en Iran, escale pour aller et revenir de l’Afghanistan. Ce sésame ne lui est délivré qu’une semaine seulement avant de partir. Optimiste, Shahram avait déjà payé son billet d’avion en prévision, au moment où les prix étaient moins forts.  Conjointement, il relance sa demande d’habitat HLM, car la procédure de regroupement familial exige de posséder un logement capable d’héberger les membres de la famille que l’on souhaite rapatrier. Par chance, après deux ans de réclamation, et quelques jours avant son départ, il obtient les clefs de son nouveau logement.

Le voyage :

   Le 9 juin est celui du départ. Shahram prend le TGV à Nantes pour l’aéroport Charles de Gaulle à Paris. Il est anxieux. C’est la première fois qu’il emprunte les voies du ciel. Il regarde par le hublot, écoute les indications données par les stewards et les hôtesses de l’air. Près de 6000 km et quelques jours seulement le séparent des siens qu’il n’a pas revus depuis huit ans désormais. Il lui avait fallu 6 mois la dernière fois, pour effectuer le trajet en sens inverse par la voie migratoire de la méditerranée orientale. Hélas, son vol a deux heures en retard, ce qui annule toutes ses correspondances. La seconde embarcation à Istanbul est déjà partie, l’obligeant à rester 24h à l’aéroport Sabiha Gökçen. Il prend finalement un vol de la compagnie Pegasus Airlines à 23h10, et pose pied en Iran à 3h30 du matin. Là-bas, il est logé chez son meilleur ami d’enfance, lui aussi originaire du Sarjangal. Mais aucun vol ne part en direction de l’Afghanistan depuis Téhéran. Les seuls départs disponibles se situent à Machhad. Il prend donc le bus le 11 juin pour rejoindre la ville du nord-est de l’Iran. Il fait la rencontre d’une famille afghane durant le trajet, un couple et ses deux enfants qui souhaitent rejoindre le pays. Ils sympathisent, et Shahram achète un repas pour tous, afin de partager son bonheur de retrouver les siens. Leurs chemins se séparent vite car eux rejoignent le pays par la terre. Dans l’attente de son vol, Shahram s’en va visiter le mausolée situé à Machhad, en l'honneur de l’imam Ali al-Reza. C’est une place monumentale.  Il s’y déplace dans la nuit, marche et prie un peu, versant quelques larmes. Cet instant le soulage du stress accumulé ces derniers jours. À l’aube, il paie un taxi pour aller jusqu’à l’aéroport Shahid Hashemi Nejad où il présente son visa. À 8h30, il est d’ores et déjà installé dans l’avion en direction de Kaboul.

Les retrouvailles :

   Le personnel de l’aéroport international de Kaboul l’accueille à bras ouverts : flatteries et séduction sont au rendez-vous. Les zèles de politesse et les sourires forcés ne dupent pas Shahram.  « Ils disent des mots sucrés pour encourager les gens à venir. Ils veulent te persuader qu’ils ont changé. Ils disent : "Bienvenue chez vous ! Nous sommes très contents que vous reveniez dans votre pays. Vous pouvez repartir quand vous le désirez, il n’y a aucun risque." Ils font ça pour qu’à ton retour en Europe, tu diffuses leur propagande autour de toi et que tu invites tes amis. Mais ils n’ont pas changé. Comme on dit chez nous :  "خر همان خر هست فقط پالانش عوض شده [1]". » Les autorités talibanes le savent : les expatriés sont un atout pour le pays, qui vont investir, dépenser, et rengorger les circuits économiques, taris en ces temps difficiles.

   Sa famille l’attend dans la zone d’accueil. C’est sa mère qu’il voit d’abord, le nez en l’air, rivée sur le tableau d’affichage des arrivées, guettant de part et d’autre la silhouette de son fils. Elle ne s’arrête pas de bouger, on vient d’annoncer que le vol depuis Machhad a atterri. Shahram s’interrompt un instant, et lâche son bagage à main au sol, courant vers elle. En un battement de cils, ils s’étreignent l’un l’autre, le fils embrassant pieds, mains, visage et épaule, les moindres parcelles du corps de sa mère, et l’un et l’autre, pleurant abondamment. Une dizaine de minutes se passent ainsi. Sa mère s’évanouit contre lui – il appréhendait sa réaction à cause de sa maladie cardiaque, tandis que sa température connaît de fortes variations sous le coup de l’émotion, dans la joie et la tristesse. Elle reprend vite connaissance.  Puis, il aperçoit sa sœur, qui filmait sur le côté les retrouvailles. Elle a grandi. Il a à peine le temps de la saluer que son visage commence à se tordre dans un rictus présageant les pleurs. Shahram lui sèche les larmes d’un geste, l’implore d’esquisser un sourire, la rassure, lui susurre qu’il ne la laissera plus toute seule et qu’il serait là pour l’épauler désormais. Encore chancelante, la famille, cernée par les agents de l’aéroport et les voyageurs interloqués ne doivent pas trop s’attarder. Les voisins avaient fait le déplacement pour accompagner les deux femmes. Ils commandent ensemble un taxi pour rejoindre leur quartier. La mère de Shahram avait tout prévu pour le retour de son aîné aussi a -t-elle acheté un mouton. « Dans notre culture, quand tu aimes quelqu’un, tu l’honores de cette manière » indique le jeune homme. Ils égorgent l’animal en communion, et dans la foulée, les voisins, les proches, sont invités à partager le festin et le thé pour célébrer le retour du fils. Il faut plusieurs jours durant lesquels la famille, encore stupéfaite par ces retrouvailles, savoure la viande de la bête et s’apprivoise à nouveau, quelques jours d’intimité et de réclusion pour rattraper le temps arraché.

La vie quotidienne des Kabouliens :

   Passé les premiers émois, Shahram commence à reprendre ses marques et ses esprits. Il peut alors poser un regard attentif sur le monde qui l’entoure et la vie dans la capitale afghane. Il renoue avec d’anciennes connaissances, et prudemment, s’informe sur le quotidien de la population depuis l’arrivée au pouvoir des talibans. Ce qu’il observe en premier lieu au sein de la cellule familiale, c’est l’isolement des deux femmes, leur vulnérabilité morale. Cantonnées à la maison, elles passent la majeure partie du temps à prier et dans l’attente entre ces quatre murs. Sa sœur craint de sortir seule dans la rue, réclamant sa mère pour l’accompagner ne serait-ce que pour acheter une bouteille d’eau.

   À Kaboul, l’affaissement social est considérable.  Lorsque Shahram retrouve un ami qui, depuis, s’est mis à travailler pour les talibans, il l’interroge sur la situation économique du pays. Selon lui, le salaire moyen d’un travailleur à la journée équivaut actuellement à 300 afghanis – lorsqu’il pouvait atteindre 1000 afghanis, sinon 2 ou 3000, avant l’arrivée au pouvoir des talibans. La différence est colossale, néanmoins, en raison de l’ampleur du chômage, les rares hommes qui parviennent à décrocher un travail régulier n'envisage pas un instant discuter du nivellement drastique des salaires, trop heureux de se distinguer du lot commun. Shahram constate amèrement le désœuvrement de ceux qui dans la rue, vont retrouver les places réputées autrefois, où l’on pouvait trouver du travail journalier aux aurores, comme jardinier, pour de brèves missions d’électricien, de plomberie, ou dans le bâtiment. Beaucoup s’y tentent, et reviennent la plupart du temps le soir, les mains vides. Les patrons ne se présentent plus pour s’approvisionner en main d’œuvre. La concurrence de prestations de toutes sortes, pour des travaux, des services, est impitoyable – tout le monde est prêt à baisser ses tarifs au plus bas pour obtenir un maigre pécule. Il faut être prêt à exercer tous types de tâches car aucun secteur n’est épargné par la pénurie, et l’assurance la plus nette d’obtenir un travail demeure le bouche-à-oreille et les recommandations interpersonnelles. Sitôt qu’un membre de la famille débusque une opportunité, il contactera ses plus proches camarades pour partager le filon. Aussi, pour compléter ses revenus, la population multiplie les activités informelles allant de la reprise de vêtement, tandis que certains de ses amis s’en vont débusquer dans les rues des sacs plastiques et de la ferraille, susceptibles d’être cédés pour une poignée d’afghanis à un comptoir ou dans une déchetterie.

   Et même si les prix des produits sont contrôlés par les talibans, les circuits économiques sont paralysés : très peu d’argent circule au sein du pays. Les rares familles qui parviennent à garder la tête hors de l’eau ne pourraient pas le faire sans l’apport financier d’un fils, d’un père ou d’un oncle parti en Iran, en Turquie ou en Europe pour travailler. L’envoi d’une centaine d’euros représente déjà près de 9000 afghanis soit le salaire actuel de la plupart des hommes qui ont la chance de bénéficier d’un travail ininterrompu tout au long du mois. Pour transférer l’argent, il existe alors deux possibilités : soit via la plateforme MoneyGram (Western Union a été coupé par les talibans) ; ou bien ce sont des banques privées au noir tenues par des particuliers qui appliquent 5% d’intérêts lors de la transaction. 

   Afin de se représenter l’échelle de prix, Shahram tient à mettre en exergue les tarifs des denrées élémentaires. Ainsi, 1 kg de viande de mouton ou de bœuf coûte à l’heure actuelle 500 afghanis. Le sac de farine de 21 kg équivaut à 1750 afghanis – soit près d’une semaine complète de travail. 7 kg de riz coûtent 1200 afghanis. L’essence coûte 78 à 90 afghanis le litre.

   Concernant les loyers, les prix varient en fonction des quartiers ; leurs prix oscillent entre 1500 et 5000 afghanis par mois. Le plus lourd pour les ménages demeure la caution à avancer qui peut atteindre jusqu’à 200 000 afghanis et se calcule selon la durée du bail annoncée en amont par les locataires. L’accès à l’électricité est aussi difficile qu’imprévisible. Chaque jour est différent. Pour le meilleur des cas, sur 24 heures, on peut espérer en bénéficier de 8 heures du matin jusqu’à 10 heures. Ensuite, le courant est coupé jusqu’à 16h/17 heures, et peut se rallumer pendant une demi-heure à partir de 18 heures avant qu’une nouvelle coupure intervienne jusqu’à minuit. Il n’est donc aucun service continu sur la journée, et ce fléau n’épargne aucun quartier de Kaboul. La précarité est similaire en ce qui concerne l’accès à l’eau. En général, les gens possèdent deux fournisseurs : l’un est privé et l’autre provient du gouvernement. Les foyers basculent selon les arrivées. Mais il y a souvent beaucoup d’interruptions, et il vaut mieux ne pas évoquer, ajoute Shahram, la pollution de cette eau. Lorsque les coupures perdurent, il faut envisager de se déplacer à la mosquée la plus proche pour remplir des bidons. 

   L’hiver à Kaboul est rude ; et l’on ne s’y chauffe plus au gaz. Un poêle à bois (چربی) fait office de chauffage en même temps qu’il sert à bouillir les marmites familiales et les infusions. Chaque déchet est précieusement gardé, devenant ce potentiel combustible capable de nourrir un peu plus longtemps les flammes : cartons, bouteilles en plastique, pneus, emballages. « En Afghanistan, tu ne jettes pas les chaussures que tu n’aimes pas, ni les pantalons », repris jusqu’à l’usure définitive, ils serviront encore en dernier lieu à réchauffer le foyer. Un conduit expulse la fumée au dehors, diffusant une odeur poivrée et nocive qui n’inquiètent pas les résidents, mais qui recouvre toute la ville témoigne Shahram. Quant aux transports en commun, eux aussi connaissent une augmentation significative. Sa mère lui indique que le prix du ticket de bus élevé à 5 afghanis, et parcourant une distance d’une dizaine de kilomètres, a désormais doublé.

   Beaucoup d’usines ont été fermées par les talibans. Sous prétexte de protocoles de sécurité ou de critères sanitaires, les autorités ferment les établissements. Ces manœuvres permettent en réalité de faire table rase et de contrôler d’une main de fer toute l’économie du pays. Ils contraignent les commerçants à soumettre des attestations pour l’ouverture de leurs échoppes. Les impôts s’élèvent à 15 000 afghanis renouvelables annuellement. Ces taxes peuvent être rétroactives, les autorités réclament parfois un dû qui remonte jusqu’à plusieurs années avant même leur arrivée au pouvoir.

   Concernant les soins et l’hôpital, Shahram a été témoin du fonctionnement des infrastructures, car il lui arrivait de devoir accompagner sa mère effectuer des examens de santé. Il a constaté que les femmes dans les centres de soin étaient très rares – le nombre d’assistantes, d’infirmières et de médecins a drastiquement diminué. Par chance, à l’Est de Kaboul où sa famille vit, les établissements en emploient toujours certaines. Dans certaines régions de la ville, le personnel est exclusivement masculin ce qui rend impossible le traitement des patients féminins. Pour les patients, il faut toujours veiller aux équipes soignantes désireuses de faire durer la prise en charge, en procurant avec insistance des traitements facultatifs, afin de hausser l’addition finale.  « Chez nous, il n’y a pas de carte vitale » appuie Shahram en souriant. Les prix des médicaments et des prestations ont nettement augmenté. Pour un doliprane et des gouttes dans l’oreille de sa mère, il a fallu qu’il règle la note de 500 afghanis. Une nuit encore, sa mère a fait une chute. Shahram a dû appeler un taxi en urgence pour un trajet de 2 km – le service nocturne majorait la course à 1000 afghanis. La prise en charge à l’hôpital aura coûté finalement près de 5000 afghanis (plus de la moitié d’un salaire moyen).

   En ce qui concerne les moyens de communication, l’acquisition d’un téléphone ne pose pas trop de problèmes. Les portables se vendent en magasin, mais la plupart du temps de main à main, sans facture, et en liquide à coût réduit. Des trafics sont organisés pour faire transiter des portables volés en Iran que l’on retrouve ensuite dans les rues de Kaboul.  La seule contrainte depuis l’arrivée au pouvoir des talibans intervient lors de l’achat d’une carte sim. L’utilisateur a désormais l’obligation de présenter sa tazkira (document d’identité).

Une société de délations généralisées :

   Le climat imposé par les talibans crispe les rapports sociaux. Très tôt, Shahram observe qu’une foule d’indicateurs est dissimulée au sein de la population. En raison du chômage et des faibles revenus, de nombreux civils monnayent des renseignements aux autorités. « C’est comme en Iran, dans chaque famille, il y a une personne qui donne des informations au gouvernement ». La confiance est mise à rude épreuve lorsque même un frère de sang peut s’avérer être un indic. Aussi la composition des milices qui patrouillent en ville est-elle très hétérogène. Si beaucoup de policiers, fonctionnaires de l’ancien gouvernement travaillent désormais au service des talibans, Shahram constate également que des sortes de mercenaires, d’anciens bandits de grands chemins reconvertis sont parvenus à gravir les échelons dans la hiérarchie, appréciés pour leur fermeté et leur science des armes. « J’ai vu un commandant de district taliban qui était incapable d’écrire jusqu’à son nom. »  En outre, il surprend certaines femmes dans la rue ayant un acquis un statut d’exception. Elles portent un pantalon, sans être contrainte de se vêtir du hijab – libertés acquises grâce à des renseignements donnés. Les talibans ont-ils mis en place des unités de répression inspirées de la police des mœurs iranienne ? Son ami qui travaillait comme policier sous l’ancien gouvernement, désormais au service des talibans, confie qu’il était payé 15 000 afghanis par mois sous Ghani. Son salaire a été maintenu dans les premiers temps, pour diminuer progressivement de près de moitié. Au moment de leurs échanges, cela faisait 3 mois qu’il n’avait pas été payé. L’allégeance de ces agents de terrain demeure ainsi fragile. Certains de ses collègues n’hésitent plus à se payer eux-mêmes, dérobant arbitrairement des civils dans la rue lors de leurs services. Le visage dissimulé, ils saisissent l’argent, les objets de valeur, les portables afin de soutirer de quoi faire vivre leurs familles. La corruption est reine. Tout s’achète : d’un bon de sortie de prison, à l’accélération de procédures administratives, tout en passant par les passe-droits d’exception afin que les autorités ferment les yeux sur certains agissements (ouverture d’un marché noir, possibilité de diffuser de la musique lors d’un évènement festif…). Et c’est l’unité même des talibans qui est sujette à débats, puisque la rumeur court que des rivalités internes opposeraient deux factions en leur sein : les partisans de l’éducation et du travail féminins, et ceux qui sont pour l’interdiction totale. Cet ami lui confie que les braises pourraient s’aviver à tout instant, que ces affrontements souterrains entre les deux partis devenant de plus en plus forts, pourraient déborder dans la société, et se cristalliser en conflit civil.

   C’est dans la province de Baghlân, dans la périphérie du chef-lieu Pul-i-Kumri, où son frère s’est installé, que Shahram relève la présence systématique d’au moins une famille de talibans dans chaque hameau, comme une instance de contrôle qui prend part à la vie du quartier, à la fois médiatrice et agente de renseignement. En effet, une semaine après avoir atterri à Kaboul, Shahram décide de retrouver son frère cadet à l’Est de l’Afghanistan. C’est là-bas qu’il est frappé par l’omnipotence des talibans. Personne n’ose véritablement dévoiler le fond de sa pensée. Il a écho d’hommes envoyés en prison sans avoir jamais su qui les avait dénoncés, détenus pour avoir fumé une cigarette de chars (nom donné à la résine de cannabis afghane), ou bien pour avoir eu des relations sexuelles avec des prostituées. Là-bas, on dit qu’ils sont battus et ne sortent seulement s’ils parviennent à graisser la patte de leurs geôliers. Pour ne pas alerter sur sa venue, Shahram dit simplement qu’il revient de l’Iran où il a travaillé. Il est discret et se garde du moindre faux-pas – cette atmosphère l’oppresse. Par chance, aucun soupçon ne pèse sur lui à l’issue de son séjour. Il tombe cependant rapidement malade à cause de l’eau trouble qu’on lui sert, son corps n’étant plus habitué ; il est pris de nausées et de fièvre pendant plusieurs jours. Cela ne suffit pas à gâcher son bonheur de retrouver son frère qui lui présente son épouse et ses deux filles, ainsi que ses champs de riziculture. Il lui apprend qu’il est parvenu à réunir la somme pour acheter le domaine en vendant les terres du Sarjangal. Shahram est soulagé. Il décide bientôt de revenir à Kaboul accompagné de son frère et de sa famille. Délesté d’une mission, il n’a plus à s’inquiéter des terres familiales. Il lui reste encore à accomplir les procédures pour les titres de voyage de sa mère et de sa sœur, ainsi que les fiançailles.

Les fiançailles :

   De retour à Kaboul, sa mère se hâte d’amorcer les démarches pour fiancer son fils aîné. Elle a joué le rôle d’entremetteuse en lui présentant une jeune femme âgée de 22 ans, leur voisine, et dont elle lui avait déjà parlé lorsqu’il était en France. Celle qu’on appellera Noor dans cet article possède une grande famille, avec cinq frères et deux sœurs. Elle vit encore chez ses parents. Si elle a su inspirer la confiance de sa mère, c’est qu’elle est originaire de la même province, celle de Samangân, située au Nord de l’Afghanistan, et qu’après une enquête menée par sa tante vivant toujours dans la région, elle a été confortée par les échos qui vantaient l’heureuse réputation de la famille voisine. Une fois les précautions prises, elle a finalement proposé à Shahram d’entamer le rituel de proposition.

   Le premier soir, Shahram et sa mère se sont déplacés chez leurs voisins. Dans ce cadre, c’est le rôle de la mère de parler au nom de son fils, en déployant son histoire familiale, son parcours et sa situation. Elle est revenue sur le décès du père durant l’enfance de Shahram, sur ses mérites, et le fait qu’il résidait désormais en Europe.  Puis, elle a proposé les fiançailles. La famille sollicitée avait besoin de délibérer avec leur fille Noor. La tradition veut qu’en l’absence d’une décision arrêtée, Shahram et sa mère doivent passer tous les soirs leur rendre visite. Ce n’est qu’à la troisième soirée que la famille voisine approuve l’union, à condition que les deux futurs époux puissent se voir en intimité pour échanger sur leurs vues. Noor aurait le dernier mot. Les membres des familles respectives se sont donc retirés dans le jardin pour que les deux jeunes gens puissent s’entretenir. Dans une chambre à part, ils discutent de leurs représentations du futur afin d’harmoniser leurs désirs et leurs aspirations. Noor s’enquiert du rapport aux femmes qu’entretient Shahram, s’inquiète de savoir si elle pourra retrouver les bancs des classes en France, pour ensuite exercer le métier qu’elle désire, mais aussi du nombre d’enfants que Shahram envisagerait avoir. Dans les schémas traditionnels, la progéniture arrive très vite dans le ménage, aussitôt le mariage accompli. Mais Shahram la rassure. Il n’en veut pas tant qu’elle a à faire ses études pour devenir assistante dentaire, à trouver sa situation, et seulement si elle le désire. Elle était si belle, ajoute-t-il, qu’au bout de trente minutes, lorsqu’ils devaient mettre un terme à l’entretien pour retrouver les leurs, il lui avait semblé qu’une poignée de secondes seulement s’était passée. 

   Le lendemain, Noor a accepté la proposition de fiançailles. Le soir-même, Shahram et sa mère recevaient un présent : un bouquet orné de petites statuettes de mariés, symbole de l’union. Shahram n’a pas pu retenir ses larmes face à son beau-père, qui tenait à le féliciter et lui procurer sa bénédiction, souffrant soudainement de l’absence de son propre père dans cette situation. Il lui aurait alors prononcé ces mots : « Maintenant je suis avec toi. Nous allons garder un œil sur ta famille qui est la nôtre également. Toi, tu peux retourner en Europe, fais ton maximum pour les rapatrier. Ne t’inquiète pas. » Le lendemain, ils étaient appelés à revenir pour discuter des modalités des fiançailles. Cette soirée était destinée à fixer les conditions impondérables du mariage :  déterminer le montant de la dote (300 000 afghanis), définir les préparatifs des fiançailles, organiser la fête et acheter les alliances en or (100 000 afghanis). En plus de cela, Shahram devait s’engager à offrir un logement à sa future épouse. L’accord donné le samedi, la cérémonie aurait lieu le mercredi suivant. Durant ces 3 jours, Shahram, en charge de préparer les festivités, ne dort pas. Il doit se débrouiller pour louer un lieu, une voiture pour l’occasion, trouver un salon de maquillage, acheter son alliance, les vêtements pour Noor et les siens, et enfin, négocier avec les talibans et les soudoyer afin de bénéficier d’une licence pour diffuser de la musique et danser en paix. Il engage deux personnes pour filmer : l’une à l’endroit des femmes ainsi qu’un autre préposé au secteur des hommes. La cérémonie a lieu en plein après-midi durant laquelle les bijoux sont échangés, un cheese-cake en pièce montée est partagé aux 500 convives présents. Chaque part est accompagnée d’un verre de lait. Après des danses de parade effectuées sous le regard des invités, les deux fiancés montent dans la voiture louée pour l’occasion. A peine étaient-ils engagés sur la route qu’une cohorte d’une vingtaine d’enfants errants a soudainement entravé leur passage. L’un d’eux ayant escaladé le capot du véhicule, tend sa main en implorant Shahram à travers la vitre teintée. Sans doute attirés par la musique, tapis dans l’ombre depuis le début de la cérémonie, ces enfants avaient décidé d’aborder les fiancés qui semblaient ce jour baigner dans une opulence si détonante à Kaboul. Embarrassé, Shahram est sorti de la voiture pour leur céder une poignée d’afghanis à chacun avant qu’ils ne partent aussitôt en courant. Ces essaims d’enfants laissés à eux-mêmes, affamés, fourmillaient dans les rues de la capitale comme jamais ça n’avait été le cas ; Sharam en fut estomaqué durant son séjour. Et cet évènement, venant ponctuer ces quelques heures d’oubli, d’illusion et de bonheur dans une cité meurtrie, était pour le jeune hazara symptomatique de la vie en Afghanistan où l’on ne pouvait s’abstraire plus de quelques heures à la brutalité du monde. La misère de leur condition se rappelait sempiternellement à eux ; on ne pouvait y échapper.

   Les jours suivant la cérémonie, Shahram s’est offert une brève escapade avec la famille de son frère, sa mère et sa sœur près des lacs Band-e Amir, dans la province de Bâmiyân, le temps de respirer loin de l’étau de la ville.

Autres éléments sur Kaboul, les démarches administratives, l’espace public, et la persécution des Hazaras :

   Une fois revenu à Kaboul, Shahram s’applique à la dernière tâche de son voyage, la plus incertaine : accompagner les deux femmes de sa famille pour l’obtention d’un titre de voyage censé leur permettre de le rejoindre en France. Shahram prend son mal en patience, et va de bureau en bureau à la recherche du sésame, confronté aux administrations corrompues et aux secrétaires en dilettante, qui font mine d’étudier les dossiers. Il faut jouer le jeu et payer. « Comme cela faisait un an que ma mère était enregistrée sur les files d’attente, je suis parvenu à obtenir le titre. » En revanche, ce fut plus difficile pour sa sœur qui n’était inscrite que depuis 6 mois. Shahram laissera une somme d’argent à son départ, l’équivalent de 1500 euros pour qu’elle puisse payer un homme chargé de l’accompagner dans les démarches en son absence. 

   Entre deux rendez-vous administratifs pour sa famille, Shahram s’en va retrouver Noor. Hélas pour le jeune couple, l’éventail des escapades amoureuses est restreint. Les parcs que l’on pouvait emprunter auparavant sont interdits par les talibans, vidés, et protégés par des gardes. Les places religieuses sont les seuls endroits où ils peuvent sortir ensemble sans prendre de risque, les talibans ayant mis en place des checkpoints à chaque frontière de quartier. Ils se promènent tous les deux au cimetière de Dasht-e-Barchi, située sur une colline qui surplombe Kaboul, lieu symbolique pour la communauté que l’on nomme « la colline des martyrs » en raison des Hazaras victimes d’attentats qui y sont enterrés. Durant ces excursions, Shahram est interloqué par les longs cortèges de mendiants hagards qui défilent dans les rues, la disparition criante des femmes au sein de l’espace public, qui réapparaissent à une occasion spécifique, lors de la nuit sainte du vendredi, lorsque des dizaines d’entre elles accompagnées de leurs enfants vont se blottir sous les enseignes des boulangeries pour quémander un petit pain à 10 afghanis l’unité. Ils traversent les anciens quartiers riches qui n’ont pas été épargnés. Shahram constate leur dégradation et leurs rues devenues aussi insalubres que ne l’est le reste de la ville. Ici vivaient notamment des haut-gradés l’armée, l’élite exilée à travers le monde suite à l’arrivée des talibans, et qui travaillait autour de Ashraf Ghani Ahmadzai, l’ancien président de la république islamique d’Afghanistan entre 2014 et 2021. Dans leur fuite précipitée, emportant avec eux leurs capitaux, ils ont souvent laissé les clefs à des familles de domestiques chargées de garder un œil sur leur propriété en échange du toit laissé à titre gracieux.

   Le reste du temps, Noor l’invite chez elle. Ensemble ils boivent le çay, occupent leur temps avec des jeux et de longues discussions pour s’apprivoiser. Ils se confient leurs projets mutuels. Shahram détaille les raisons de sa venue, le déroulement des procédures pour rapatrier sa famille. Lorsque Noor lui demande quand elle pourrait le rejoindre en France à son tour, Shahram, malgré son désir, ne peut rien promettre. Il faut procéder par étapes et faire preuve de patience : impossible de la faire venir tout de suite, car sinon elle serait prioritaire sur la venue de sa mère et sa sœur. En son absence, elle aurait à faire les démarches de son côté pour l’obtention d’un passeport avec l’aide de son frère. Ensuite, le couple envisage d’aller voyager en Iran pour bénéficier d’une attestation officielle de mariage, document qui faciliterait le rapatriement de Noor. Un silence emplit la pièce. L’incertitude, les planifications confuses et lointaines semblent façonner un rêve précaire qu’il est difficile de matérialiser. Alors, pour ne pas attendre indéfiniment sans agir, Shahram propose à Noor de participer à des cours de français aux côtés de sa sœur, qu’il financera. En effet, si les écoles publiques ont été interdites par les talibans, certaines personnes munies d’un capital louent leur appartement et engagent des professeurs qui dispensent des classes privées. Ces cours restreints permettent l’accès à l’éducation à certaines femmes « privilégiées », car cela implique des moyens et une logistique complexe. En plus de devoir réunir des sommes importantes, de trouver des espaces sûrs qui ne soient pas gangrénés par les indicateurs des talibans, les étudiantes doivent être accompagnées par un homme proche de la famille. C’est le beau-frère de Shahram qui, 6 jours sur 7, accompagnent les deux élèves pour l’heure de classe quotidienne.

   Durant son séjour, Shahram prend part à une fête religieuse très populaire dans la communauté chiite, la célébration du Muharram, premier mois du calendrier musulman. Cette année, le premier jour de ce mois coïncidait au 19 juillet 2023, mais les festivités seront vite réprimées. Selon la tradition, des processions se tiennent pendant 30 jours durant lesquelles les gens sortent dans la rue, effectuent des pèlerinages et des manifestations publiques. Le 10ème jour, date de l’Achoura, le jour où Moïse fut sauvé par Allah des troupes du Pharaon, Shahram sort avec de nombreux chiites pour une procession de 10 kilomètres censée les mener à un édifice religieux. Au matin déjà, un mauvais présage : le réseau est coupé, impossible de passer des appels. Les autorités talibanes avaient prévu d’interrompre le défilé. Des jeeps munies de gyrophares chargent la foule. Le cortège est dispersé. Shahram apprend ce jour-là qu’au district de Dasht-e-Barchi, 3 personnes ont été tuées par arme à feu, tandis que des échos annoncent également la mort de deux Hazaras dans la province de l’Est de Ghazni. Un imam chiite qui avait osé réagir lors d’un prêche est arrêté et torturé par les talibans avec son fils. À la suite de ces attaques, la commémoration du Muharram a été cantonnée aux enceintes privées des adeptes pour ne plus éveiller l’attention des autorités. La terreur plane toujours à l’encontre des Hazaras, particulièrement stigmatisés par le régime en place. Au district de Dasht-e-Barchi, les femmes redoublent de vigilance précise Shahram ; les talibans les convoitent, effectuant des descentes et des rapts de jeunes célibataires afin de les marier.   

   Enfin, Shahram redoute dans les années prochaines des conflits agraires qui vont s’accentuer, et qui s’additionnent avec des rivalités ethniques entretenues de longues dates. Lors de ses voyages à travers l’Afghanistan, il constate l’installation récente de Pachtounes venus du Pakistan notamment au Nord du pays, à l’embouchure du tunnel Salang, ainsi que les Kuchis qui continuent à s’approprier les terres des familles hazaras. Cette menace se cristallise dans une scène dont il est témoin : lorsqu’un jeune homme pachtoune s’approche d’un vieillard hazara, le moleste et l’humilie sous ses yeux, affirmant fièrement que désormais, cette terre lui appartient. Retenu à l’épaule par sa mère, Shahram serre les poings, sachant aussi que la moindre réaction le mènerait droit dans les geôles talibanes.

   Après deux mois et 5 jours, le 12 août, Shahram doit quitter l’Afghanistan. La séparation avec sa famille est douloureuse, et le jeune homme ne souhaite pas revenir sur les ultimes étreintes et les derniers mots échangés avec sa mère. Un bref instant, sans le lui confier, il envisage de rester près des femmes de sa vie, mais aussitôt, reprend ses esprits sachant qu’il leur serait plus utile en France, à œuvrer pour les exfiltrer de leur citadelle.

L’escale iranienne :

   Il passe un peu plus de 20 jours en Iran, à Delijan dans la province de Mazarki, chez son oncle qui lui promet que si un jour sa mère et sa sœur avaient la possibilité de venir en Iran, il les prendrait sous son aile. Aux premiers abords, il semble que l’usage de communications téléphoniques soit plus ardu en Iran qu’en Afghanistan. À l’aéroport, le téléphone est enregistré, un code est confié à l’utilisateur afin qu’il puisse se connecter à internet. Il est obligatoire de renouveler l’enregistrement tous les mois ou sinon le réseau s’interrompt. Seule la connexion WIFI continue alors à être en opérationnelle. La toile est fermement surveillée et beaucoup de sites sont limités ou interdits. Tous les Iraniens installent donc un VPN, sans quoi il est impossible d’utiliser Whatsapp et d’autres applications. La seule application de messagerie autorisée sans filtre, mais surveillée, est IMO.

   Ici aussi, la crise économique et sociale se fait sentir. Certes dans de moindres proportions qu’en Afghanistan, mais assez notables tout de même. Le chômage gagne du terrain, l’inflation est significative, et les salaires sont gelés. Shahram est interpellé par les femmes qui se promènent dans la rue cheveux détachés. Malgré les arrestations arbitraires et les potences, le mouvement Jina amorcé en réaction à la mort de Mahsa Amini le 16 juillet 2022 tuée par la police des mœurs, n’a pas pu être complètement muselé. Les femmes continuent à désobéir. Il constate qu’un vent de mécontentement souffle sur la population, critiquant de manière quasi unanime les mollahs. Mais il préfère rester sur ses gardes et ne pas se confier. Ses proches l’avertissent : un conducteur de taxi peut entamer une discussion qui, par de subtils détours, en vient à aborder l’ayatollah Khomeini, le coût de la vie, à sous-entendre une lassitude du régime. Il ne faut pas se laisser amadouer et feindre l’ignorance. Dans certains cas, si l’on baisse la garde, une voiture abritant la police des mœurs ou une unité de bassidjis peut alors surgir sur le côté, faire signe au conducteur de se garer, et embarquer le client qui avait la langue trop pendue. En un claquement de doigt, renchérit Shahram, « tu peux te retrouver en prison ».

   Enfin, ses cousins qui travaillaient pour l’ancienne armée régulière du gouvernement d’Ashraf Ghani sont allées en Iran lorsque les talibans sont arrivés au pouvoir. Ils affirment que le fils du commandant Massoud, Ahmad Massoud, qu’on surnomme « le lionceau », chef du Front National de résistance afghane, continue à recenser les hommes qui souhaiteraient renverser les talibans. L’un d’entre eux dit avoir participé à une formation, dans un lieu gardé secret sur une base en Iran, pour se préparer au combat. Au Panshir, la résistance armée continue sous formes de guérillas, et les talibans continuent à réprimer durement la population civile comme l’alertait Amnesty international le juin 8 dernier[2].  Shahram devait repartir le 22 août, mais désirant retourner voir son ami d’enfance du Sarjangal, il repousse la date de son départ au 28. Le 24, il rejoint Téhéran, où il retrouve cet ami avec lequel il se remémore leur passé commun, la pêche dans le fleuve, les steppes et les parties de football avec leur ballon de fortune.  Ensemble, ils effectuent différents pèlerinages dans des lieux chiites sacrés. Le 30 août, il parvient à rejoindre Paris.

   Aujourd’hui, Shahram mène toujours le combat pour préparer la venue de sa famille. Ses nuits sont brèves, tandis qu’il veille tardivement afin de pouvoir passer ses coups de fil à Kaboul où le soleil se lève à peine. Le timbre familier dissipe un court instant les doutes et lui permet de retrouver le sommeil. De son voyage, il a rapporté quelques stocks de safran d’Afghanistan qu’il a pour projet d’écouler dans les épiceries exotiques de Nantes. En attendant, il meuble l’appartement qui accueillera sa famille, effectue différentes missions dans des EPHAD, comme livreur de sushis dans des restaurants, tout en scrutant les missions intérims de soudure. Il a besoin de se remplumer pour continuer à envoyer des sommes au pays, et envisager une nouvelle excursion en Afghanistan qui risque d’être nécessaire afin de parachever les procédures. De son côté, sa sœur continue d’apprendre la langue française avec Noor dans les classes privées. Cette dernière est parvenue à trouver un emploi informel grâce à son frère qui travaille dans le textile. Tous les jours, elle se rend dans un atelier couture qui emploie une quinzaine de femmes au sein d’appartements dissimulés dans la banlieue de Kaboul. Shahram continue à prospecter à Paris et à Nantes entre différents organismes, s’adresse à des associations chrétiennes de solidarité, aux bureaux de l’OFII, à ceux de la Croix rouge, afin d’étudier les meilleures options de rapatriement. Tributaire des démarches de sa sœur pour obtenir le passeport, il évoque une situation inconfortable car le futur lui paraît indécis : « je ne sais pas où je dois aller, ce que je dois faire pour accélérer les choses ». Alors chaque chose en son temps : dans l’obscurité, il faut savoir progresser par étapes. Avant même de pouvoir rapatrier sa famille en France (objectif ardu mais atteignable sur le long-terme), l’impératif d’urgence reste à l’exfiltrer de l’Afghanistan devenue pour elle une prison à ciel ouvert. Une fois que sa cadette aura obtenu son titre de voyage, il s’agira de mettre à l’abri sa mère et sa sœur en Iran, chez son oncle, où elles seront en sécurité. Shahram fera le nécessaire pour demander les visas à l’ambassade de l’Iran, épaulé par des compatriotes réfugiés qui ont déjà effectué ces démarches. Et après ? Quel est le plan après ? Shahram, incertain mais déterminé conclut : « Je ne sais pas encore, vraiment… Mais nous verrons, et on va le faire, comme on l’a toujours fait » !

[1] « Même avec une selle, un âne reste un âne ! »

[2] https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/06/afghanistan-talibans-cruel-attacks-in-panjshir-province-amount-to-war-crime-of-collective-punishment-new-report/

Pour lire ou relire le récit d'exil de Shahram en trois épisodes :

Lien vers la première partie de l'article : Itinéraire d'un Hazara en exil : L'enfance au Sarjangal

Lien vers la seconde partie de l'article : Itinéraire d’un Hazara en exil : La route de la Méditerranée orientale

Lien vers la troisième partie de l'article : Itinéraire d'un Hazara en exil : le dédale européen

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.